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Enquête

LES STOCK-OPTIONS SOURCE D'INEGALITES ET DE TENSIONS

Enquête | publié le : 01.12.2000 | Jean-Paul Coulange

Entre les privilégiés qui bénéficient d'un régime de faveur et le gros des troupes, le fossé se creuse. Les fournées de stock-options, attribuées de façon opaque, commencent à irriter les bataillons qui n'en profitent pas. L'actionnariat salarié et l'intéressement, c'est mieux que rien, mais la carotte est beaucoup moins attrayante.

La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre dans cette tour de la Défense. Il a suffi qu'un article du Monde du jour révèle le fabuleux jackpot touché par les dirigeants de Technip grâce à leurs stock-options pour qu'en un rien de temps la quasi-totalité du personnel se retrouve dans le hall. Il y a là un bon millier de personnes, dont au moins 800 de l'encadrement. « Excepté, bien entendu, ceux qui avaient des stock-options », raconte Serge Goron, cadre et délégué CGT. Une mobilisation exceptionnelle pour cette société d'ingénierie où les derniers mouvements sociaux remontent à 1985. Mais l'émotion est grande chez les salariés : le quotidien du soir précise que la plus-value atteint 160 millions de francs pour 80 personnes, dont 110 millions rien que pour la dizaine de membres du comité de direction. Alors, en dépit du retour précipité de l'étranger du P-DG de Technip, qui réunit d'urgence le comité d'entreprise, et du versement d'une prime de 6 000 à 13 000 francs à l'ensemble du personnel, le conflit durera près de trois semaines.

L'affaire, qui remonte à 1995, est à marquer d'une pierre blanche. Car il s'agit, en France, de la première rébellion de salariés contre les stock-options. Cette mobilisation massive ne semble pas avoir servi de leçon aux dirigeants de Technip. Arrivé en septembre 1999, le président actuel, Daniel Valot, s'est contenté d'élargir le nombre de bénéficiaires des plans de stock-options, passé de 80 à 100 personnes avec les responsables des filiales. Mais il n'a pas cédé à la pression des syndicats qui réclament une plus grande transparence dans ce domaine. « De toute façon, la direction ne veut même pas reconnaître qu'elle bénéficie de voitures de fonction, alors qu'elles sont garées sur le parking », observe la CGT, passée, depuis, de la troisième à la première place chez les cadres, avec 48 % des voix. Maximaliste, la section CGT de Technip veut la suppression des stock-options. Mais toutes les organisations ne sont pas sur la même longueur d'onde. « On ne peut pas dire qu'il y ait sur ce sujet une pression syndicale forte », admet Michel Rousselot, responsable à l'Union des cadres CFDT.

Un système occulte et glauque

Et pourtant, le fossé ne cesse de se creuser entre ceux, peu nombreux, qui « en ont » et les bataillons de ceux qui « n'en ont pas ». Ce qui créée, comme à Technip, une cohabitation difficile. Lorsque les salariés de Wanadoo, filiale Internet de France Télécom, ont eu connaissance, l'été dernier, de la plaquette d'introduction en Bourse, beaucoup se sont étranglés. On peut y lire que 634 personnes bénéficient de stock-options sur un effectif global de 5 300 salariés, composé en majorité de cadres. À raison de 4,53 millions d'actions (d'une valeur de 120 francs) distribuées, chaque attributaire a reçu en moyenne 7 000 stock-options. « Lorsque les représentants du personnel ont demandé des explications, on nous a répondu que l'attribution était sélective et discrétionnaire », indique Denis Vandermersch, délégué CFDT de France Télécom Interactive, filiale de Wanadoo. Pour ce militant de la Fédération CFDT des postes et télécommunications, il y a eu « des cas d'attribution pour le moins discutables ». « Certains responsables de projets stratégiques, présents depuis deux à trois ans dans l'entreprise, n'ont pas reçu de stocks. » Le cas de France Télécom Interactive est révélateur. Cette filiale créée il y a quatre ans pour valider et intégrer les logiciels pour Internet a des centaines de bac + 4, ingénieurs commerciaux, ingénieurs en électronique ou informatique. Dans cette quasi-start-up, une cinquantaine de personnes tout au plus sur 500 se sont vu gratifier de stock-options.

