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Politique sociale

Camarade Thibault, réveille-toi, la CGT fait du surplace !

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.12.2000 | Valérie Devillechabrolle

Exit la politique d'ouverture ? Deux ans après un congrès plein de promesses et l'arrivée à sa tête de Bernard Thibault, la CGT a bien du mal à abandonner sa culture protestataire. Problème de leadership, absence de stratégie, conservatisme de l'appareil… L'ancien leader des cheminots joue la carte du consensus. Au risque de l'immobilisme.

« Jospin, Notat, le Pare, on n'en veut pas », scandaient le 9 novembre quelques milliers de militants cégétistes à Marseille. « De l'argent, y'en a ! », « Pour nos salaires, on va lutter », répondaient en écho moins de 5 000 manifestants sur les pavés parisiens, au premier rang desquels une cohorte de fonctionnaires. Du déjà-vu et revu. Et sur la forme : la classique journée de mo-bi-li-sa-tion nationale interprofessionnelle. Et sur le contenu : la bonne vieille revendication salariale, sur fond de règlement de comptes politico-syndical. Où est la CGT new-look promise il y a presque deux ans au 46e congrès et incarnée par un leader de tout juste 40 ans, Bernard Thibault ?

Son arrivée à la tête de la vieille centrale ouvrière nourrissait alors tous les espoirs. D'autant que le virage vers une CGT plus constructive et plus proche des réalités avait été bien amorcé par son prédécesseur Louis Viannet : rupture officielle en 1995 avec le parti communiste et avec la très orthodoxe Fédération syndicale mondiale (FSM) au niveau international, préparation de l'entrée au sein de la réformiste Confédération européenne des syndicats (CES), politique des petits pas en direction de la CFDT de Nicole Notat, abandon de la culture protestataire au profit d'un engagement dans la négociation sur les 35 heures… Même les ténors du clan moderniste étaient obligés d'en convenir : « La CGT faisait enfin les choix qu'il fallait », se souvient Jean-Pierre Grenon, ancien métallo des chantiers navals de La Rochelle, aujourd'hui secrétaire du comité régional Poitou-Charentes de la centrale.

Las, le premier chantier de la refondation sociale, consacré à l'assurance chômage, a fait resurgir les vieux démons. Alors que la centrale de la porte de Montreuil avait annoncé au printemps son intention d'entrer de plain-pied dans la négociation, elle a au bout du compte renoué avec le registre usé de la contestation, aux côtés de Force ouvrière. À cela, deux raisons. D'abord, une incapacité à sortir de la revendication classique d'une meilleure indemnisation des chômeurs. Tout au long des sept mois de discussions, la délégation cégétiste a semblé prise en otage par l'approche jusqu'au-boutiste des comités de chômeurs CGT. « L'Unedic est leur affaire depuis des années », confirme Pierre-Jean Rozet, membre du bureau confédéral. Pour un observateur averti de la négociation, « l'existence de ces comités aux côtés de la confédération a constitué davantage un handicap qu'un atout car cela entrait en contradiction avec l'intérêt général qu'elle est censée défendre ». « Cela ne nous a pas aidés », reconnaît Jacqueline Lazare, membre du bureau confédéral chargée de l'emploi et porte-parole de la délégation.

Ensuite, la CGT n'a pas résisté à son penchant traditionnel pour la surenchère. Proposition phare de la centrale : indemniser tous les chômeurs à hauteur de 80 % du smic, soit la bagatelle de 250 milliards de francs à débourser pour le régime d'assurance chômage. Lorsque Philippe Hourcade, secrétaire général de la Fédération des organismes sociaux et membre de la délégation cégétiste, propose, dès l'été, d'en revenir à des revendications compatibles avec les 97 milliards d'excédents dégagés par le régime, ce moderniste se fait huer et accuser d'« abaisser la barre des exigences syndicales ». « Quand nous nous y sommes finalement résolus, début octobre, les jeux étaient faits », se désole ce responsable.

La CGT n'est plus une armée

Ce repli sur des positions classiquement défensives a l'avantage de ressouder les rangs cégétistes en éloignant le spectre d'un rapprochement avec la CFDT. Perspective honnie par une bonne partie des militants et… par les durs de l'appareil. Même si cela n'empêche pas les deux centrales de négocier côte à côte sur les retraites complémentaires ou de préparer la manifestation contre le sommet européen de Nice le 6 décembre, sous l'égide de la CES. Mais, en jouant sur les deux tableaux, la CGT reste une fois encore au milieu du gué. « Jusqu'où la volonté de préserver l'unité de l'organisation est-elle compatible avec la volonté de la transformer ? » s'interrogent Jean-Pierre Basilien et Jean Dubois, experts de l'institut Entreprise et Personnel, dans leur enquête annuelle sur les relations sociales.

Soucieux de faire le pont entre conservateurs et modernistes, Bernard Thibault joue la carte d'un consensus prudent, là où Louis Viannet manifestait un autoritarisme tout en rondeur. Premier à reconnaître, en réponse aux impatiences du terrain, qu'il n'a « toujours pas trouvé le bouton sur lequel appuyer pour mettre toute la CGT en mouvement d'un même pas », le secrétaire général écoute et cherche à convaincre beaucoup plus qu'il n'impose. « C'est la seule façon de faire avancer une confédération qui n'est plus une armée », assure un proche. Certes, mais « il ménage tout le monde sans satisfaire personne », rétorquent ceux qui trouvent, a contrario, que « cela ne va pas assez vite ». Son respect du débat l'amène à laisser publiquement le champ libre aux divergences, en particulier lorsque celles-ci opposent des personnalités de chaque camp. Quand le comité régional Nord-Pas-de-Calais, autour de Philippe Detrez, secrétaire de l'Union départementale du Nord, dénonce publiquement la signature du contrat de plan régional textile par Christian Larose, secrétaire de la fédération Textile, connu pour son ouverture, Bernard Thibault se garde bien de trancher.

Pour les modernistes, ce mode de gouvernement illustre l'« absence de stratégie » de la direction confédérale. « Avec le souci affiché de faire avancer tout le monde au même pas, on risque de perdre sur les deux tableaux : on déçoit les plus déterminés à avancer sans rassurer ceux qui ont, malgré tout, l'impression que l'on abandonne l'identité historique de la CGT. La mutation du syndicalisme risque alors de marquer le pas », s'inquiète Gérard Alezard, vice-président CGT du Conseil économique et social. « Bernard Thibault est conscient que la CGT ne peut pas indéfiniment rester en dehors du jeu, mais il ne sait pas comment mettre son organisation sur les rails », renchérit Jean-Dominique Simonpoli, qui, après avoir passé dix ans à décliner ce nouveau syndicalisme à la Fédération des banques et assurances, a jeté l'éponge pour diriger Lasaire, un institut de réflexion proche de la CFDT.

Le renouvellement n'a pas eu lieu

Beaucoup s'interrogent aujourd'hui sur la capacité de l'ancien patron des cheminots à exercer un vrai leadership sur ses troupes. Le secrétaire général n'a pas profité de son élection confortable pour bousculer l'appareil. Des apparatchiks appartenant à la vieille garde continuent de verrouiller des postes clés comme la gestion des carrières syndicales. Il aura fallu près de deux ans pour débarquer la direction de l'hebdo la Vie ouvrière, connue pour son conservatisme. Quant au remplacement des anciens secteurs réputés trop déconnectés du terrain par les nouveaux « espaces de travail », il tarde à se mettre en place. Résultat, l'appareil se révèle incapable d'appuyer les organisations quand elles en ont besoin. Secrétaire de la fédération Textile, Christian Larose en a fait la triste expérience quand il a joué les pompiers dans le conflit des Cellatex cet été : « Alors que Martine Aubry avait envoyé tout son staff pour sortir de la crise, je me suis débrouillé presque tout seul : je n'avais même pas un spécialiste du droit du travail pour m'appuyer alors que toutes mes revendications relevaient du régime dérogatoire. Accessoirement, je n'ai pas eu un mot de soutien du bureau confédéral. C'est tout juste s'ils n'attendaient pas que je me plante pour m'enfoncer. »

Autre handicap pour le leader cégétiste, les instances dirigeantes qui l'entourent, censées être représentatives du terrain, ne brillent pas par leur ouverture. Les velléités de renouvellement affichées lors du 46e congrès n'ont pas tenu leurs promesses. « Tout a bougé pour querienne bouge », résume Dominique Andolfatto, maître de conférences en sciences politiques à Nancy II, qui a réalisé une étude sur le sujet. Si les femmes ont fait une entrée remarquée dans ces instances, « le rajeunissement n'est globalement pas tenu ». « Les moins de 35 ans sont deux fois moins nombreux qu'au précédent congrès, tandis que la part des plus de 50 ans augmente », constate cet universitaire. La moyenne d'âge des nouveaux élus, 42 ans, est ainsi l'une des plus élevées depuis la guerre. « Il nous manque au moins deux générations de militants depuis 1968, cela prendra du temps pour les remplacer », reconnaît Jean-Pierre Grenon, du comité régional Poitou-Charentes.

Ce vieillissement n'est pas seul en cause. Sous couvert de laisser les organisations libres de choisir leurs candidats, les instances dirigeantes n'ont pas favorisé le pluralisme. « Les organisations ont spontanément sélectionné des militants au profil et au parcours stéréotypés », note Dominique Andolfatto. « Même les jeunes s'expriment en vieux briscards de la langue de bois », constate Jean-Christophe Chomeron, de la fédération Finances. Ces instances présentent, comme l'admet Maryse Dumas, membre influent de la direction confédérale, une « image inversée du salariat », avec une surreprésentation des grandes fédérations du secteur public. Quant aux salariés du privé, leur liberté de parole au sein de la CGT est inversement proportionnelle à leur difficulté à retrouver du travail à l'extérieur. A contrario, « la bataille pour faire émerger le pôle des précaires et des nouveaux salariats est engagée, mais elle ne donnera son plein effet que dans plusieurs années », plaide Joël Decaillon, artisan de l'adhésion de la CGT à la CES.

Eviter les sujets qui fâchent

Pour l'heure, la réflexion confédérale est toujours prisonnière des débats de tranchées entre salariés du privé confrontés à l'économie réelle et tenants de l'identité cégétiste évoluant dans l'économie protégée. Dernier exemple en date : lorsque la direction confédérale a proposé l'organisation d'une campagne sur la précarité, les gardiens du temple n'ont pas manqué de rappeler que « faire des propositions d'amélioration des différents contrats précaires revenait à abandonner la revendication traditionnelle d'un CDI pour tous ». À la lumière des mauvais résultats électoraux enregistrés par la CGT dans plusieurs de ses bastions (SNCF, La Poste, France Télécom) au profit de SUD, Maryse Dumas aspire aujourd'hui à un vrai débat sur les rapports public-privé. Par peur de provoquer une déchirure irréparable dans l'archipel cégétiste, Thibault refuse d'engager de telles discussions. « Un syndicalisme confronté à des mutations de société ne peut évoluer en faisant l'économie d'un débat approfondi et continu. Or, aujourd'hui, on s'en tient à des débats d'actualité », regrette Gérard Alezard. « C'est la marque de fabrique de la culture communiste. Entre nous, on sait éviter les sujets qui fâchent », ironise Jean-Dominique Simonpoli.

Une nouvelle ère de glaciation

Signe de l'écart qui se creuse entre base et sommet, les initiatives proposées par les instances dirigeantes ne sont pas suivies d'effet. Comme en témoigne le faible succès des journées d'action organisées sur l'emploi en mai, sur les salaires en novembre. « Les défilés de province sont aujourd'hui plus importants qu'à Paris. C'est un comble ! » s'insurge Marceau Burette, secrétaire de l'Union départementale de Seine-Maritime. « Ce mode d'action est en complet déphasage avec ce que vivent les syndicats sur le terrain », ajoute Gérard Delahaye, leader des cadres CGT. Et les réflexes de repli reprennent le dessus. « La CGT est capable de prendre le stylo », affirmait dans nos colonnes Bernard Thibault à la veille d'être intronisé à la tête de la centrale, faisant allusion aux accords 35 heures. Le discours a changé. « L'engagement du syndicalisme ne se mesure pas au travers d'une signature », martèle Jacqueline Lazare. Exemple de ces résistances : l'UGFF-CGT n'a pas signé l'accord sur la précarité dans la fonction publique, qui permettra de titulariser plus de 100 000 vacataires d'ici à 2005. Plus récemment, la Fédération CGT des cheminots a refusé d'avaliser le nouveau système de notation de l'encadrement de la SNCF, pourtant approuvé par une majorité des cadres interrogés. Raison invoquée : le texte porte atteinte à l'« unicité du statut ».

Ce raidissement n'est pas de bon augure. D'autant que la confédération de la porte de Montreuil est coutumière de ces revirements d'après-congrès. « C'est un rite à la CGT de faire son autocritique au départ de chaque secrétaire général, pour ensuite replonger dans une glaciation des pratiques », constate Guy Groux, chercheur au Cevipof et spécialiste des syndicats. Bernard Thibault a apparemment bien du mal à inverser ce mauvais scénario.

Réforme en 2003 ?

« Cette fois, nous n'avons plus le choix », assure Maryse Dumas. La réforme des cotisations et des structures devrait constituer l'un des gros morceaux du 47e congrès de la CGT, prévu pour mars 2003. Véritable serpent de mer de la CGT depuis 1978, cette réforme a vocation à développer un véritable syndicalisme de proximité, en garantissant des moyens supplémentaires de fonctionnement notamment aux structures locales.

« Aujourd'hui, nous bloquons sur les moyens de faire vivre la centaine de bases nouvelles que nous avons créées grâce aux 35 heures, dans des secteurs tels que les transports, le commerce ou la santé privée », reconnaît par exemple Marceau Burette, secrétaire de l'Union départementale de Seine-Maritime. Du fait d'un droit syndical plus favorable que dans le privé, du fait aussi de la complexité du mode de répartition des cotisations, les grandes fédérations du secteur public et de l'industrie se taillent encore la part du lion, en termes de moyens. « La réforme suppose donc que ces fédérations acceptent, sous l'égide de la confédération, de redistribuer un peu de leurs moyens aux structures moins bien loties, mais plus représentatives du salariat », explique Lydia Brovelli, qui, en tant que trésorière de l'organisation, a longtemps porté la réforme à bout de bras. Pour bien faire, cette réforme devrait aussi être l'occasion de revoir les champs d'intervention de la trentaine de fédérations, bouleversées par les restructurations d'entreprises. Ainsi, pas moins de neuf fédérations sont aujourd'hui concernées par les activités du groupe Vivendi. Dès la fin de l'année, la CGT devrait donc commencer à se projeter dans la préparation de cette réforme « avec l'idée d'arriver au congrès munie de propositions précises », promet Maryse Dumas. Aux yeux des modernistes, ce chantier constituera « une partie de l'épreuve de vérité » quant à la réalité du changement dans la CGT.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle