logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

La CGT de Philippe Martinez au pied du mur

Décodages | publié le : 03.04.2016 | Emmanuelle Souffi

Image

La CGT de Philippe Martinez au pied du mur

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Un an et demi après le scandale Lepaon, la première centrale de France panse encore ses plaies. Le congrès de la mi-avril doit donner à Philippe Martinez une vraie légitimité.Mais la CGT manque toujours d’une ligne claire et souffre d’une organisation dépassée.

Dans son bureau de la Porte de Montreuil, Philippe Martinez tente de faire oublier son prédécesseur. Quand bien même le parquet témoigne encore du goût de Thierry Lepaon pour les belles choses. Cloué à l’entrée, un tableau orné de bacchantes façon pop art, offert par les enfants du secrétaire général, semble faire des pieds de nez aux remous et scandales que la centrale a vécus au cours des trois dernières années. Are you serious ? y est-il inscrit. La question est plutôt bien posée. Car, dans les ministères comme à la CFDT, le grand rival réformiste, on s’inquiète du virage très radical pris par la centrale, et de son splendide isolement sur la scène syndicale.

À la CGT, on a l’habitude de voir ressurgir les discours de lutte à la veille des congrès confédéraux. Une façon de ressouder les troupes à bon compte. Nul doute que l’organisation, qui a fêté ses 120 ans en 2015, y succombera, du 18 au 22 avril, lors de son 51e congrès à Marseille. La confédération cherchera aussi à s’y donner un cap clair, et une nouvelle direction en ordre de marche. Pas simple, tant les dissensions restent vives. La CGT aurait d’ailleurs pu choisir un lieu plus serein pour sa grand-messe : l’union départementale des Bouches-du-Rhône est en pleine tourmente. Symptomatique des conflits qui traversent l’organisation depuis le départ de Bernard Thibault, début 2013. Trois ans après, l’échec de sa succession reste un boulet qui la plombe. « Bernard a tout planté. Son entêtement à écarter Éric Aubin qui avait le soutien des organisations reste encore aujourd’hui totalement incompréhensible », affirme un membre de la commission exécutive (CE), l’instance de direction de la centrale.

À Marseille, Philippe Martinez devrait enfin asseoir sa légitimité dans les urnes, celle qui lui manque depuis son intronisation voilà quatorze mois. Car, comme le souligne une proche, « Thierry Lepaon et Philippe Martinez ont un point commun : ils se sont autodéclarés et ont été élus par défaut ». Le technicien de Renault a dû s’y reprendre à deux fois pour emporter le secrétariat général en février 2015. Ça partait mal ! Même avec un bureau confédéral à sa botte, impossible de réconcilier une CGT totalement morcelée, sans aucune ligne directrice claire. « Sous Lepaon, on a laissé les rubans flotter, explique une membre de la CE. Martinez, lui, a réaffirmé le principe d’un syndicalisme de lutte des classes, ce qui était plutôt rassurant. »

« Approche idéologique ».

De fait, l’ancien meneur de Vilvorde ne fait ni dans la dentelle ni dans l’originalité. Il a lui aussi succombé aux journées de mobilisation plus ou moins fourre-tout, histoire d’occuper le terrain. Au risque de multiplier les flops, comme en octobre 2015 sur les salaires. « On est dans la confédéralisation des luttes. Il gère la CGT comme dans les années 1980 ! » poursuit cette membre de la CE. Le secrétaire général a radicalisé le discours maison. Il a boycotté la conférence sociale et on ne l’entend jamais formuler la moindre proposition réaliste. En revanche, il donne de la voix pour défendre les syndicalistes d’Air France après l’agression du DRH ou ceux de Goodyear condamnés pour séquestration. Le choix de Fabrice Angéi, nouvel homme fort, pour porter la voix de la CGT contre le projet de loi El Khomri et lors des auditions de la commission Combrexelle, a ainsi surpris ses membres. « Envoyer quelqu’un qui a fait toute sa carrière dans le service public pour parler Code du travail témoigne d’une approche idéologique des choses », pointe un expert.

Avec la CFDT, le divorce est total et les relations bilatérales inexistantes. Quand la première, proche du Parti socialiste, joue la carte du dialogue et de la réforme, la CGT se pose en irréductible opposante du gouvernement et du chef de l’État. Quand bien même elle avait appelé à voter François Hollande en 2012 pour faire barrage à Nicolas Sarkozy. « L’objectif de la CGT n’est pas de faire avancer les dossiers mais de prouver que le gouvernement est incompétent en capitalisant sur les mécontents », analyse un expert du social.

Coiffée au poteau.

Cette politique du poing sur la table ne donne, de surcroît, pas vraiment les résultats escomptés. La genèse de la mobilisation sur la réforme El Khomri le démontre. Comme les autres centrales, la CGT est apparue à la remorque du mouvement citoyen qui a inondé la Toile. Non-signataire de la pétition lancée par la socialiste Caroline De Haas – car prétendument « trop politique » –, la confédération a rappelé à l’ordre ceux qui l’avaient soutenue, telle Sophie Binet, numéro deux de la CGT des cadres. Pis, la déclaration intersyndicale du 23 février a été vécue en interne comme beaucoup trop timorée.