Les critiques des cadres sont partout les mêmes. Les plans d'options sont trop fermés, réservés la plupart du temps aux états-majors. Et quand ils sont plus ouverts, les critères d'attribution restent obscurs. Sévère, Gérard Labrune, du syndicat des banques CGC, évoque un « système occulte et glauque ». Même au sein des groupes les plus généreux et les plus transparents dans ce domaine, le sujet est conflictuel. Exemple, Thomson, où actionnariat salarié et stock-options, partie intégrante de la culture de l'entreprise, sont débattus en conseil d'administration avec les représentants des salariés : « Nous avons eu des divergences avec la direction générale, qui limite le nombre de bénéficiaires de stock-options. Nous aurions préféré que le système soit plus ouvert, quitte à prendre des cibles sélectives », explique Michel Hanotte, président de l'Association du personnel actionnaire de Thomson (Apat). L'Apat a suggéré à la direction de prendre modèle sur Alcatel, « où une partie des stock-options concerne l'ensemble du personnel, une autre partie est réservée à une cible et une autre, enfin, est attribuée aux Américains ». Il est vrai que la politique du groupe de Serge Tchuruk est largement dictée par sa forte implication outre-Atlantique. « Aux États-Unis, la moitié des stock-options est attribuée à la signature, explique Pierre Le Roux, le DRH d'Alcatel. Comme la valeur d'une entreprise est calculée sur le prix de l'ingénieur, généralement entre 5 et 10 millions de dollars par tête, dépenser quelques centaines de milliers de francs pour attirer et garder un ingénieur, ce n'est pas beaucoup. » Il se souvient d'un temps, pas si lointain, où « la courbe des salaires épousait celle des âges ».

Des carottes new-look

De gré ou de force, les états-majors sont contraints d'ouvrir les robinets. À la Société générale, la dernière distribution a concerné 714 salariés de la banque, contre 541 lors de la précédente « tournée ». Les nouveaux bénéficiaires sont exclusivement « des cadres à haut potentiel dont les compétences sont les plus recherchées sur le marché du travail et des cadres dont les prestations ont été exceptionnelles et remarquablement utiles à l'entreprise ». Autre ciblage, l'attribution de 320 000 options, il y a quelques années, à sept opérateurs de marché. Chez Lafarge, le nombre de privilégiés a fait un bond spectaculaire entre 1998 et 1999, passant de 258 à 1 552 personnes. Il faut cependant regarder de près les chiffres. Car, comme le remarque Gérard Delahaye, le responsable des cadres CGT, « lorsque les dirigeants étendent le bénéfice des stock-options à d'autres salariés, il ne s'agit pas des mêmes volumes ». Chez Lafarge, sur les 500 000 options distribuées en 1999, 60 000 ont été octroyées à Bertrand Collomb, le P-DG, et 30 000 à chacun des deux vice-présidents-directeurs généraux.

Pour calmer le gros des troupes qui ne bénéficient pas des carottes new-look, les entreprises utilisent le levier de l'actionnariat salarié. Mais les salariés savent faire la différence entre des options gratuites et des actions payantes. C'est le cas des salariés de Technip. Lorsque le groupe a lancé en 1996, un an après l'affaire des stock-options (voir plus haut), un plan d'actionnariat, 75 % du personnel est devenu actionnaire de l'entreprise. « Mais beaucoup utilisent l'abondement de l'entreprise, limité à 2 000 francs, comme un complément de salaire. D'ailleurs, un tiers débloquent leur investissement chaque année », explique une élue du comité d'entreprise.

Les soutiers se sentent délaissés

Quand ce n'est pas l'actionnariat salarié, c'est l'intéressement et la participation qui servent de faire-valoir aux directions générales. Meilleur exemple ? Le secteur bancaire. « On est en train de mêler le capital au travail. Dans cette branche, on ne négocie plus et l'intéressement tend à se substituer aux augmentations de salaire », estime Gérard Labrune, du SNB-CGC. Ce troc ne fonctionne pas partout. Michel Pébereau, le président de BNP Paribas, en a fait l'expérience au cours d'un comité central d'entreprise. À la mi-octobre, l'annonce de résultats semestriels prodigieux a déclenché une discussion tellement vive entre les participants que l'ensemble des organisations syndicales ont quitté la réunion pour marquer leur opposition à la politique salariale de l'entreprise. Les 1 000 francs de prime de début d'année, suivis de 600 francs versés immédiatement sur un nouveau fonds commun de placement, ont semblé bien chiches. « L'intéressement et la participation c'est bien, mais ce n'est pas de la monnaie sonnante et trébuchante. Un salarié reste un salarié et un actionnaire reste un actionnaire », rappelle Benoît Janin, de FO. Signe prémonitoire ? La section parisienne de Force ouvrière avait distribué, avant l'été, un tract révèlant une crispation des relations sociales : « À la BNP, on ne connaît pas l'évolution du salaire du P-DG, mais les dix meilleures rémunérations ont atteint pratiquement 70 millions de francs en 1999 ! Plus 20 % en un an ! Le rapport de la moyenne des rémunérations des 10 % les moins payés de la BNP avec la moyenne des 10 meilleurs salaires est de 1 à 48 ! »

