logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Formation continue : l'ascenseur social est en panne

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.12.2000 | Valérie Lespez

En dépit des beaux discours, les grands oubliés de la formation professionnelle continue restent les moins diplômés des salariés, ceux qui en ont a priori le plus besoin. Pour partir en stage, mieux vaut être cadre dans un grand groupe qu'ouvrière dans une PME. Et, pour les chanceux qui en bénéficient, la promotion est rarement au rendez-vous.

Emballeuse chez le vépéciste La Blanche Porte, Marie-Antoinette Beghin a attendu d'avoir 55 ans et dix-huit ans de maison pour suivre un stage proposé par son entreprise. Quant à Christophe Gleyo, « la formation tout au long de la vie » n'est pas encore passée par son entreprise. « Je travaille sur une chaîne de découpe de viande depuis onze ans », constate cet ouvrier de Cooperl Hunaudaye, une entreprise bretonne d'abattage et de découpe de porcs. « La société m'a envoyé en formation pour apprendre à tenir mon poste. Depuis, rien. » Même écho à l'usine d'Arras de Rhodia Performance Fibres : « Pendant des années, on s'est borné à prendre dix minutes par-ci par-là pour faire des piqûres de rappel sur certains aspects techniques. C'est tout », assure Laurent Delay, contremaître et secrétaire du CE.

Oubliés de la formation, Marie-Antoinette, Christophe et Laurent ne sont pas seuls à vivre sur leurs acquis. Des légions de salariés n'ont pas su ou pas pu profiter de l'esprit de la loi de 1971 sur la formation professionnelle : une seconde chance, l'opportunité de progresser, de grimper les échelons, en reléguant les mauvais souvenirs d'école aux oubliettes. Trente ans plus tard, la grande réforme façonnée par Jacques Delors n'a pas tenu toutes ses promesses. Loin de corriger les inégalités, elle profite surtout aux plus diplômés. Selon le Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Cereq), la moitié des cadres suit au moins un stage dans l'année, contre 28 % des ouvriers qualifiés et 18 % des non qualifiés. Alors que quatre actifs sur dix ont, en France, un niveau d'études inférieur au CAP.

« L'esprit de la loi de 1971 était d'assurer une promotion sociale. Mais la formation continue qui s'est développée à partir des années 80 concerne surtout des stages courts d'adaptation aux évolutions technologiques », analyse André Gauron, conseiller maître à la Cour des comptes et auteur d'un rapport du Conseil d'analyse économique sur la formation continue. Entre 1988 et 1993, en effet, plus de la moitié des formations s'étalaient sur quarante et une petites heures, contre un cinquième seulement entre 1972 et 1977. Elles sont également moins souvent sanctionnées par une certification : 9 % en 1993, contre 30 % en 1977, rappelle dans son diagnostic la secrétaire d'État à la Formation professionnelle, Nicole Péry. La promotion à l'ancienneté dans un contexte de stabilité de l'emploi a, un temps, corrigé ces dérives. Mais la montée du chômage et la recherche d'une plus grande flexibilité de production, avec ses corollaires, la mobilité et la multiplication des contrats précaires, ont sonné le glas des nobles intentions.

Les salariés les moins qualifiés, dont l'activité évolue peu et nécessite une faible technicité, passent toujours à travers les mailles du filet. Toutefois, certaines entreprises commencent à changer d'attitude, sous la contrainte. « La prise de conscience a eu lieu lors d'un plan social, il y a trois ans. Nous nous sommes rendu compte de la fragilité de certains salariés, mal préparés à une reconversion, car peu qualifiés et exerçant des métiers en pleine évolution », explique Jacques Fleurette, DRH de La Blanche Porte. « Les effets de l'exclusion se manifestent souvent trop tard. Soit au moment où l'entreprise est confrontée à des mutations importantes qui l'obligent à reconvertir des populations déqualifiées, soit quand elle se trouve contrainte de se séparer de salariés dont les chances de retrouver un emploi sont faibles », analysent Isabelle Giraudie et Jacques Terrenoire, du cabinet Bernard Brunhes Consultants, dans une étude sur l'avenir des emplois peu qualifiés.

