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Politique sociale

Après l'amiante, l'INRS englué dans les éthers de glycol

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.12.2000 | Valérie Devillechabrolle

L'INRS à nouveau dans le collimateur. Déjà épinglé pour sa mauvaise appréciation des dangers de l'amiante, ce centre de recherche sur la santé au travail est accusé d'avoir sous-estimé les effets des éthers de glycol. Le poids du patronat dans cet organisme paritaire est montré du doigt. Mais les syndicats ne sont pas exempts de reproches.

Saint-Gobain, France Télécom, Sacilor et, tout récemment encore, EDF-GDF : depuis la rentrée, les condamnations pleuvent sur les entreprises qui n'ont pas suffisamment protégé leurs salariés contre les dangers de l'amiante. Quatre ans après que le scandale a éclaté, le dossier est entré dans une phase judiciaire active. Malheureusement pour les salariés qui en sont les victimes, les éthers de glycol, qui ont défrayé la chronique cet été, risquent fort de prendre le relais de l'amiante.

Ces solvants utilisés jusqu'en 1994 dans la fabrication de cartes à puce d'ordinateurs sont en effet suspectés d'avoir entraîné des malformations fœtales et des cancers des testicules chez des salariés de l'usine IBM de Corbeil-Essonne, en région parisienne. Mandaté par les avocats qui défendent également les intérêts des membres du personnel de trois usines jumelles du constructeur informatique aux États-Unis, le cabinet français Traces, spécialisé dans la santé au travail, a lancé un appel à témoin auprès des salariés de Corbeil, en collaboration avec le syndicat CGT. Au total, selon les derniers décomptes de Lucien Privet, du cabinet Traces, huit cas de malformation auraient ainsi été identifiés (dont deux chez les sous-traitants d'IBM) ainsi qu'une petite dizaine de cancers des testicules. Indépendamment des procès qui se profilent, cette nouvelle affaire démontre, selon lui, « la nécessité de conduire des recherches approfondies sur l'effet de ces éthers de glycol sur l'homme car, pour le moment, nous ne disposons d'aucune donnée précise ».

Si ce nouveau scandale met en cause la responsabilité des pouvoirs publics, il éclabousse également l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), ce centre de recherche géré par les partenaires sociaux dans le cadre de la Sécurité sociale (voir encadré, p. 40), accusé par l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) de ne pas avoir pris la toxicité de ces solvants suffisamment au sérieux.

Les pouvoirs publics ? Tout en interdisant dès 1997 l'usage domestique de certains éthers parmi les plus toxiques, ils en ont laissé la libre utilisation en milieu professionnel où, pourtant, 1,5 million de salariés y sont exposés. Le ministère de l'Emploi a depuis réagi en annonçant la publication prochaine de décrets visant à restreindre l'usage de ces éthers en entreprise. Mais, par ricochet, l'affaire IBM met aussi en lumière l'attitude pour le moins « ambiguë » de l'INRS. Un rapport de l'Igas, publié en 1999, dénonce en effet le « comportement critiquable » de l'institut, qui a non seulement cessé de conduire des études sur ce sujet, mais qui a aussi « relativisé les effets toxiques de certains éthers sur la reproduction humaine » en 1995. Des accusations très graves qui ne laissent pas l'INRS indifférent. Rappelant que ce centre est au contraire « l'un des rares instituts européens à avoir conduit un programme d'études et de recherches aussi important sur les éthers de glycol de 1990 à 1999 », Jean-Luc Marié, le directeur général de l'INRS, fulmine contre ce « mauvais procès ». L'Igas ne viserait, selon lui, qu'à déstabiliser un organisme cinquantenaire dont le bilan en matière de prévention des accidents du travail est unanimement loué.

Épinglé par le Parlement

Mais les couronnes de lauriers sont parfois mêlées d'épines. Car ce n'est pas la première fois que l'INRS se retrouve sur la sellette. Au printemps 1998, ses propres syndicats ont fustigé le « manque de déontologie » de la commission scientifique de l'INRS. Au cours d'une enquête épidémiologique consacrée aux risques de surmortalité liés à l'aluminium chez Pechiney, celle-là avait confié le rôle d'expert-rapporteur de l'étude… au médecin chef de Pechiney ! Deux ans plus tôt, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques avait lui aussi épinglé l'INRS qui, pendant des années, avait préconisé non l'interdiction, mais l'« usage contrôlé » de l'amiante, notoirement cancérigène.

Pour chacune de ces mises en accusation, l'INRS a une explication. Une « énorme maladresse » dans le cas de l'affaire Pechiney, qui a été sanctionnée par le renouvellement de la commission scientifique dès 1999. « Plus aucun de ses membres n'a de lien avec une industrie quelconque. Nous sommes le seul organisme d'expertise dans ce cas », assure Jean-Luc Marié. S'agissant de l'amiante, l'INRS se défausse sur les pouvoirs publics, « qui n'ont rien fait pendant trente ans » et à qui incombait la décision d'en interdire l'usage.

