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Politique sociale

Stakhanoviste… comme un Américain au travail

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.12.2000 | Michèle Aulagnon

Les champions du monde de la durée du travail ne sont plus japonais mais américains. Semaines à rallonge, heures sup à gogo, congés en peau de chagrin… L'économie, qui tourne à plein régime, contraint les cadres comme les ouvriers à travailler comme des fous. Un productivisme qui permet à ces drogués du boulot de satisfaire leur énorme soif de consommation.

À 8 h 15, ce mardi 19 septembre 2000, Peter Bos installe sa fille de 5 mois à l'arrière de sa Saab, comme tous les matins. Et rejoint directement son bureau. Pas une seconde au cours de la journée cet ingénieur en informatique ne pensera qu'il a oublié de déposer la petite Aliyah à la garderie. Le bébé passera huit heures sanglée dans le siège auto, sous un soleil de plomb. Lorsque Peter Bos quitte enfin son entreprise, il retrouve sa fille complètement déshydratée. Elle décédera le lendemain à l'hôpital. Le père, éploré, expliquera au juge qu'il était « persuadé de l'avoir déposée à la crèche ». Aucune charge ne sera retenue contre lui.

Ce tragique fait divers survenu dans la banlieue de Boston a relancé aux États-Unis la polémique sur l'overdose de travail, qui fait des ravages chez les Américains. « Cette affaire montre que le vrai problème auquel sont confrontés les parents aujourd'hui est qu'ils travaillent trop. La pression est trop forte et les vraies priorités disparaissent », a expliqué au quotidien The Boston Globe Linda Braun, une spécialiste de la famille au collège de Wheelock. C'est incontestable, les Américains n'ont jamais autant travaillé. Les organismes les plus sérieux comme l'OCDE ou le Bureau international du travail les ont même sacrés champions du monde dans cette « discipline ». Avec près de deux mille heures annuelles consacrées à leur job, ils devancent les laborieux Japonais, dont le temps de travail a, il est vrai, sensiblement diminué depuis les années 80. Quant à l'Europe, elle est loin derrière. Et la France, avec l'instauration des 35 heures, fait plutôt chuter la moyenne. D'autant qu'elle se situait déjà auparavant en queue de peloton (voir graphique ci-dessus).

Pourtant prompte à célébrer tous les records battus par ses couleurs, l'Amérique ne s'est pas vantée de cet exploit. Car le prix à payer pour être le premier de la classe est élevé. Pour les cols blancs comme pour les cols bleus qui multiplient les heures supplémentaires, le risque d'infarctus ou d'accident du travail fait désormais partie du lot quotidien. Un nouveau vocabulaire est d'ailleurs apparu dans les années 90 pour accompagner ce stakhanovisme naissant. Overworked qualifie désormais la population active victime d'une overdose de travail. Quant aux workalcoholics, les « alcooliques du boulot », ils envahissent les services de psychiatrie.

Psychologue à Berkeley, en Californie, Ilene Philipson a vu affluer ce nouveau type de patients, en pleine détresse, dans son cabinet. « Ils parlent de leur entreprise en disant « nous », semblent obsédés par des incidents mineurs survenus au bureau. Honnêtement, au début, je n'ai pas compris ce qui se passait. En tant que psychologue, je croyais que le travail n'avait pas autant de signification dans la vie des gens. » Mais comme ses patients n'ont montré aucun signe d'amélioration, elle a fini par changer d'avis. « J'ai compris que ce n'était pas une pathologie individuelle, mais un changement dans la société. La vie, l'imagination, les désirs et les craintes de tous ces gens étaient liés à leur travail. » Depuis, Ilene Philipson a formé un groupe de soutien pour les « victimes de leur job » et écrit un livre à succès, au titre éloquent : Mariés à leur boulot

Le marathon d'un accro du boulot

Alan Wexler est de ceux-là. Ce consultant de la côte est, conseil pour les sites Internet, est un « accro du boulot », explique sa femme, qui travaille à temps partiel dans une entreprise de services. Son agenda l'atteste. Début octobre, Alan quitte New York pour l'Australie. Après un voyage d'une journée entière en avion, il séjourne vingt-quatre heures à Sydney et enchaîne avec quatre jours au Japon. Il revient chez lui le samedi suivant, prend juste le temps de remettre sa montre à l'heure et d'embrasser sa femme et ses deux enfants avant de repartir le dimanche pour la Californie. Soit six heures de décalage horaire dans l'autre sens. On comprend pourquoi, durant ses rares loisirs, Alan court le marathon… en moins de trois heures.

Sans compter ces interminables déplacements en avion, le consultant new-yorkais travaille entre cinquante-cinq et soixante heures par semaine. Grâce à son ancienneté, il bénéficie de trois semaines de vacances par an, mais n'en prend généralement que deux. « J'aimerais bien travailler moins, mais je suis dans un secteur en pleine expansion où la demande est très forte. Mes confrères sont très jeunes et n'ont pas de famille. Si je veux rester dans la course, je dois m'aligner. » Alan Wexler n'a pas adopté ce style de vie par simple loyauté envers son employeur. Avec ses stock-options, il a le sentiment de récupérer le fruit de ses efforts. « Quand mon entreprise fait des bénéfices, moi aussi. » De fait, il habite une superbe maison victorienne dans une banlieue huppée et vient de changer sa BMW pour un autre modèle haut de gamme. Et, à Noël, il part avec toute sa famille skier dans les Rocheuses.

Dans son bureau du World Trade Center, à New York, Michelle Jubran n'est guère plus détendue. Architecte, elle travaille cinquante heures par semaine : « Et encore, je me limite. Mes confrères font tous soixante à soixante-dix heures par semaine. » Le prix qu'elle paie pour bénéficier de ces « petites » journées de travail : une seule semaine de vacances par an. Il y a cinq ans, elle est venue passer dix jours à Paris. Elle en parle encore.

Les cadres sup ne sont pas les seuls à être happés par la machine économique. Classes moyennes, working poors, toutes les catégories sociales sont touchées. Même les immigrants illégaux ! Arrivée il y a cinq ans du Costa Rica, Elvia travaille sans compter ses heures comme femme de ménage, cuisinière ou baby-sitter pour des New-Yorkais eux-mêmes débordés. Et elle n'aspire qu'à une chose : rentrer chez elle.

Gare à ceux qui ne suivent pas

Avec ou sans papiers, il n'est guère difficile de trouver un emploi dans un pays où le taux de chômage est passé sous la barre des 4 %. Ceux qui cumulent les postes et les feuilles de paie ne sont pas rares. Professeur de danse pour enfants, Diana Gros vient d'accepter un job dans une compagnie de téléphone deux jours par semaine. « Mon studio ne pouvait pas me donner plus d'heures d'enseignement ; avec ce second boulot, je vais mettre du beurre dans les épinards », explique cette jolie blonde.

Dans cette ambiance productiviste, gare à ceux qui ne suivent pas le rythme. Arrivée de Chine il y a vingt ans, Saw Kwan Yua travaille dans un atelier de confection de Chinatown. Récemment, elle s'est arrêtée de travailler pour cause de maladie. Lorsqu'elle est revenue, elle a expliqué à son employeur qu'elle devrait dorénavant, sur ordre de son médecin, se limiter à huit heures par jour, c'est-à-dire l'horaire légal, devant sa machine à coudre. « Depuis, je suis nettement moins payée qu'avant, tempête cette femme très frêle. Et je ne peux pas trouver un autre atelier qui accepte de m'employer pour ces horaires-là. Huit heures par jour à Chinatown, c'est un temps partiel ! »

Les cadences infernales de Big Apple, il suffit de se poster le matin sur les grands axes new-yorkais pour les mesurer. Les banlieusards franchissent les ponts et les tunnels pour accéder à l'île de Manhattan de plus en plus tôt le matin. C'est Port Authority, l'agence qui gère les voies publiques, qui l'a constaté : les horaires de bureau 9 heures-17 heures font désormais partie de la préhistoire. À 5 heures du matin, il se forme déjà une file d'attente pour passer le péage du Holland Tunnel. Dean Eling, analyste financier, est au beau milieu, au volant de son 4 X 4 : « Beaucoup d'investisseurs veulent effectuer des transactions tôt le matin. Je vais au bureau pour lire des rapports et analyser les données avant qu'ils ne passent des ordres. » Le trafic entre 5 et 6 heures du matin a augmenté, entre 1998 et 1999, de 10 % au Holland Tunnel, de 11 % au Washington Bridge et de 19 % au Lincoln Tunnel. Comparée à 1996, l'augmentation atteint près de 40 % pour ces trois points d'entrée dans Manhattan. Cadre new-yorkais, David Ellner n'a pas changé ses horaires. Il prend toujours le même train le matin pour rejoindre son bureau. Mais aujourd'hui il a son ordinateur portable sur les genoux et répond à ses e-mails pendant le trajet. « J'en reçois plus de 200 par jour », dit-il. Avant Internet, il lisait le New York Times ou écoutait de la musique. Désormais, ses deux heures de transport quotidien sont devenues du temps de travail.

