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Décodages

Entretien croisé

Décodages | publié le : 03.03.2016 | Stéphane Béchaux

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Entretien croisé

Crédit photo Stéphane Béchaux

Spécialisés dans l’étude du chômage et de ses effets, les sociologues Manuella Roupnel-Fuentes et Didier Demazière tordent le cou au mythe des bons et des mauvais chômeurs. Une parole forte, et indispensable, à l’heure où s’ouvre la très ardue renégociation de la convention Unedic.

Quel regard la société française porte-t-elle aujourd’hui sur les chômeurs ?

Manuella Roupnel-Fuentes : Le contexte économique et social très défavorable devrait, en théorie, générer de l’empathie à l’égard des demandeurs d’emploi. Ceux-ci ont, objectivement beaucoup de mal à retrouver du travail durablement. Or il n’en est rien. On est dans un climat de défiance à leur endroit, comme l’illustre la résurgence du débat sur la nécessaire dégressivité des allocations Unedic. C’est paradoxal, car tout le monde connaît, dans son entourage, des personnes touchées par le chômage.

Didier Demazière : Il faut distinguer le discours médiatique, porté par les autorités, de celui des personnes ordinaires. Dans la parole publique, on postule qu’une partie des demandeurs d’emploi fraude. Et qu’il faut donc mettre en place des dispositifs pour faire le tri entre les mauvais chômeurs, ceux qui profitent du système, et les bons, qui cherchent vraiment du travail, font des efforts, sont prêts à des concessions. On met d’ailleurs en lumière les premiers beaucoup plus que les autres ! Dans la sphère privée, l’effet répulsif se nourrit du chômage de masse, qui accroît la peur d’être personnellement touché. Les gens conjurent cette peur en affirmant qu’on peut s’en sortir à condition de faire ce qu’il faut. Ce qui signifie, a contrario, que ceux qui ne retrouvent pas d’emploi ne font pas le nécessaire, qu’ils en sont responsables.

Les demandeurs d’emploi n’auraient-ils aucune part de responsabilité dans leur capacité à retrouver un travail ?

D. D. : Il y a bien sûr des stratégies de recherche d’emploi qui sont plus efficaces que d’autres. Mais c’est une idée fausse que de croire que la sortie du chômage dépend d’abord de la volonté des individus. Car il existe des inégalités formidables entre les chômeurs sur leurs probabilités à retrouver ou non un emploi. Celles-ci ne sont pas indexées sur les comportements des personnes mais sur leurs caractéristiques. L’âge, le niveau de diplôme, la qualification, la situation familiale jouent un rôle absolument majeur. Et pourtant, on continue à faire croire que ce sont les comportements qui pèsent le plus.

Est-il plus facile d’être au chômage quand le phénomène est massif, banal ?

M. R.-F. : Dans le sud de l’Europe, la solidarité familiale joue un très grand rôle. Et il existe une économie parallèle, faite de petits boulots souvent au noir, qui rend possibles les phénomènes de débrouillardise. Dans ces pays, l’absence d’emploi n’est pas stigmatisante, elle est intégrée dans la vie des gens. En France, en revanche, le chômage est perçu très négativement. Il est vécu comme une rupture, une dégringolade, une expérience disqualifiante. Le pire, c’est lorsque le chômage survient après trente ans de vie professionnelle dans une même entreprise. Avec son travail, on perd alors son identité professionnelle, ses relations sociales, ses repères et tout son cadre de vie. On peut alors parler d’écroulement. C’est ce qu’ont vécu les ouvrières de Moulinex au début des années 2000.

D. D. : On ne vit pas sa situation personnelle seulement par rapport à un contexte macroéconomique, mais aussi par rapport à sa catégorie sociale. Aujourd’hui, par exemple, les jeunes diplômés et les cadres éprouvent une très grande peur à l’idée de se retrouver au chômage alors que toutes les statistiques montrent qu’ils ont peu de risques de rester durablement sans emploi. Les jeunes non diplômés, eux, savent parfaitement qu’ils vont probablement vivre une très longue période d’insertion professionnelle. Face à cette impossibilité de trouver leur place dans le monde du travail, certains aménagent leur vie aux marges de la société. Ils s’inscrivent ainsi dans un processus de marginalisation croissante. Leur vécu du chômage n’est pas forcément traumatisant, mais ça ne signifie absolument pas que leur sort est enviable.

