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Débat

Une relance des salaires peut-elle nuire à l'emploi ?

Débat | publié le : 01.12.2000 |

Avec l'automne fleurissent les revendications salariales. La croissance retrouvée redonne de la voix aux salariés, qui acceptent de plus en plus mal la modération prévue par les accords sur les 35 heures. Il n'est pas surprenant que les salariés souhaitent toucher les dividendes monétaires de la reprise économique. Mais, en lâchant du lest, ne risque-t-on pas de freiner la création d'emplois ? La réponse de trois économistes.

« Non, à condition que les salaires ne progressent pas plus vite que la productivité. »

JEAN-PAUL FITOUSSI Professeur des universités à l'Institut d'études politiques de Paris.

Le problème qui se pose aujourd'hui en France n'est pas tant celui d'une relance de l'activité par les salaires que celui de leur progression normale. En effet, les dix dernières années n'ont absolument pas été propices aux évolutions salariales. Et, alors que la croissance économique revient à un niveau relativement acceptable pour la troisième année consécutive, les salariés n'en ont toujours pas bénéficié.

À la question de savoir s'ils doivent participer aux bénéfices de cette croissance retrouvée, la réponse est bien évidemment oui. Certes, il reste encore beaucoup de chômage. Un chômage que l'on impute, de façon presque universelle, aux évolutions salariales. Mais cette analyse est contestable, car ce n'est pas tant le niveau que la structure des salaires qui porte une part de responsabilité dans le chômage des travailleurs les moins qualifiés. Et, quoi qu'il en soit, cela ne justifie en rien qu'il faille exclure les salariés des fruits de l'expansion.

La difficulté, c'est que la France se trouve dans une situation très particulière. L'économie française est en effet soumise à deux contraintes fortes : les 35 heures et le minichoc pétrolier. Grâce à la législation, une grande majorité des salariés ont profité de la croissance, non pas sous forme d'augmentation de salaire, mais de diminution de leur temps de travail. Il convient donc d'apprécier s'il existe des marges pour aller au-delà. Or celles-ci existent, précisément parce que les salariés n'ont pas bénéficié des fruits de la croissance depuis 1998. La modération salariale passée et présente compense donc en partie l'avantage qu'ils retirent en termes de temps libéré par la loi sur les 35 heures.

Il convient cependant de rester prudent. Le traitement complexe du smic dans la loi sur les 35 heures génère une augmentation du coût horaire du travail qui n'est pas minime. La façon la plus adéquate de satisfaire l'aspiration normale des salariés à l'augmentation de leurs revenus est donc d'utiliser la fiscalité au sens large, en jouant sur les prélèvements fiscaux et/ou les cotisations sociales. C'est ce qui a été fait avec la baisse de la contribution sociale généralisée sur les salaires jusqu'à 1,4 fois le smic. Une mesure qui équivaut à une hausse de 10 % du pouvoir d'achat du salaire minimum sur trois ans. Par la fiscalité, on satisfait ainsi aux augmentations de salaire qui auraient dû être supportées par les entreprises. La prudence est d'autant plus de mise que la flambée des cours du pétrole peut engendrer une spirale inflationniste entre les prix et les salaires. Même si, pour l'heure, ce minichoc est supporté par les salariés, dont le pouvoir d'achat baisse en proportion de la hausse des carburants.

Mais si l'on fait abstraction des 35 heures et du minichoc pétrolier, dont il faut attendre que les effets se dissipent, il est légitime de se demander si le niveau actuel des profits des entreprises n'est pas trop élevé. Et si l'on répond par l'affirmative, cela signifie que les entreprises ont largement de quoi payer les augmentations salariales, en resserrant leurs marges de profit. À condition, toutefois, que les salaires ne progressent pas plus vite que la productivité du travail, pour ne pas pénaliser l'emploi.

« Il faut stimuler l'offre de biens de travail plutôt que la demande au travers des revenus. »

PATRICK ARTUS Directeur des études économiques à la Caisse des dépôts.

Nous avons longtemps vécu avec un environnement de chômage élevé, de croissance faible de la demande et de déflation, avec la disparition de l'inflation et la baisse des prix de production. La situation a brutalement changé en 1999-2000. L'économie française est passée d'une situation d'insuffisance de la demande sur le marché des biens à une situation d'insuffisance de l'offre. Le capital productif n'augmente que de 2 % par an (en volume), contre 6 % aux États-Unis et, surtout, des goulots d'étranglement très sévères apparaissent sur le marché du travail, pour tous les niveaux de qualification, y compris les plus faibles. Plus de 50 % des entreprises françaises déclarent ne pas pouvoir produire davantage à cause des difficultés de recrutement.

Dans ce contexte, il est nécessaire de stimuler l'offre (de biens de travail) et, plus tard, la demande. Tout accroissement trop important du coût du travail, toute baisse de la profitabilité réduit la capacité à investir et l'offre de biens et services, et devraient donc être évités. Stimuler la demande au travers des revenus ne s'impose plus.

Notre propos n'est pas d'affirmer que, dans le long terme, la part des profits dans le revenu national doit augmenter. Il consiste à dire, d'une part, que la France (et l'Europe) souffre d'une insuffisance majeure d'investissement qui compromet la croissance à moyen terme, le développement des nouvelles technologies, et que la politique économique devrait éviter toute mesure qui réduise l'incitation à investir ; d'autre part, que le partage des revenus ne se déforme pas aujourd'hui en faveur des profits, mais que la masse salariale s'accroît avec le demi-million d'emplois créés chaque année en France, qui réduisent rapidement le chômage, et pas beaucoup avec le salaire par tête. Le surplus lié à la croissance va aux chômeurs qui retrouvent un emploi, ce qui est extrêmement appréciable.

À ces arguments s'en ajoutent d'autres, moins macroéconomiques. Beaucoup d'études fiables montrent que le salaire minimum est un obstacle à la création d'emplois non qualifiés, son niveau étant souvent supérieur à la production fournie par ces emplois. L'OCDE affirme que 30 % de la population active en France a un niveau très faible de qualification, d'où l'urgence des créations d'emplois de ce type. Le soutien du revenu des plus pauvres, évidemment nécessaire, ne devrait donc pas être supporté par les entreprises, mais par la poursuite de la baisse des charges sur les bas salaires, ou l'impôt négatif.

Le débat sur les inégalités ne peut donc rester centré sur les salaires : dans une situation où, avec la concurrence internationale, les exigences de rentabilité du capital, les possibilités de la délocalisation, la nécessité d'investir plus, les salaires ne peuvent pas beaucoup augmenter, la seule piste consiste à accepter d'autres modes de rémunération : intéressement, distribution d'actions, abondement aux fonds d'épargne…

Le paritarisme doit sortir de la seule négociation sur les salaires ou bien il ne contribuera pas à la réduction des inégalités qui, dans les économies modernes, sont essentiellement des inégalités de patrimoine, de droits à la retraite.

« Remettre en cause la modération salariale nuirait à la productivité, qui profite à l'emploi. »

MICHEL DEVILLIERS Économiste à l'Insee.

Depuis trois ans, l'économie française a créé beaucoup d'emplois : près de 1 200 000 dans le secteur marchand. Cela a permis un recul historique du taux de chômage, redescendu de 12,5 % à 9,5 %, dont le niveau élevé constitue la cause principale de notre « fracture sociale ».

Ces créations d'emplois doivent beaucoup à une croissance soutenue depuis 1997, mais tiennent aussi au fait qu'à croissance égale l'économie française crée maintenant beaucoup plus d'emplois qu'il y a une dizaine d'années. Cet « enrichissement » de la croissance en emplois est à relier à l'évolution maîtrisée des coûts de travail dans ses deux composantes : d'une part les charges sociales, qui ont bénéficié d'allégements, et d'autre part les salaires individuels, qui enregistrent une évolution modérée. Remettre en cause la modération salariale serait modifier le fragile équilibre qui permet aux gains de productivité de profiter directement à l'emploi dans une phase d'autant plus cruciale que nous sommes en pleine période d'application de la loi sur les 35 heures.

Les accords de réduction du temps de travail sont accompagnés, depuis le début de l'année, de dizaines de milliers de créations d'emplois, dont il est important d'assurer la pérennité à moyen terme. Or toutes les études ont montré que la réduction du temps de travail était bénéfique à moyen terme pour l'emploi à la condition expresse que les salariés prennent à leur charge, sous la forme d'une moindre progression de leur pouvoir d'achat, un quart à un tiers du coût de la mesure.

Revenir indirectement à un schéma de compensation intégrale de la réduction du temps de travail serait perdre dans la durée les gains d'emplois engrangés à court terme grâce aux 35 heures. Ajoutons que, sur un plan conjoncturel, la nécessité de relancer les revenus des ménages n'est pas avérée. Ceux-là ont une évolution totalement en harmonie avec une augmentation régulière de la consommation. La progression du pouvoir d'achat de ces revenus est assurée par l'augmentation des effectifs employés. Le prélèvement opéré sur les revenus des ménages par la récente hausse des prix de l'énergie est en voie d'être complètement compensé par les allégements d'impôts. L'inflation a certainement atteint son maximum et va progressivement revenir vers un niveau de 1,5 % l'an. La préoccupation doit rester d'assurer la durabilité de la croissance en cours. Pour aller vers le plein-emploi, nous avons en effet besoin d'une phase d'expansion sensiblement plus longue que toutes celles observées depuis vingt-cinq ans.

L'expérience américaine des dix dernières années, qui a conduit à un taux de chômage impressionnant de seulement 4 %, n'est pas transposable en tous points de vue. Mais elle nous montre bien qu'une expansion qui dure passe par une modération salariale, éliminant du même coup les tensions inflationnistes et garantissant des taux d'intérêt peu élevés.