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Quand les écrivains parlent du travail

Décodages | publié le : 03.03.2016 | Anne Fairise

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Quand les écrivains parlent du travail

Crédit photo Anne Fairise

L’entreprise et le travail jouent un rôle encore mineur dans la littérature française. Mais de plus en plus d’auteurs s’en emparent. Sous leurs plumes, la vie au bureau ou à l’usine est rarement source d’épanouissement. Ni de réalisation de soi.

Évident ! Quand Stéphanie Dupays, haut fonctionnaire à l’Igas, a décidé d’écrire son premier roman, elle n’a pas hésité sur le sujet, « agacée » par l’air du temps. Autour d’elle, trop de conversations racontant le travail, trop de moments de l’existence décrits avec les mots de l’entreprise et du marché. Dans Brillante, sorti au Mercure de France en janvier, elle donne chair à une executive woman qui « capitalise », « optimise », soigne son « relationnel » en toutes circonstances. Enferrée dans le culte de la performance, avide de reconnaissance. Jusqu’à ce qu’elle soit placardisée et s’effondre, incapable de se définir autrement que par son identité professionnelle. « Le travail a grignoté tous les territoires de la subjectivité », résume l’auteure, qui a documenté sa plume en interrogeant des cadres de grandes entreprises.

Frédéric Viguier, lui, n’aura pas eu besoin de se renseigner. Son expérience de cadre dans la grande distribution a alimenté le succès de Ressources inhumaines (Albin Michel), deux fois réimprimé déjà depuis août, à 14 000 exemplaires. D’une écriture minimaliste, cet entrepreneur nîmois y raconte la vie d’un hypermarché avec ses rapports hiérarchiques, disciplinaires, de subordination, bref la violence du management et des salariés qui s’en emparent autant qu’ils les subissent. Comme son héroïne, sans nom, qu’on pense d’abord ambitieuse sans scrupules avant de comprendre qu’elle s’accroche à son rôle comme à une bouée. Plus facile d’apparaître méchante, manipulatrice, qu’insignifiante ! Enfermement, soumission volontaire, perte de sens, souffrance morale ou éthique… Les maux des salariés du tertiaire face au travail, son trop-plein ou son absence, ont la part belle ces derniers temps sur les étals des libraires. Les livres finalistes du 7e Prix du roman d’entreprise et du travail, dont Liaisons sociales magazine est partenaire, l’expriment pour partie. À l’image de Sommer, l’addict au travail, au smartphone, au café, mis en scène par le journaliste Alexandre Lacroix (L’homme qui aimait trop travailler, Flammarion), ou du cadre bancaire de Michel Goussu qui part en burn out face aux procédures ubuesques d’une hiérarchie dépassée (Le poisson pourrit par la tête, Le Castor astral).

Mais tout n’est pas que souffrance. On n’a pas encore baissé la tête chez Isabelle Stibbe qui met en scène le combat de trois hommes pour empêcher la fermeture d’un haut-fourneau (les Maîtres du printemps, Serge Safran). Et Slimane Kader fait plus hurler de rire que renifler lorsqu’il raconte sa vie de damné de la mer sur un paquebot de luxe (Avec vue sous la mer, Allary). Celle d’un « joker », taillable et corvéable à merci, qui se tape les boulots les plus sales et les plus grotesques mais sans jamais s’y perdre. On lui tend un rouleau de papier pour essuyer le sol ? Maousse ! « Si je taffe avec du Sopalin plutôt qu’avec une raclette, j’élargis mes compétences », raconte l’écrivain du 9-3 qui saura déjouer sadisme et pièges et monter dans la hiérarchie.

Courant vivace

Ce regard ironique et distancié fait écho à celui d’Armand Patrick Gbaka-Brédé dans Debout-Payé (Le Nouvel Attila). Un joli succès d’édition pour ce livre finaliste du Prix l’an dernier, qui s’est vendu à 48 000 exemplaires. Pourtant, l’Ivoirien y raconte la condition de vigile qu’il a connue, après son père et son grand-père. Un job réservé aux Noirs. Où ils y vérifient la « théorie de l’altitude relative au coccyx » : « Dans un travail, plus le coccyx est éloigné de l’assise d’une chaise, moins le salaire est important. » Où ils « restent debout à regarder jouer les autres », nous, les consommateurs, savamment croqués dans les aphorismes acides qui constituent la moitié du livre.

On ne dira jamais trop la diversité des romans qui narrent le travail ou l’entreprise. Elle reflète la profusion d’intentions – du récit-témoignage objectif à la pure création littéraire – et la variété des plumes. Même si les témoins de l’intérieur, ou anciens témoins, se taillent la part du lion, leur vécu inspirant de premiers livres. Chose certaine, depuis les années 2000, le courant est vivace. Même s’il reste très anecdotique au regard des milliers d’ouvrages publiés chaque année dans l’Hexagone. Pour sa thèse sur le roman d’entreprise, soutenue en décembre, Aurore Labadie a tenu le décompte, et dénombré à peine 150 romans en trente ans, de 1982 à 2012. « 90 % ont été publiés depuis le tournant du XXIe siècle », explique-t-elle.

Ceux-ci sont un véritable miroir des mutations du monde de l’entreprise et des rapports au travail. Qu’ils narrent la fin de l’âge industriel et les résistances collectives, avec un François Bon racontant en 2004 la lutte d’ouvrières mises au chômage à la suite de la délocalisation de leur usine (Daewoo, Fayard). Qu’ils mettent en scène la fragmentation du salariat, à travers la figure de l’intérimaire ou du sous-traitant du nucléaire envoyé sur les missions les plus dangereuses (la Centrale, d’Élisabeth Filhol, POL, 2010). Aujourd’hui, place est donnée aux tourments des salariés, précarisés ou exclus de l’emploi.

Symptomatique, l’évolution de Gérard Mordillat, fils d’ouvrier et auteur engagé, pour qui « la seule façon d’être écrivain, c’est d’affronter le réel ». Lui qui racontait, il y a onze ans, dans un opus de 660 pages, l’ultime combat d’ouvriers face à la mort de leur usine (les Vivants et les Morts, Calmann-Lévy, 2005) s’attache désormais aux solidarités liant les sans-grade. Sorte de Thelma et Louise des banlieues, Xenia (Calmann-Lévy, 2014) raconte l’entraide entre une mère célibataire, faisant des ménages, et son amie caissière menacée de licenciement.

Roman social

« Il ne s’agit pas d’écrire un monde qui a renoncé aux possibilités de la lutte sociale mais un monde qui en ignore les possibilités », explique l’écrivain, l’un des rares à clamer que la littérature est un moyen de dire et tenter de changer le monde. Mais ne lui parlez pas de roman sur le travail ou de roman social ! « Est-ce qu’on dit que Jean d’Ormesson écrit des romans bourgeois et Michel Houellebecq, des romans petits-bourgeois ? » tempête-t-il. Surtout, l’étiquette stigmatise. « Dès qu’on parle du monde du travail, les commentateurs vous poussent en dehors de la création littéraire. Ce n’en est plus », déplore Gérard Mordillat.

« Le thème du travail convient à l’approche romanesque, au sens d’étude des mœurs. Mais pour s’en emparer, il faut s’y connaître ou se documenter sérieusement », commente Thierry Beinstingel, conseiller en mobilité dans un service RH chez Orange et auteur reconnu d’une dizaine de romans (chez Fayard), pour l’essentiel consacrés au travail. Qu’il relate la semaine d’un intérimaire rangeant des éléments dans un hangar (Composants, 2002), interroge le contenu des CV (CV Roman, 2007), raconte la désorientation d’un téléopérateur qui se voit imposer un langage standardisé (Retour aux mots sauvages, 2010).

De quoi expliquer qu’aussi peu d’écrivains s’intéressent au sujet ? « Pour beaucoup de romanciers actuels, l’écriture du travail relève de l’héritage de Zola ou de Balzac. Or ils veulent se différencier du roman réaliste du XIXe siècle, associé à une représentation naïve du réel », commente Romain Lancrey-Javal, professeur agrégé de lettres modernes et auteur d’un livre sur le thème du travail dans la littérature. La sociologie des écrivains apporte une autre réponse. Portrait type de l’auteur ? Plutôt un homme, diplômé et issu de la classe moyenne supérieure, comme l’a révélé Bernard Lahire, qui a interrogé 550 écrivains. Si les deux tiers travaillent, ils le font surtout dans les professions de l’écrit. Autant dire que les enseignants, journalistes et salariés de l’édition constituent l’essentiel des noms portés sur les jaquettes et les couvertures. Des métiers, par définition éloignés du quotidien de l’entreprise, qui nourrissent des fictions, souvent jugées autocentrées ou nombrilistes.

Raconter la réalité

Mais, de plus en plus, des plumes connues poussent les portes d’entreprises et vont sur le terrain, ramasser du réel, écouter et observer, à l’invitation de jeunes maisons d’édition. Sans revenir forcément avec un roman. « Inventez une manière inédite de parler de la société », voilà ce que leur demandent, depuis deux ans, les fondateurs des éditions Plein Jour, Sibylle Grimbert et Florent Georgesco. « Une romancière lassée de l’écriture romanesque et un chroniqueur littéraire, de l’écriture journalistique », comme ils se présentent en souriant. Deux passionnés de mots qui ambitionnent d’« aider la société à se regarder en face » en multipliant les formes d’écriture, entre chronique, reportage, essai, restitution de paroles… « La réalité a besoin qu’on la raconte différemment et la littérature, de prendre de la vitalité et de sortir de la désincarnation », note Florent Georgesco.

Pour eux, le romancier Sylvain Pattieu a côtoyé six mois durant les ouvriers de PSA à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), de l’annonce de la fermeture à la confirmation du plan social (Avant de disparaître). Il a plongé dans le mouvement social agitant un petit salon de beauté (Beauté parade). Le syndicaliste CFDT, et romancier, Laurent Quintreau a dessiné un dictionnaire des affects au travail (le Moi au pays du travail) à partir de son expérience de conseiller des salariés. « Dès qu’on donne un cadre d’enquête aux romanciers, ils foncent sur le terrain avec gourmandise », sourit Sibylle Grimbert.

La sociologie rattrape aussi les écrivains par la manche. Au Seuil, Pierre Rosanvallon leur demande ainsi de raconter le roman vrai de la société et celui des vies ordinaires, par l’immersion. Une proposition qu’il fait, aussi, à des sociologues, des historiens ou de simples quidams.

L’objectif ? Refaire société, par la somme de leurs récits. Certains se prêtent au jeu avec bonheur. Annie Ernaux a écrit le journal de ses visites pendant un an dans un hypermarché de la région parisienne (Regarde les lumières, mon amour). Un indéniable succès, à 35 000 exemplaires. François Bégaudeau raconte, lui, le quotidien d’Isabelle, infirmière dans un service de chirurgie (le Moindre Mal). Quant à Maylis de Kerangal, elle explore, avec Mauro, jeune apprenti, les coulisses des restaurants parisiens, brasseries ou restaurants étoilés (Un chemin de tables). Sans surprise, le travail constitue la trame essentielle des 25 titres publiés en deux ans. « La force du témoignage est irremplaçable », souffle l’historienne Pauline Peretz, cofondatrice des éditions Raconter la vie. Même sans mettre le roman au boulot, l’épopée du travail n’en a pas fini de s’écrire.

Le 7e Prix du roman d’entreprise et du travail, dont Liaisons sociales magazine est partenaire, sera remis le 9 mars au ministère du Travail. Il est coorganisé par Place de la médiation et Technologia. Son jury comprend des représentants des organisations syndicales, patronales et des experts de la sphère sociale.

Ils jugent les livres finalistes du 7e prix du roman d’entreprise

Michel Ledoux Avocat spécialisé en santé et sécurité au travail

“Enfin un livre positif et jubilatoire sur le travail ! Il détonne dans le paysage des romans d’entreprise souvent anxiogènes, déprimants et sans issue. On rit beaucoup en découvrant les pérégrinations de Slimane Kader dans les soutes mondialisées de l’industrie du voyage. Les situations sont cocasses. Son style inimitable participe à la drôlerie. On a trouvé le Frédéric Dard du 9-3 ! En peu de mots mais avec une langue hypermaîtrisée, mêlant argot de banlieue et anglais primaire, il nous attrape sans nous lâcher. Son quotidien est fait de « boulots de merde » mais jamais il ne subit son travail. Dès qu’il comprend les mécanismes d’ascension sociale sur le paquebot, il se bat sans faire de cadeaux. Il s’adapte sans rechigner devant la dureté des jobs. Il a une stratégie, du recul, beaucoup d’humour et une pointe de cynisme. Mais, derrière la carapace, on soupçonne la tendresse. J’aime ces nuances. Le travail est une comédie à l’italienne. Slimane Kader fait passer cette complexité des affects au travail, de surcroît en dévoilant des conditions de travail qu’on ne soupçonnait pas.”