Existe-t-il malgré tout des demandeurs d’emploi heureux ?

M. R.-F. : Oui, mais ils sont très minoritaires. Certains vivent leur chômage comme un temps personnel qu’ils investissent positivement pour s’occuper de leur famille, réaliser un projet personnel. Il s’agit alors d’une période totalement assumée, qui sert à mener des expériences enrichissantes. Certains saisonniers, aussi, organisent volontairement leur temps de travail à l’année, avec des périodes de forte activité et d’autres pendant lesquelles ils se réalisent. Dans les deux cas, il s’agit de catégories de travailleurs soit très qualifiés, soit exerçant un emploi très recherché.

D. D. : Parmi les chômeurs heureux, on trouve aussi, de façon tout à fait marginale, des gens très politisés, des militants du revenu universel qui font du droit à l’inactivité un mode de vie, un combat. Certaines personnes, plus nombreuses, disent aussi que leur chômage « a été une chance ». Qu’il leur a permis de changer de métier, de secteur d’activité, de statut professionnel ou d’échapper à un cadre de travail devenu insupportable. Mais il s’agit toujours d’un regard porté après coup, une forme de réinterprétation. Car les mêmes reconnaissent aussi que, sur le moment, ils ont très mal vécu cette situation.

Le chômage n’est-il donc jamais « une chance » ?

D. D. : En France, le chômage n’apparaît pas comme une période de transition dans un parcours professionnel, qui favorise la mobilité, le rebond. Toutes les études montrent que les emplois retrouvés sont globalement de moins bonne qualité que ceux perdus. Sur tous les plans, qu’il s’agisse de la rémunération, du contenu du poste, de la distance au domicile, de la durée du travail, du niveau de responsabilité. Globalement, le chômage précarise les positions professionnelles, pour toutes les catégories d’actifs. C’est un mécanisme majeur.

Les règles d’indemnisation de l’Unedic influent-elles sur les comportements ?

M. R.-F. : À l’approche de la fin des droits, les données statistiques font apparaître un petit pic dans la reprise d’emploi, mais peu significatif. Les conseillers de Pôle emploi y jouent un rôle, en alertant les gens sur le fait qu’il ne leur reste plus que quelques mois ou semaines d’indemnisation et qu’ils devraient revoir leurs cibles professionnelles. La fin des droits est très mal vécue par les chômeurs. Pas seulement en raison des problèmes financiers qu’elle pose. Mais parce que c’est un marqueur de déchéance sociale.

D. D. : Il faut rappeler que 53 % des chômeurs ne sont pas indemnisés. Pour eux, la convention Unedic ne change rien du tout. Pour les autres, une très grande majorité reprend un poste bien avant la fin des droits. Et puis il y a tous ceux qui ont une activité réduite, qui travaillent alors qu’ils ont encore des droits. De façon plus générale, la plupart des demandeurs d’emploi ne connaissent pas grand-chose aux subtilités des règles d’indemnisation, ils ne peuvent donc avoir des stratégies d’optimisation.

Mettre la « pression » sur les demandeurs d’emploi pour qu’ils recherchent activement du travail n’est donc pas efficace ?

D. D. : En Belgique, le contrôle de la recherche d’emploi est beaucoup plus dur qu’en France. Cette politique a certes des effets. Mais elle conduit à encourager à la reprise d’emplois de mauvaise qualité, voire sans qualité du tout. On est presque dans le travail forcé, avec des postes hyper mal payés et avec des durées de travail extrêmement courtes. Sans compter tous ceux qui se trouvent radiés et dont on ne sait pas ce qu’ils deviennent. On le voit, mettre la pression sur les chômeurs ne favorise aucunement la réinsertion durable dans le monde du travail.