Pour arracher la signature de la CFDT, la CGT n’a, dans un premier temps, pas exigé le retrait du texte mais juste celui de certaines dispositions comme la barémisation des indemnités prud’homales. « On a reçu plus de 2 000 coups de fil furieux de militants ! » relève un permanent. Le lendemain, face à la bronca, Philippe Martinez hausse le ton et annonce une manifestation le 31 mars. Quinze jours avant le congrès, le calcul est clair. Mais entre-temps, les organisations de jeunes appelaient à la grève dès le 9 mars, la coiffant au poteau… « La radicalité doit s’exprimer dans les faits et pas dans les mots, sinon elle reste de façade », tacle un dirigeant de fédération.

Depuis sa coupure avec le Parti communiste, au tournant du siècle, la centrale ne sait plus sur quel pied danser. Tout était finalement plus simple quand la Place du Colonel-Fabien nommait le numéro un et dictait les revendications. Avec Louis Viannet et Bernard Thibault, elle s’est affranchie. Plus pragmatique, elle a aussi versé dans un certain réformisme, mais sans jamais l’afficher. « La CGT avait une colonne vertébrale en étant proche du PC. Après avoir coupé les liens, elle ne s’est pas dotée d’un logiciel propre et solide », observe Stéphane Sirot, spécialiste du syndicalisme et des relations sociales à l’université de Cergy-Pontoise.

La composition du bureau confédéral, garde rapprochée du secrétaire général, lui-même ancien communiste, est révélatrice. Les membres du PC (Pascal Joly) ou proches du Front de gauche (Gisèle Vidallet, Fabrice Angéi) côtoient des partisans plus affirmés du dialogue telle Virginie Gensel-Imbrecht. La directrice de cabinet, Elsa Conseil, milite, elle, au Nouveau Parti anticapitaliste. Par ailleurs, la confédération peine à coller au profil du salariat du XXIe siècle. Quoique déclinants, les bastions du secteur public empêchent toujours la centrale de prendre à bras-le-corps les préoccupations des travailleurs du secteur privé. Et ils contribuent à porter des revendications éloignées de leurs attentes, tel le passage aux 32 heures de travail hebdomadaires. Pas franchement dans l’ère du temps ! La maison a pourtant bien conscience de ses faiblesses, et depuis longtemps. « La CGT ne rayonne que sur 25 % du salariat », souligne ainsi le document d’orientation qui sera débattu à Marseille. Sauf que, en dehors des discours, rien ne bouge.

Querelles de personnes.

Entre opposition systématique et pragmatisme critique, il va pourtant bien falloir trancher un jour. Mais le document d’orientation, véritable feuille de route cégétiste pour les années à venir, a été pesé mot à mot pour ne pas prêter le flanc aux polémiques. Résultat, il paraît déjà trop lisse aux militants, qui ne manqueront pas de l’amender. En fait, depuis des mois, ce sont les querelles de personnes qui ont remplacé les débats d’idées. Maurad Rhabi, Sophie Binet, Mohammed Oussedik… Les tenants de la ligne réformiste ont été écartés. À l’exception d’Éric Aubin, qui n’est pourtant pas en odeur de sainteté dans le clan Martinez et a été évincé du Conseil économique, social et environnemental. Il lui revient de conduire la négociation sur l’assurance chômage, après avoir mené l’an dernier celle sur les retraites complémentaires.

Un choix qui permet à Philippe Martinez d’afficher des signes de réconciliation, mais sans convaincre. En continuant le grand ménage lancé par son prédécesseur, le numéro un s’est en effet privé de compétences capitales pour mener des négociations de plus en plus techniques, où la voix de la CGT est devenue inaudible. « Quand allons-nous faire monter des gens qui ne se contentent pas de formules revendicatives ? Il faut cesser de gouverner la CGT en copinage ! » clame un proche du bureau confédéral.

Dans le paquebot, le poids des couples qui font la pluie et le beau temps à Montreuil (Virginie Gensel/Frédéric Imbrecht, Philippe Detrez/Agnès Le Bot, Jean-François Naton/Agnès Naton, Philippe Martinez/Nathalie Gamiochipi) pose aussi question. Même si les militants ne s’en laissent pas toujours conter, comme l’a montré le limogeage, en mars 2015, de Nathalie Gamiochipi de la tête de la Fédération de la santé après qu’elle a soutenu la candidature de son compagnon, sans tenir compte du mandat donné par ses instances. « C’est symptomatique d’un syndicalisme qui tourne sur lui-même, en vase clos, note Stéphane Sirot. Sous Bernard Thibault, le pouvoir s’est présidentialisé, les baronnies, les manœuvres de couloir se sont multipliées. » Et n’ont pas cessé depuis. Malgré le recrutement d’une directrice de la communication, controversée, l’immeuble de la « conf » s’est transformé en bunker où même les journalistes les plus habitués ont du mal à pénétrer. Tous ceux qui parlent s’expriment en off par peur des représailles. « On est devenus paranos », déplore un dirigeant historique.