Pression sur les baby-boomers

Certains États ont tenté de mettre des garde-fous : la Californie, où les workalcoholics se comptent par centaines de milliers dans les start-up et chez les poids lourds des nouvelles technologies, a voté une loi qui introduit un calcul quotidien des heures supplémentaires au-delà de huit heures. Dans le Maine, sur la côte est, un salarié peut désormais refuser d'effectuer des heures supplémentaires. À Washington, le ministère du Travail se félicite du niveau de la croissance américaine et du faible taux de chômage. Mais il s'inquiète pour les baby-boomers soumis à une pression énorme : ils doivent suivre la cadence de leurs jeunes collègues tout en s'occupant de leurs enfants et en secondant leurs parents âgés. Une situation qui risque fort de devenir intenable si les employeurs continuent à demander toujours plus à leurs salariés. « Il faudrait davantage de flexibilité », conclut le rapport du ministère Tendances et défis du travail au XXIe siècle.

Mais, loin de relâcher la pression, les employeurs préfèrent aider leurs salariés à résoudre leurs problèmes quotidiens. Sur le site de BMC Software à Houston (Texas), on trouve une banque, un magasin, un teinturier, un coiffeur et même une manucure. Dans le New Jersey, le groupe pharmaceutique Merck propose les mêmes services sur une « avenue » où l'on peut consulter deux médecins. D'autres entreprises proposent des crèches ou même des concierges qui peuvent réserver des places de théâtre, trouver une infirmière pour se rendre au chevet d'un parent malade. Certaines proposent même des baby-sitters payées par l'entreprise pour garder les enfants malades. D'autres organisent des séminaires, à l'heure du déjeuner, pour apprendre aux salariés « comment gérer [leur] stress ».

On est revenu au XIXe siècle

Professeur d'économie à Harvard, Juliet Schor a été l'une des premières à tenter de comprendre pourquoi ses compatriotes travaillent de plus en plus, alors que le progrès technique est censé leur éviter les longues heures passées à l'usine ou au bureau. Le résultat ? Une bombe. The Overworked Americans s'est avéré une critique au vitriol du mode de vie américain. « À ce rythme, les Américains vont bientôt travailler autant qu'au XIXe siècle », écrit-elle. Pour elle, davantage de productivité ne s'est jamais traduit aux États-Unis par plus de temps libre. Car les besoins et les envies des Américains ne cessent d'augmenter. « Consommer jusqu'à en mourir », telle semble être, à ses yeux, leur devise. Outre-Atlantique, on passe trois à quatre fois plus de temps à faire ses achats qu'en Europe. Le shopping est un événement social, un rite auquel on sacrifie en famille ou entre amis. Le vendredi et le samedi soir, les centres commerciaux sont bondés de groupes qui, tout en buvant des sodas, font marcher leurs cartes bancaires. « Au travail ou à la maison, le progrès s'est traduit par davantage de biens et de services plutôt que par davantage de loisirs », conclut-elle. En somme, les Américains n'auraient pas, au fond d'eux-mêmes, une grande soif de temps libre.

D'autant que l'augmentation régulière du temps de travail crée un marché juteux : jardiniers, baby-sitters, comptables personnels, fiscalistes, profs de gym à domicile, décorateurs… la gamme de services à l'intention des salariés surbookés semble infinie. À New York, pour éviter aux célibataires de perdre trop de temps à chercher un partenaire, une agence matrimoniale a mis en place le speed date, le « rendez-vous rapide » : huit garçons, huit filles et huit petites tables pour des tête-à-tête, le tout en une heure vingt. Chacun a cinq minutes pour seprésenter et, toutes les dix minutes, on change de table. Le comble, c'est qu'on y parle boulot.

Plus de travail, plus d'argent

D'après une étude du Families and Work Institute, un centre de recherches new-yorkais, les Américains travaillent en moyenne quarante-quatre heures par semaine. Cette enquête, menée en 1997 auprès de 3 000 salariés, montre aussi que 68 % d'entre eux affirment devoir travailler très vite et 88 %, très dur. Un employé sur trois rapporte du travail à la maison au moins une fois par semaine et un sur quatre avoue être souvent stressé. 36 % se sentent souvent ou très souvent exténués en fin de journée.

Autre enquête, celle de l'Economic Policy Institute, un organisme reconnu, qui vient de publier l'état du monde du travail américain (« State of Working America 2000-2001 »). Selon cette étude, les familles américaines travaillent plus d'heures que jamais. Le revenu d'une famille de la classe moyenne a augmenté de 9,8 % entre 1989 et 1999.

Cette augmentation provient pour une large part d'un plus grand nombre d'heures travaillées. En moyenne, ces familles travaillent l'équivalent de six semaines supplémentaires par an par rapport à 1989. Aujourd'hui, dans plus de la moitié des couples, les deux personnes travaillent, a calculé le service chargé du recensement en 1999, le Census Bureau, et 7,8 millions de travailleurs occupent deux emplois ou plus.

Quant aux vacances, en l'absence de régulation fédérale, elles sont très réduites en début de carrière, avec deux semaines en général, et augmentent avec l'ancienneté, mais subissent de fortes variations selon les secteurs.

Auteur

  • Michèle Aulagnon