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Un outil ambitieux, des effets incertains

Dossier | publié le : 03.03.2016 | Nicolas Lagrange

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Un outil ambitieux, des effets incertains

Crédit photo Nicolas Lagrange

Après moult hésitations, le compte pénibilité prend forme. Avancée sociale pour les uns, mesure anticompétitivité pour les autres, le dispositif ne favorisera pas forcément la prévention. Et son avenir reste encore flou.

Premières déclarations de salariés exposés fin janvier, premiers points attribués par les caisses (Cnav, Carsat, MSA) dès à présent… le compte personnel de prévention de la pénibilité, dit C3P, n’est plus théorique pour les travailleurs hexagonaux. Il devrait même concerner très directement plusieurs millions d’actifs exposés à un ou plusieurs facteurs de pénibilité, dont l’espérance de vie peut parfois être amputée de plusieurs années.

Le dispositif a été complété et finalisé fin 2015, avec la parution des décrets sur les six facteurs de pénibilité applicables en 2016, qui s’ajoutent aux quatre premiers déjà entrés en vigueur l’an dernier. « Une erreur économique historique », selon le Medef, qui dénonce très fermement la publication de ces ultimes textes. « Les décrets étaient initialement prévus en septembre. Il s’agit de pouvoir appliquer enfin la loi votée par le Parlement », rétorque Hervé Garnier, secrétaire national de la CFDT.

De fait, le C3P revient de loin ! En 2003, la loi Fillon sur les retraites allonge la durée de cotisation mais prévoit une négociation entre partenaires sociaux pour prendre en compte la pénibilité. Les discussions, ouvertes en mars 2005, butent rapidement sur la question des départs anticipés. Elles sont suspendues en mars 2006, redémarrent en avril 2007 avant d’échouer en juillet 2008. La réforme de 2010, qui relève l’âge légal de départ à la retraite à 62 ans, prévoit bien un départ à 60 ans pour pénibilité, mais le conditionne à la reconnaissance d’un taux d’invalidité.

Résultat : 6 000 bénéficiaires seulement à l’automne 2013, au moment où les parlementaires examinent une nouvelle réforme. Cette fois, le texte va plus loin, en instituant un compte pénibilité concernant potentiellement 20 à 25 % des salariés du privé.

Mais le C3P n’est pas au bout de ses peines. La contestation patronale grandit au fur et à mesure que se précisent ses modalités… et que se dévoile sa complexité. La pénibilité devient alors le cheval de Troie du Medef et de la CGPME contre l’hyperadministration. Du coup, le dispositif subit un sérieux toilettage, sur la base des rapports De Virville (juin 2014) et Sirugue-Huot-De Virville (mai 2015). Mise en œuvre du dispositif en deux temps (2015 et 2016), comptage annuel – et non plus mensuel – des points, report supplémentaire de six mois pour six facteurs, disparition des fiches individuelles d’exposition, promotion des référentiels de branche… la loi Rebsamen du 17 août 2015 allège sans conteste le C3P. D’autant plus qu’elle est suivie de quatre mois de concertation avec les professionnels, qui permettent d’amender les décrets d’application.

Désormais, l’heure est à la mise en œuvre et le temps presse. Si la plupart des grandes entreprises ont déjà leur propre système d’évaluation, les branches professionnelles sont (très) en retard dans l’élaboration d’un référentiel, à quelques rares exceptions près. Un document pourtant conçu comme un kit prêt à l’emploi, de nature à sécuriser juridiquement les PME, pour le moins démunies. « L’entreprise qui l’utilise sera considérée comme ayant appliqué de bonne foi le dispositif, précise Sébastien Millet, associé spécialiste du cabinet Ellipse Avocats. Le nouveau cadre inverse la charge de la preuve en la faisant peser sur le salarié. L’employeur ne pourra se voir appliquer de pénalités en cas de déclaration d’expositions sur la base du référentiel ou d’un accord de branche. »

Conséquence prévisible, un contentieux plus fermé et potentiellement moins coûteux, qui devrait se jouer non pas devant les prud’hommes, mais au tribunal des affaires de sécurité sociale. « Par exemple sur la question des points attribués ou sur le terrain de la faute inexcusable, si un salarié polyexposé lie la survenance d’une maladie professionnelle à l’absence de mesures de prévention », détaille Sébastien Millet.

Nouvelles questions

La prévention, c’est précisément l’autre finalité du C3P, à côté de la compensation. Mais tout va dépendre de l’état d’esprit avec lequel les entreprises vont appliquer les nouvelles règles. « En principe, l’entreprise doit être amenée à se poser des questions qu’elle n’aurait pas forcément formulées, sur les modes de production, l’organisation du travail, la polyvalence ou l’évolution des parcours professionnels, analyse Hervé Lanouzière, directeur général de l’Anact et auteur d’un rapport sur le travail répétitif. Un questionnement qui existe rarement, actuellement, avec le document unique d’évaluation des risques. » D’autant plus que seule une minorité de PME ont mis en place ce fameux DUER. Et leur proportion diminue avec la taille de l’entreprise, selon une étude de la Dares de septembre 2013. « Il est souvent considéré comme un document administratif, alors qu’il peut être la colonne vertébrale d’une démarche managériale, observe Yannick Jarlaud, directeur au sein d’Ayming HR Performance (ex-Alma CG). La pénibilité peut utilement être intégrée au DUER, qui constituerait au final un seul document à élaborer et à actualiser, en impliquant tous les acteurs dans les actions de prévention. »

Si les employeurs ne se précipitent pas sur les questions de prévention, les syndicats restent eux aussi ambivalents. Bien sûr, ils se positionnent sur les questions de santé au travail, mais ils demeurent au moins tout aussi attachés aux dispositifs de réparation, qui font recette auprès des travailleurs. « Oui aux mesures de prévention partout où c’est possible, approuve Mohammed Oussedik, responsable confédéral CGT chargé de l’économie. Mais nous souhaitons aussi négocier dans les entreprises des mesures complémentaires de fin de carrière, avec des systèmes de tutorat, de temps partiel et de départ anticipé spécifique, qui viendraient s’ajouter au C3P. Car la fin des préretraites a provoqué l’explosion du nombre de ruptures conventionnelles chez les seniors. »

Focalisation sur les seuils

Pour l’instant, le dialogue social dans les branches et les entreprises est le grand absent du dossier pénibilité. Une lacune criante. « Cette situation arrange probablement certaines fédérations patronales et certains syndicats qui ne veulent pas s’engager, note Hervé Garnier pour la CFDT. Attention à ne pas déboucher sur des dispositifs inacceptables pour les salariés. » Expliquer à certains travailleurs qu’ils ne sont pas exposés à la pénibilité alors qu’ils ont la conviction contraire risque en effet d’être compliqué à gérer pour les employeurs sans l’implication des syndicats. Surtout si se joue derrière la possibilité d’un départ en retraite anticipé.

Autre écueil : une gestion des entreprises uniquement focalisée sur les seuils d’exposition, pour réduire le montant des cotisations dues. « Il serait contre-productif de se contenter de mesures de protection individuelle pour descendre sous les seuils, prévient Hervé Lanouzière. Ou de s’en tenir à changer de poste un salarié qui va atteindre le nombre d’heures minimal pour être considéré comme exposé. Ou encore de délaisser toutes les mesures de prévention qui n’ont pas un effet direct sur l’exposition aux seuils. »

Une dernière incertitude, plus politique celle-là, porte sur la pérennité du dispositif. Pariant sur un changement de majorité en 2017, de nombreux dirigeants sont tentés par l’inertie. « Nous n’avons aucune volonté, pour notre part, de mettre les chefs d’entreprise hors la loi, assure pourtant François Asselin, président de la CGPME. Les PME doivent se rapprocher de leurs branches. Mais certains décrets sont inapplicables ou irréalistes. Et comme le compte pénibilité reste anticompétitif, nous souhaitons un changement de dispositif. » Au patronat, on place actuellement ses espoirs dans la mission de suivi du dispositif, tout récemment constituée. Difficile pourtant d’imaginer demain un retour en arrière, alors que les salariés sont progressivement crédités de leurs premiers points. À moins, peut-être, de mettre en avant le niveau du chômage pour justifier certaines mesures drastiques…

Michel de Virville, chargé par le Premier ministre d’une mission de simplification de l’application du compte pénibilité.
“Pour une majorité de facteurs les techniques de mesure sont identifiées”

L’évaluation de la pénibilité est-elle réaliste pour les PME ?

La mission de facilitation que j’ai menée dès fin 2013, le rapport conjoint remis avec Christophe Sirugue et Gérard Huot en mai 2015 et les multiples allers-retours avec les branches professionnelles ont considérablement amélioré et simplifié le dispositif. Notamment avec la possibilité donnée aux entreprises d’appliquer un référentiel de branche sans avoir à effectuer de diagnostics individuels. Ou avec les précisions apportées sur certains facteurs de pénibilité, comme le bruit. Pour une majorité de facteurs, les instruments ou les techniques de mesure sont identifiés et immédiatement applicables.

Les arrêtés de décembre 2015 sur les produits chimiques ne sont-ils pas d’une incroyable complexité et sujets à interprétation ?

Les arrêtés sont des textes juridiques et non pas pédagogiques, nécessitant un décryptage qui peut notamment être fourni par les branches. Au final, le système proposé pour les produits chimiques est efficace, car il n’exige pas que les entreprises procèdent à des mesures physiques. Les arrêtés retenus ressemblent beaucoup aux projets qui ont circulé dès juillet 2014, tout en intégrant plusieurs suggestions formulées par les professionnels. Globalement, les risques liés à l’exposition aux produits chimiques sont particulièrement sensibles pour les salariés et les entreprises : ils font écho au dossier de l’amiante.

Qu’apporte la nouvelle réglementation ?

L’évaluation de la pénibilité, telle qu’elle est prévue, devrait mettre davantage en évidence les mesures de prévention envisageables, pour soustraire les salariés aux seuils d’exposition ou pour mieux les sensibiliser aux risques. Par exemple par le biais de formations aux postures pour le port de charges lourdes. La mise en œuvre du dispositif devrait aussi inciter plus d’entreprises à s’intéresser au document unique d’évaluation des risques. Au niveau des branches, la pénibilité et la prévention peuvent également constituer un nouveau champ d’intervention, en lien avec les acteurs de la prévoyance.

Propos recueillis par N. L.

Un C3P plafonné à 100 points

Un salarié exposé à un facteur de pénibilité acquiert 1 point par trimestre (2 points s’il est exposé à plusieurs facteurs). Au bout de quinze ans, il aura acquis 60 points. Les 20 premiers sont obligatoirement consacrés à de la formation (500 heures). Pour les 40 autres, il aura le choix entre se former, passer à mi-temps durant un an en étant payé à temps plein, ou partir en retraite avec un an d’avance. Pour les salariés ayant plus de 58,5 ans au 1er janvier 2015, les points sont doublés. Le C3P est plafonné à 100 points.

Auteur

  • Nicolas Lagrange