M. R.-F. : À votre avis, comment vit-on le chômage avec l’épée de Damoclès de la fin des droits ? Cela génère du stress, une appréhension de l’avenir qui n’est en rien propice à la recherche d’emploi. Vivre le chômage n’est pas du tout un moment plaisant. Sans travail, on se retrouve dans une situation de temps vide, sans gratification ni matière à accomplissement. La santé se dégrade et on perd le goût pour les choses qu’on aimait faire auparavant. Il n’y a pas besoin d’en rajouter !

Y a-t-il des stratégies payantes pour sortir du chômage lorsque celui-ci s’installe dans la durée ?

D. D. : La recherche d’emploi, c’est une épreuve, une accumulation de difficultés et d’échecs. Entre les lettres sans réponse, les entretiens ratés, les espoirs déçus, on se casse la gueule sans arrêt. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas en s’activant le plus intensément possible qu’on s’en sort. Mais en organisant son temps pour ne pas se laisser envahir, submerger par la recherche d’emploi qui, sinon, bouffe l’ensemble de la vie. Ceux qui parviennent à retrouver un travail disent tous qu’ils se sont forgé une discipline. Ils consacrent, par exemple, un jour sur deux à leurs recherches ou s’arrêtent tous les après-midi. Le reste du temps, ils font autre chose. Cette logique, ce principe, je l’ai retrouvé dans toutes les catégories professionnelles, c’est un invariant.

M. R.-F. : Très peu de chômeurs s’autorisent à regarder la télé ou à visiter un musée pendant les heures dites de bureau. Mais ils devraient. Car sans travail, la vie se déstructure complètement. On n’a plus d’horaires, on ne sort plus de chez soi pour aller à l’usine ou au bureau, on déjeune seul. Le chômage, c’est du temps évidé.

D. D. : Ce temps jusqu’à la reprise d’emploi, on ne peut pas le programmer. Les demandeurs d’emploi qui retrouvent un travail avouent d’ailleurs qu’ils ne comprennent pas pourquoi, ce jour-là, ça a fonctionné. Alors qu’auparavant on leur a refusé des postes avec lesquels ils se sentaient autant ou plus en adéquation. Ce qui confirme, une fois encore, qu’affamer les chômeurs ne sert à rien.

Quel rôle joue le service public de l’emploi dans le retour au travail ?

D. D. : On ne peut penser la recherche d’emploi uniquement de façon individuelle. Les gens ont en particulier besoin d’échanger, en toute confiance. Il faut qu’ils puissent se livrer, extérioriser un vécu lourd à porter. Ils peuvent le faire avec des pairs ou des bénévoles associatifs, plus rarement avec leur conseiller Pôle emploi. Car, au sein de l’institution, les chômeurs ont une parole très contrôlée, ils se sentent obligés de montrer qu’ils font des recherches, qu’ils sont actifs. Les conditions de l’interaction ne sont pas réunies, il manque le climat de confiance.

M. R.-F. : Lors de la survenue du chômage, les individus passent par plusieurs étapes. Une période de choc suivie, selon les cas, par une période d’euphorie ou, au contraire, d’effondrement. Puis vient le moment du bilan, quand ils ont assimilé la situation. Ce dernier est propice à la recherche d’emploi, pas les autres. Mais Pôle emploi ou les cellules de reclassement en tiennent rarement compte.

D. D. : Dans les années 1990, j’intervenais dans le parcours d’intégration des nouveaux conseillers de l’ANPE. Plus maintenant, car les formations sont orientées vers la prise de fonction opérationnelle. Pour faire face aux flux et aux stocks d’inscrits, Pôle emploi porte ses efforts sur l’organisation des services, l’architecture, en espérant dégager du temps pour l’accompagnement. Mais c’est une course sans fin.

Manuella Roupnel-Fuentes

Sociologue, maître de conférences au département carrières sociales de l’université d’Angers-Cholet, elle étudie les effets du chômage et les inégalités dans le retour à l’emploi.

Didier Demazière

Directeur de recherche au CNRS, ce spécialiste du chômage et de la sociologie des professions travaille au Centre de sociologie des organisations. Il enseigne à l’IEP de Paris et dirige la revue Sociologie du travail.

Auteur

  • Stéphane Béchaux