À 40 ans, l'école est loin !

Yves Lasfargues, directeur du Centre d'étude et de formation pour l'accompagnement des changements (Crefac), précise : « Dans certains secteurs, comme l'automobile ou la métallurgie, la mue a commencé dès les années 1985-1992. D'autres, comme l'agroalimentaire, restent encore à la traîne. En fait, le mouvement s'est accéléré au début des années 90, avec le développement de la qualité, la notion de client et les certifications. » Ces nouvelles normes révolutionnent le travail des ouvriers, qui participent dorénavant directement aux performances de l'entreprise. « Ils ont des documents à lire, des procédures à respecter, des indicateurs à renseigner, énumère Laurence Monier, responsable de la formation au site de Créteil d'Essilor. Nous menons actuellement une action de remise à niveau pour une centaine d'ouvriers destinée à les préparer aux changements d'organisation. » La pression concurrentielle et la nécessité de renouveler ses pratiques commerciales ont également poussé La Blanche Porte à doubler son investissement en formation, passé de 1,5 à 3 % de sa masse salariale, et à se lancer dans un vaste plan de formation. Sur trois ans, 500 ouvriers et employés seront retournés sur les bancs de l'école d'ici à la fin de l'année 2000.

Mais, conséquence des années d'indifférence, « les salariés les moins qualifiés n'ont pas de culture de la formation », reconnaît le DRH de La Blanche Porte. Et sont pris dans un cercle vicieux. « La plupart d'entre nous ont simplement un certificat d'études. La moyenne d'âge s'élève à 40 ans. L'école est loin, précise Marie-Antoinette Beghin, emballeuse chez le vépéciste et déléguée CFDT. Tant que l'entreprise axe ses efforts uniquement sur les cadres, nous ne pouvons pas être sensibilisés à la formation. On a du mal à évaluer notre niveau. Les demandes de stages sont donc rares ou sans objectifs précis. » Du coup, lorsque leur entreprise leur enjoint de partir en stage, ils restent méfiants. « “Ça fait quinze ans que je suis au même poste. On ne va pas brusquement aujourd'hui m'apprendre mon métier.” Voilà le type de discours qu'on entendait dans les ateliers », rapporte Marie-Antoinette Beghin.

Cette défiance mêlée d'appréhension est le premier casse-tête que doivent résoudre les organismes de formation, largement sollicités pour monter des programmes. « Difficile de motiver des salariés de 40 ou 45 ans qui n'ont jamais suivi de stage, confirme Georges Malopepszy, président de la délégation Nord-Pas-de-Calais de la Fédération de la formation professionnelle et directeur d'un centre de formation. Ils ont besoin d'un vrai travail d'accompagnement. Les formations doivent aussi reposer sur des mises en situation correspondant à leur activité quotidienne, sous peine d'être inutilisables. Or les entreprises réclament avant tout des formations courtes. Nous sommes obligés de revoir complètement nos méthodes pédagogiques. » Un pari d'autant plus difficile à relever que la plupart des organismes ont peu de pratique en la matière. « Comme ce type de formation n'était pas une priorité jusqu'à il y a peu, les prestataires ont perdu la main », résume Paul Santermann, responsable du service prospective de l'Association pour la formation professionnelle des adultes (Afpa).

Pas de promotion au rendez-vous

Si les salariés traînent les pieds pour partir en formation, c'est aussi parce qu'elle est rarement synonyme de promotion. Logique économique oblige, les entreprises veulent avant tout ajuster les compétences à l'évolution des métiers. « Mais elles doivent tenir compte de ce qu'on a appris pendant les formations », dit-Marie-Antoinette Beghin, à La Blanche Porte. En clair, l'action doit déboucher sur une reconnaissance des nouvelles qualifications, une évolution professionnelle et une augmentation des rémunérations. « Nous créons des attentes, convient Jacques Fleurette, le DRH du vépéciste. Nous tentons d'y répondre. Nous avons monté un centre d'appels. La centaine de conseillères téléphoniques a été recrutée en interne, notamment parmi les emballeuses. »

Mais cette contrepartie n'a rien de systématique. « Il faut être clair », reconnaît Raphaël Chabrier, l'ancien responsable des ressources humaines de l'usine Rhodia Performance Fibres d'Arras, l'instigateur du projet Vision, un programme d'évaluation des compétences et de formation sur CD-ROM. « Les bons résultats aux formations peuvent donner lieu à des promotions. Mais il n'y a pas de place pour tout le monde. » Même quand les salariés les moins qualifiés accèdent à la formation, l'ascenseur social reste en panne.

Les PME relient encore moins que les grands groupes formation et promotion. Plus dépendantes des aléas du marché, elles peinent souvent à évaluer, sur le long terme, les nouvelles compétences dont elles auront besoin. Et nombre de chefs de petite entreprise considèrent encore la formation comme une simple obligation légale. « Mon patron ne croit pas à la formation, se désespère ce jeune responsable des relations sociales d'une PME de 350 salariés. Imaginer les salariés quitter leur poste une demi-journée pour se former lui donne des sueurs froides. Certes, tout le monde a suivi un stage de bureautique. Mais il a choisi un organisme dont ce n'était pas le métier. Conséquence : pas de groupes de niveaux, pas d'évaluation en cours de formation ou après. Résultat, cela a eu très peu d'impact. » Les PME butent aussi sur des obstacles logistiques : le remplacement des salariés, le choix d'un organisme de formation suffisamment souple pour s'adapter à leurs contraintes…

Les femmes défavorisées

Yves Lasfargues, au Crefac, confirme : « Difficile de monter des formations pour des ouvriers dans une PME. Pour qu'elles fonctionnent, elles doivent être organisées au sein de l'entreprise, en groupe, sans bien sûr trop nuire à la production. Certaines PME tentent de combiner des programmes dans les périodes de creux. Sauf qu'avec l'organisation en flux tendu et le zéro stock les périodes de creux sont de plus en plus rares. Il arrive souvent que des formations réalisées par le Crefac soient annulées du jour au lendemain pour cause de commande urgente. »

Aujourd'hui, seuls 8 % de ceux qui travaillent dans des entreprises de moins de 20 salariés retournent sur les bancs de l'école, contre 31 % dans les entreprises de moins de 500 salariés et 45 % dans des sociétés de plus de 500. Du coup, dans les petites entreprises, les cadres sont moins bien lotis que les salariés peu qualifiés des grands groupes : les premiers ont deux fois moins de chances que les seconds d'être envoyés en stage au cours d'une année.

Au-delà des inégalités liées au statut professionnel, une population réunit, à elle seule, tous les motifs d'exclusion : les femmes. « Elles occupent des emplois moins qualifiés, plus précaires, plus souvent à temps partiel, massivement situés dans les PME et les secteurs les moins formateurs (commerce, services marchands) », énumère Christine Fournier, chercheuse au Cereq, dans un rapport au Conseil supérieur de l'égalité professionnelle. Ainsi, 33,5 % d'entre elles ont accès à la formation, contre presque 37 % des hommes. Plus grave, à situation professionnelle comparable, elles sont toujours défavorisées : 10,7 % des ouvrières non qualifiées suivent des stages, contre 16,4 % de leurs homologues masculins ; 8,5 % des salariées à temps partiel accèdent à la formation, contre 26 % des hommes.

La réforme joue les arlésiennes

Et la liste n'est pas exhaustive. « La “conciliation” de la vie professionnelle et de la vie familiale pèse fortement sur leurs possibilités d'accès à la formation, analyse Christine Fournier. Suivre un stage suppose une certaine disponibilité, appelle parfois le respect d'horaires peu compatibles avec les impératifs de la vie familiale, oblige quelquefois à une mobilité géographique provisoire. » Pour réduire ces inégalités, le Cereq préconise, entre autres, d'obliger les entreprises, « avant consultation ou négociation » sur la formation, à fournir des éléments statistiques sur les situations des hommes et des femmes. L'État, par l'intermédiaire de l'Afpa, s'attache, depuis un an, à promouvoir l'égalité d'accès aux formations qualifiantes. Et notamment à ouvrir aux femmes les portes de secteurs traditionnellement masculins, en quête de main-d'œuvre.

Les pistes pour instiller davantage d'équité sont nombreuses. André Gauron, au CES, préconise de supprimer l'obligation fiscale et légale instaurée en 1971 au profit d'une obligation de former inscrite dans le contrat de travail. Nicole Péry défend son « droit individuel à la formation », qui vise à faciliter l'accès au diplôme en reconnaissant l'expérience professionnelle. Mais, à force de jouer les arlésiennes, la réforme de la secrétaire d'État à la Formation professionnelle – qui devait offrir un sérieux lifting aux textes de 1971 – perd de son ambition. Elle n'est désormais plus qu'un volet du projet de loi sur la « modernisation sociale » qui devrait être adoptée en 2001. Et cette remise à plat de la formation continue s'annonce beaucoup moins large. Il s'agit surtout de dépoussiérer la validation des acquis professionnels et l'apprentissage. Quant au droit individuel à la formation, il n'est pas sûr qu'il profite, au bout du compte, aux moins qualifiés. Car il suppose que les salariés puissent construire eux-mêmes leur projet d'évolution professionnelle. Les plus rodés à la formation seront, une fois encore, les mieux armés.

Des exclus parmi les exclus

« Je n'ai pas envie de faire des petits boulots toute ma vie. Si je ne décroche pas un diplôme ou une qualification supplémentaire, aucun employeur ne me fera confiance. » Quatre fois, Élisabeth, 27 ans, titulaire d'un bac généraliste et inscrite à l'ANPE depuis janvier 1998, tente de suivre une formation. Quatre fois, elle essuie un refus. « J'ai d'abord essayé de suivre une formation de vitrailliste, puis un stage dans la bijouterie-orfèvrerie, puis dans la décoration intérieure, puis en PAO. Soit les formations étaient trop chères et l'ANPE ne voulait pas les financer. Soit j'étais trop jeune et pas au chômage depuis assez longtemps. Soit j'étais trop vieille pour qu'une entreprise m'intègre en contrat de qualification [elle paie 20 % du smic à un jeune de 16 ans, et 65 % à plus de 21 ans]. Bref, je ne rentre jamais dans les cases. » Ils peinent à réunir des informations, à trouver des financements, à se faire rémunérer… Les chômeurs cumulent les handicaps. Depuis deux ans, toutefois, l'ANPE multiplie les initiatives à l'égard des plus démunis. Lancé en octobre 1998, le dispositif « Nouveau départ » a accueilli 1,5 million de chômeurs de longue durée. 10 % d'entre eux ont été orientés vers une formation. L'Agence et l'Afpa mènent également des actions communes.

« Des psychologues de l'Afpa se déplacent dans les ANPE, confirment les besoins de formation avec les demandeurs d'emploi et leur organisent le parcours qualifiant le plus en adéquation possible avec leurs besoins, précise Françoise Heurtel, responsable du département services aux actifs à l'ANPE. En fin de formation, un conseiller ANPE aide le stagiaire à trouver un stage d'application en entreprise et un emploi. » Objectif : l'Afpa doit accueillir 80 % des chômeurs de longue durée de plus de 25 ans adressés par l'ANPE, contre 50 % aujourd'hui.

Auteur

  • Valérie Lespez