Coupée de la base.

Ces clivages mortifères, l’ex-patron de la Fédération des métaux les reconnaît. « La logique de blocs, de tendances, d’écuries ne peut pas être la logique de la CGT », écrit-il dans son rapport d’activité. Il déplore aussi l’institutionnalisation de la centrale, qui s’est coupée de sa base militante. Comme un mea-culpa. Pour élaborer le document d’orientation, le Francilien a sillonné les territoires. Plus de 2 000 syndicats ont été visités. « Faire parler les salariés, c’est l’avenir du syndicalisme. On a besoin de les mobiliser sur des propositions, pas uniquement sur de la contestation », plaide Corinne Versigny, patronne de l’union départementale de Gironde.

Menacée de passer derrière la CFDT lors de la prochaine mesure d’audience en 2017, la CGT n’a pas d’autre choix que d’enclencher les réformes qu’elle n’a eu de cesse de repousser. Notamment celle des fédérations et des unions locales, dont les découpages ne correspondent plus à la réalité du salariat. « Nous ne nous sommes pas donné les moyens de mettre en œuvre les orientations du congrès. Nous n’en avons pas fait une priorité et n’avons pas mis à contribution des dirigeants reconnus dans l’organisation pour faire avancer des sujets délicats », tranche Daniel Sanchez, ancien numéro un de la Métallurgie et proche de Philippe Martinez. Certains redoutent que, pour durer, ce dernier opte pour la tranquillité plutôt que pour l’audace. Or changer la CGT suppose du courage…

Repères

676 623

C’est le nombre d’adhérents revendiqués en 2014, en baisse de 1,79 %.

50 %

des militants ont plus de 50 ans.

30,62 %

C’est le poids relatif de la CGT au niveau interprofessionnel. La CFDT (29,74 %) pourrait la dépasser en mars 2017.

Sources : CGT, DGT.

“Les experts, ce sont les travailleurs”

La crise Lepaon est-elle terminée ?

Nous avons traversé une crise inédite. Notre organisation a 120 ans, elle évolue en permanence. Nous arrivons au moment charnière où il faut des mises en œuvre concrètes, où nous devons faire ce que nous disons. La CGT doit être plus visible en termes de propositions et d’alternatives aux projets du Medef. C’est ce que nous faisons avec les campagnes sur les 32 heures, le Code du travail, la relance de la sécurité sociale professionnelle. Contestation et propositions… on a besoin des deux pieds pour avancer.

Cette crise a-t-elle entraîné une chute des adhésions ?

Contrairement à ce que certains disent, nous avons gagné 45 000 adhérents en 2014, autant qu’en 2013. Un sur deux est une femme, 37 % ont moins de 35 ans. Notre difficulté, c’est de les garder.

Vous pointez le risque d’institutionnalisation de la CGT…

Patronat et gouvernement veulent nous imposer un syndicalisme d’expertise pour réfléchir entre gens de bonne compagnie sur ce qui est bien ou pas pour le monde du travail. Nous croulons sous les réunions et négociations qui nous déconnectent des réalités. La concertation, c’est bien. Mais où va-t-on chercher nos idées pour construire nos revendications ? Les experts, ce sont les travailleurs. Si on ne les rencontre pas, on est hors-sol. En quatorze mois, j’ai fait deux déplacements par semaine et visité plus de 2 000 syndicats. J’ai vu une CGT combative, pas morose.

Allez-vous enfin mener la réforme des fédérations qui tarde tant ?

Il n’y a plus de modèle unique pour s’adresser au salariat, qui a vu exploser la sous-traitance, les autoentrepreneurs, les free-lances. Mais 60 % de nos adhérents travaillent dans des entreprises de plus de 500 salariés. Or le modèle CDI-grandes entreprises ne correspond plus à la réalité. Nos structures doivent mieux y coller, être présentes là où sont les salariés via des syndicats de site. On réfléchit à la création d’une carte syndicale permanente, à la syndicalisation des autoentrepreneurs, des aides à domicile. La CGT doit défendre le salariat sous toutes ses formes.

Vous parlez de « repolitiser » la CGT…

La politique, c’est s’occuper des citoyens, de la vie de la cité. Quand la CGT dit qu’il faut des moyens pour le service public, elle fait de la politique. Quand elle dénonce le coût du capital, pareil. C’est un joli mot dévoyé par les partis et la classe dirigeante. Mais la CGT sera toujours indépendante. Que ce soit du PS, du Front de gauche ou du PC.

Propos recueillis par Emmanuelle Souffi

Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi