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Codécision dans l’entreprise : faut-il franchir le Rubicon ?

Idées | Juridique | publié le : 03.02.2016 | Pascal Lokiec

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Codécision dans l’entreprise : faut-il franchir le Rubicon ?

Crédit photo Pascal Lokiec

Pour parvenir aux meilleurs compromis, il n’y a pas que la négociation collective. Une autre voie, depuis longtemps débattue, mérite aujourd’hui d’être placée sur le devant de la scène. Et pas seulement parce qu’elle s’inspire du « modèle allemand », paré de toutes les vertus ! Cette voie, c’est celle de la codécision.

Une lente montée en puissance

Le droit français n’ignore pas la codécision, mais ses applications sont à la fois modestes et désordonnées. Elles sont au nombre de trois. Selon la première, les salariés participent à la gestion de leur entreprise en qualité d’actionnaires. Pour compenser le fait que les salariés actionnaires détiennent le plus souvent une part ultraminoritaire des parts de la société, le législateur leur a accordé un privilège de représentation. Ils peuvent désigner un ou plusieurs administrateurs dès lors qu’ils détiennent plus de 3 % du capital social.

Selon la deuxième modalité, plus ambitieuse, c’est la qualité de salarié, ou de représentant des salariés, qui détermine la présence dans les organes de direction de la société. La loi du 14 juin 2013, amendée par la loi Rebsamen, constitue une avancée intéressante sur ce terrain car elle permet une représentation à la fois obligatoire (pas besoin d’une clause des statuts) et avec voix délibérative.

Le dispositif n’est cependant pas suffisamment abouti. Eu égard au seuil, tout d’abord, limité aux entreprises d’au moins 1 000 salariés dont le siège social est en France (et d’au moins 5 000 salariés s’il est à l’étranger). Eu égard aux sociétés visées, ensuite : les sociétés anonymes et les sociétés en commandite par actions sont concernées, pas les SAS, ce qui constitue une exception notable ! Eu égard, enfin, au nombre de représentants, limité à un ou deux selon que l’organe comprend plus ou moins de douze membres. Le rapport Gallois proposait au moins quatre représentants (Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, L. Gallois, novembre 2012, p. 61). Pour une participation effective des salariés à la gestion, il faudrait aller plus loin, comme en Allemagne, avec un tiers ou la moitié des sièges en fonction de la taille de l’entreprise.

Selon une troisième modalité, la codécision ne passe pas par les instances de direction mais par l’obligation de recueillir, sur certains sujets, l’aval du comité d’entreprise. Le droit français connaît quelques droits de veto, sur des sujets très ponctuels comme les horaires variables, la mise en place du repos compensateur de remplacement ou la nomination du médecin du travail. Outre-Rhin, les pouvoirs dits de codétermination du conseil d’entreprise couvrent des domaines aussi importants que les horaires, les congés, le recrutement, les promotions, etc. (« Le droit à la participation » en droit allemand, P. Rémy, « Droit social », décembre 2015, p. 974). Souvenons-nous qu’en France la loi de modernisation sociale de 2002 avait accordé un droit d’opposition au CE en cas de projet de restructuration ! Il se traduisait par la saisine d’un médiateur et la suspension du projet.

À l’époque, le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs validé ce dispositif tout en limitant son champ d’application. Actuellement, l’article L. 1233-33 du Code du travail oblige l’employeur à mettre à l’étude les suggestions formulées par le comité d’entreprise et à leur donner une réponse motivée. Pourquoi ne pas revoir cette disposition pour qu’à défaut de prise en compte des propositions du comité un recours soit possible devant un tiers ? Par exemple un médiateur, le juge ou l’administration…

Vers un changement de modèle ?

Il est peut-être temps de franchir le Rubicon (Les Chances d’une codétermination à la française, J.-L. Beffa et C. Clerc, Centre Cournot, « Prisme » n° 26, 2013). La volonté – réelle ou factice – d’associer les salariés, par l’intermédiaire du comité d’entreprise, aux orientations stratégiques de l’entreprise illustre bien les limites du système actuel et l’intérêt qu’il pourrait y avoir à passer à une véritable codécision. La loi de 2013 prévoit la consultation du comité sur les orientations « définies par l’organe chargé de l’administration ou de la surveillance de l’entreprise » (art. L.  2323-7-1, C. trav.; La participation des salariés à la stratégie de l’entreprise, G. Auzero, « Droit social », décembre 2015, p. 1006). Le dispositif serait évidemment d’une tout autre portée si les salariés étaient associés à la définition même de la stratégie.

Derrière la reconnaissance de la codécision, il y a en effet l’enjeu de peser sur la décision économique, pas seulement sur les suppressions d’emplois qu’elle engendre. Peut-on efficacement résister à une décision de fermeture de site ou à une délocalisation en s’attaquant à ses seules conséquences sociales ? Bien sûr, des stratégies d’évitement sont possibles, et les salariés n’ont plus de prise lorsque la décision est adoptée au niveau des assemblées générales. On rappellera que les prérogatives des élus du CE dans les assemblées générales frisent l’absurde puisque le Code du travail dispose qu’ils sont « entendus, à leur demande, lors de toutes les délibérations requérant l’unanimité des associés » (art. L. 2323-67). Dans les autres cas, ils sont donc présents mais muets !

Les fondations constitutionnelles sont déjà là pour une véritable codécision. L’alinéa 8 du préambule de 1946 prévoit que « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Il faut bien sûr, particulièrement dans le contexte actuel, faire preuve de prudence. La participation au pouvoir pourrait servir de prétexte, à des réformateurs mal intentionnés, pour limiter le contrôle du pouvoir. L’argumentation est connue : à partir du moment où les salariés ont pris part à la décision, ils en assument la responsabilité.

Il faudrait aussi s’entendre sur les nombreuses options en présence. Par exemple de quels modes de codécision parle-t-on ? Pour quels seuils ? Avec quel impact sur la responsabilité des dirigeants ? De même faut-il s’entendre sur le mode de désignation des représentants (par les salariés ; par les syndicats). Et sur les types de sociétés concernées. Pour autant, le statu quo n’est pas la solution. On navigue entre deux rives. D’un côté, le modèle d’information-consultation a perdu de son effet utile avec des délais de consultation et des freins à la contestation des irrégularités. De l’autre s’affirme un système alternatif de codécision sans que l’on se soit donné les moyens de son efficacité. Vers quelle rive se diriger : faut-il redonner du sens à l’information-consultation ou adopter un système de codécision digne de ce nom ? On ne pourra longtemps rester entre deux eaux.

Pascal Lokiec

Professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, où il codirige le master 2 Droit social et relations professionnelles. Il a publié Il faut sauver le droit du travail chez Odile Jacob (février 2015).

Auteur

  • Pascal Lokiec