Monique Boutrand Ex-secrétaire nationale de la CFDT Cadres.

“Ce livre est superbement écrit, et construit. Ce qui n’est pas toujours le cas des ouvrages sélectionnés pour le Prix du roman d’entreprise. Isabelle Stibbe prend le parti pris intéressant du texte choral. Il s’articule autour de trois personnages – un syndicaliste, un homme politique et un sculpteur – dont les vies se croisent autour du sauvetage de hauts-fourneaux en Moselle. Elle donne bien à voir le travail réel des fondeurs, en usant de métaphores des travailleurs eux-mêmes. Dans leurs mots, il y a une grande fierté du travail, même s’ils n’ont pas toujours choisi leur métier. Son roman est d’ailleurs un hommage à ceux qui ne renoncent pas à changer le monde. Mais certains partis pris m’ont irritée. Le syndicaliste, dans lequel on reconnaît Édouard Martin qui a bataillé contre la fermeture des hauts-fourneaux de Florange en 2009, est présenté comme appartenant à la CGT alors que c’est un militant de longue date de la CFDT. Est-il impensable que la CFDT représente les ouvriers ? Je reconnais aux romanciers le droit à la fiction. Mais quand on écrit avec un tel souci de coller à la réalité, il ne faut pas la trahir.”

Jean-Frédéric Poisson Député Les Républicains des Yvelines.

“Le titre m’a beaucoup interpellé. Il est ambigu. Est-ce que le personnage est passionné de travail ou obsédé d’efficacité, avec tout ce que cela suppose comme efforts continus pour y arriver ? La réponse reste ouverte. Mais Alexandre Lacroix nous propose un portrait juste, frappant de réalisme, d’un homme enfermé dans son travail, étranger à lui-même et aux autres. Il s’appelle Sommer mais j’aurais pu lui donner bien d’autres prénoms. J’ai croisé beaucoup de personnes lui ressemblant. Tout aussi réaliste est la description des rapports entre salariés. Les manipulations, les collègues qui se défaussent, les supérieurs hiérarchiques incompétents : les situations dépeintes feront écho chez beaucoup. Cela interroge la capacité des entreprises à agir. Si Sommer est un manager méprisant avec son équipe, c’est que l’organisation lui en laisse la possibilité. D’ailleurs, elle ne dispose d’aucun système d’alerte susceptible d’enrayer la spirale. L’issue est sans surprise. Emprisonné, cet homme n’a d’autre alternative que la maladie. Son ultime réflexe de survie.”

Vincent de Gaulejac Sociologue clinicien.

“Voilà un livre qui décrit, de manière impressionnante, très clinique, la descente aux enfers d’un cadre de la finance confronté aux violences innocentes d’une entreprise. Qu’elles passent par une hiérarchie défaillante, des procédures ubuesques ou le manque de considération des salariés. Ce à quoi est confrontée toute une génération de salariés du tertiaire. Mais le héros est tellement autocentré, préoccupé de lui-même, qu’il ne suscite aucune compassion. Il apparaît responsable de ce qui lui arrive. Il y a une dimension psycho-pathologique dans ce personnage qui le pousse dans la destruction et dans la souffrance. Celles-ci en disent plus long sur lui que sur l’organisation du travail, qui n’apparaît qu’en arrière-plan. Ce choix me met mal à l’aise. C’est vrai qu’il peut y avoir une dimension mortifère dans certains types d’organisations. Mais la plupart confrontent plutôt les salariés à des injonctions paradoxales permanentes. Ils peuvent très bien ne pas se laisser embarquer dans cette morbidité. À l’inverse de ce cadre, qui semble s’y plonger avec complaisance.”

Auteur

  • Anne Fairise