Le problème est que cette flambée des rémunérations des dirigeants coïncide avec une individualisation de plus en plus poussée des salaires des cadres. Résultat : des bataillons de salariés sont laissés sur le bord de la route. Tandis que les plus-values potentielles des détenteurs de stock-options ont augmenté de 50 % entre 1998 et 1999, selon l'Expansion, les revenus des cadres n'ont augmenté que de 4 %. 46 % des 3 000 cadres interrogés dans le cadre de la récente enquête salariale de l'Apec déclarent ne pas avoir obtenu d'augmentation en 2000 et 10 % seulement sont satisfaits de leur rémunération. L'ancien DRH d'un grand groupe français ne masque pas la réalité : « Il y a quatre catégories de cadres. Une petite partie ont des salaires qui suivent le marché et bénéficient de bonus et de stock-options. Il y a ensuite ceux qui ont des augmentations et des bonus, mais pas de stock-options. Ceux qui ne profitent que d'augmentations individuelles et enfin ceux dont on ne s'occupe pratiquement plus. » Des « soutiers » qui se sentent aujourd'hui délaissés, surtout quand d'autres jouissent d'un véritable traitement de faveur. « J'ai fait parfois attribuer jusqu'à 50 % d'augmentation sur le brut et accordé des bonus de 50 % », ajoute ce DRH. Pour Charles Finance, spécialiste des salaires à la CFE-CGC, pas de doute : « Ceux qui prônent la rigueur salariale s'en exonèrent. » Mais gare au retour de bâton ! Chez Technip, une trentaine d'ingénieurs de moins de 30 ans ont quitté l'entreprise dans le courant de l'été !

Quand les syndicats font de l'outing
Epingler les P-DG gourmands est un sport que pratiquent volontiers les Anglo-Saxons

Ce n'est pas aux grand-messes de la CGT qu'on verrait ce genre de scène ! En guise d'ouverture de son congrès de septembre, en Écosse, la Confédération des syndicats britanniques (Trades Union Congress) a baladé un porc de quelque 300 kilos, censé représenter le patronat d'outre-Manche et ses gros salaires. Il est vrai que les dirigeants britanniques ne sont pas à plaindre. Une étude publiée par le « Guardian » pendant l'été a révélé qu'une centaine de dirigeants britanniques touchent plus de 1 million de livres par an, soit plus de 10 millions de francs. Autant les rémunérations des patrons suscitent peu d'intérêt dans les syndicats français, autant elles sont surveillées de près par les grandes centrales britanniques ou germaniques. Le DGB n'a pas hésité à épingler cet été des directoires un peu trop gourmands, ceux de Siemens, Mannesmann ou de la Deutsche Bank. Il faut dire qu'en deux ans ces dirigeants ont vu leur rémunération grimper entre 75 et 200 %, alors que l'ensemble des salariés n'ont obtenu qu'une progression de 8 %. Mais la palme revient sans conteste à l'AFL-CIO. La puissante confédération américaine fait ses choux gras des chiffres détaillés sur les émoluments des P-DG (CEO) qui foisonnent sur les sites Internet des entreprises. Et ça décoiffe ! Tout y passe : les 80 millions de dollars gagnés par Ron LaBow, président de WHX, une entreprise sidérurgique qui a connu la plus longue grève de l'histoire de ce secteur ; les 25 millions de dollars touchés par Henry Paulson, le CEO de Goldman Sachs qui prépare un plan de restructurations affectant 1 million de travailleurs chinois de Petrochina ; ou encore le pactole de près de 700 millions de dollars de stock-options du P-DG de Gap, Millard Drexler, qui donne royalement 11 cents l'heure à ses ouvriers russes, « réduits à l'état de serfs ». En France, seule « l'Huma » se livre à de tels exercices d'« outing ». Dans un numéro d'avril dernier, c'est Jean-Pierre Rodier, le P-DG de Pechiney, qui subit les foudres du quotidien communiste. « Fort de ses 500 000 francs mensuels, il a considéré qu'un ouvrier payé entre 8 000 et 9 000 francs à l'usine de Dunkerque devait subir quatre années de blocage de salaire et la perte de maints avantages acquis pour bénéficier d'une réduction du temps de travail de 2 heures 30 par semaine […].

Alors, durant trente-cinq jours de grève, le P-DG a préféré perdre 63 millions de francs, sans compter le coût d'une longue remise en route, plutôt que de satisfaire une revendication à 14 millions de francs pour l'an 2000 en incluant les 40 embauches réclamées. »

Auteur

  • Jean-Paul Coulange