Mais, aux yeux des associations de victimes, de la CGT et également de l'Igas, ces multiples dérapages ne doivent rien au hasard. Ils résultent au contraire du « monopole de fait » qu'exerce le patronat sur le fonctionnement de l'INRS. Un organisme dont il préside d'ailleurs, sans discontinuer, depuis plus de trente ans, le conseil d'administration. « Le patronat a organisé les choses de façon que l'INRS travaille à son service », s'emporte ainsi Serge Dufour, responsable du secteur travail de la CGT. « L'INRS a consacré une part trop importante de son activité à l'établissement de normes de sécurité, ce qui normalement aurait dû relever de la responsabilité des industriels », précise, de son côté, Bernard Salengro, médecin du travail et administrateur (CFE-CGC) de l'INRS. Les rapporteurs de l'Igas enfoncent le clou en soulignant le « manque d'ambition » de la recherche, qui reste, selon eux, « très concentrée sur les risques connus » et ne vise qu'à « développer des solutions pratiques de prévention pour les entreprises ». « Et pour cause, rétorque Jean-Luc Marié. L'INRS n'est pas un centre comme les autres puisque la recherche ne représente que 30 % de notre activité, et de surcroît de recherche appliquée au développement de solutions pratiques de prévention en entreprise. »

Le patronat contre-attaque

Si, pour la prévention des accidents du travail, les intérêts des employeurs et ceux des salariés peuvent se rejoindre, cette convergence est beaucoup moins évidente lorsqu'il s'agit de débusquer, par la recherche, l'origine professionnelle de maladies. D'abord parce que, à la différence des accidents, les causes de ces maladies sont souvent multiples. Difficile, par exemple, d'isoler l'influence du travail dans l'apparition de certains cancers ou de troubles liés au stress par rapport à d'autres facteurs comme l'hérédité ou encore la consommation d'alcool et de tabac. Résultat, dans le doute, le patronat, mais aussi certains syndicats, ont souvent été tentés de botter en touche : « Si nous sommes prêts à reconnaître notre part de responsabilité, il n'est pas question de mettre à la seule charge des entreprises des maladies qui ont aussi d'autres causes », prévient Jean-Marie Paul-Dauphin, l'ancien directeur de la prévention des risques professionnels d'Usinor, qui vient d'accéder à la présidence de l'INRS.

Il est aussi clair que, sur le plan économique, recherche et intérêts industriels ne font pas toujours bon ménage. « Les conclusions de ces recherches sont susceptibles de faire émerger de nouveaux risques professionnels pouvant conduire à des indemnisations supplémentaires des salariés victimes et, in fine, à une augmentation des cotisations versées par les seuls employeurs au système de réparation de la Sécurité sociale », souligne François Desriaux, président de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva) et rédacteur en chef de la revue mutualiste Santé et Travail. Autant confier la lutte antitabac aux bons soins de l'ex-Seita, ironise de son côté Marcel Royez, le secrétaire général de la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés.

Face à cette avalanche de critiques, le patronat contre-attaque. « Le conseil d'administration de l'INRS a pris toutes ses décisions importantes, en matière d'orientation de recherche notamment, à la majorité de 15 voix (Medef, CGPME, FO, CFDT, CFTC) contre 3 (CGT, CFE-CGC) », tonne Jean-Pierre Peyrical, président (UIMM) de l'instance paritaire de la branche accidents du travail-maladies professionnelles, qui finance la quasi-totalité des 430 millions de francs du budget de l'INRS. Une majorité en trompe l'œil, toutefois. Car, pour beaucoup d'observateurs, le ralliement de certaines confédérations s'est davantage inscrit dans le grand marchandage des places à la Sécurité sociale plutôt qu'il n'a traduit une réelle implication syndicale sur les questions de santé au travail.

Des chercheurs démotivés

« Jusqu'au tournant des années 90 et toutes organisations confondues, la santé au travail n'était que la cinquième roue du carrosse dans l'ordre des priorités confédérales », déplore Dominique Olivier, secrétaire de la Fédération CFDT de la chimie-énergie, la première et longtemps la seule à avoir pris au sérieux ces questions. Reste que les temps changent : la revendication d'une présidence tournante patronat-syndicats à la tête de l'INRS, lors des récentes négociations sur la santé au travail, témoigne de la volonté des syndicats de s'y investir davantage (voir encadré ci-contre).

Mais, sur le plateau nancéien, où s'est installé l'essentiel des 670 chercheurs de l'INRS, le changement n'est guère perceptible. Jugé « abusif » par la Cour de cassation en octobre dernier, le licenciement en 1994 pour « insubordination » d'André Cicolella, le chercheur qui travaillait sur les éthers de glycol, est encore dans toutes les mémoires. « Aujourd'hui, c'est la prime au no wave system », résume un scientifique. « Les chercheurs, pour la plupart embauchés dans les années 70 avec une réelle fibre sociale, sont démotivés : ils se contentent de tester leurs masques antipoussière et de faire de la qualité, car cela ne prête pas à conséquence », souligne, un peu découragé, Hubert Attenont, délégué syndical CFDT de l'INRS et ancien collègue d'André Cicolella. Responsable du secteur conditions de travail à la CFDT, Jean-Paul Peulet estime toutefois que « ce malaise n'est pas le propre des chercheurs de l'INRS, mais du monde scientifique, où chacun finit par avoir la trouille des procès ». Ce manque d'ambition ne sert pas l'intérêt des victimes, qui « commencent à vouloir savoir pourquoi elles auront une vie plus courte que les autres ! » s'insurge Serge Dufour, de la CGT.

Une seule vraie tutelle : Bercy

Toujours est-il que les administrateurs syndicaux commencent à s'intéresser de près aux axes de recherche de l'INRS. « L'institut va perdre de l'argent en faisant des recherches sur les critères de prédisposition génétique, alors que les travaux engagés sur le stress ne sont pas à la hauteur de l'enjeu. C'est pourtant la première condition de travail négative mise en avant par les salariés », s'indigne Bernard Salengro, de la CFE-CGC. « 50 % de notre budget de recherche est consacré à la prévention du risque chimique. Si nous allions au-delà, comme le demandent certains, nous serions conduits à négliger tous les autres : physiques, mécaniques, électriques, biologiques, ionisants… Ce n'est pas acceptable ! » fait de son côté valoir Jean-Luc Marié. Quant à Jean-Marie Paul-Dauphin, il renvoie la balle à la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) et aux pouvoirs publics qui sont « les deux principaux clients de l'INRS » : « Nos orientations répondent avant tout à leurs besoins », assure le nouveau président de l'INRS.

Et que demande la Cnam ? « Nos besoins restent concentrés sur les accidents traditionnels qui demeurent, en nombre, la première source des atteintes professionnelles à la santé reconnues », indique Gilles Évrard, directeur de la prévention des risques professionnels à la Cnam. Quant aux pouvoirs publics, qui disposent de trois sièges consultatifs à l'INRS, ils se sont longtemps montrés d'une grande discrétion. « La seule tutelle qui s'exerçait vraiment était celle de Bercy avec sa logique comptable de dépenser le moins possible, regrette un haut fonctionnaire du ministère de l'Emploi. A contrario, les commissaires siégeant au nom des administrations du Travail et de la Santé publique n'avaient aucun mandat clair. »

Mais les choses commencent à bouger : le ministère de l'Emploi et de la Solidarité vient de confier à l'INRS une étude complémentaire sur les éthers de glycol, dans le cadre d'un programme européen visant à évaluer les risques des substances chimiques en circulation. Mieux vaut tard…

L'institut au menu de la refondation sociale

Soucieux de mettre un terme aux polémiques, les partenaires sociaux se sont penchés sur le sort de l'INRS, à l'occasion des négociations engagées dans le cadre de la refondation sociale sur la santé au travail.

Principale mesure inscrite dans le protocole du 13 septembre, qui attend toujours d'être ratifié par les organisations syndicales : la mise en place d'une présidence alternée entre les représentants des employeurs et ceux des salariés. « Cette alternance est jugée nécessaire afin de mettre en évidence la volonté de transparence et d'équilibre à l'INRS », est-il écrit dans le protocole. Aux yeux de Jean-Marie Paul-Dauphin, le président (Medef) de l'INRS, « c'est une très bonne chose » dans la mesure où « cela donnera aux organisations syndicales l'occasion de sortir du registre revendicatif et de prendre leurs responsabilités ».

Même sentiment chez Bernard Salengro, de la CFE-CGC, qui estime que « cette présidence alternée ne pourra se justifier que si les syndicats s'investissent vraiment ».

A contrario, Serge Dufour (CGT) déplore « cet affichage externe qui semble montrer que la prévention peut être organisée dans un consensus ». Car ce syndicaliste n'en démord pas : « Il y aura toujours des contradictions entre la performance économique et la santé des salariés. » Au total, pour Jean-Paul Peulet, de la CFDT, toutes ces polémiques visent à ériger l'INRS en « bouc émissaire » de tout ce qui ne fonctionne pas aujourd'hui en matière de prévention. Sans compter qu'« on a tendance à regarder le passé à la lumière des connaissances d'aujourd'hui ». Directeur général de l'INRS, Jean-Luc Marié n'est pas loin de penser la même chose et est tenté de crier pouce ! : « Qu'on arrête et qu'on nous laisse travailler… »

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle