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“Certains habitants ne se sentent plus faire partie du pays”

Actu | Entretien | publié le : 03.02.2016 | Anne Fairise

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“Certains habitants ne se sentent plus faire partie du pays”

Crédit photo Anne Fairise

Face au délitement des ghettos urbains, submergés par le sentiment de discrimination, le sociologue juge urgent d’intégrer les habitants à l’espace politique.

Vous êtes le premier, en 2008, à avoir parlé de la constitution de « ghettos urbains », se créant en marge de la société. Comment la situation a-t-elle évolué ?

J’ai utilisé ce terme de ghetto pour désigner la réalité sociale de certaines zones urbaines qui concentrent des populations défavorisées, victimes de ségrégation urbaine et de discriminations raciales. Leurs habitants ont fini par y fabriquer des modes de vie particuliers, des visions du monde organisées autour de valeurs qui leur sont propres. Ils ont développé une forme d’organisation sociale pour faire face aux difficultés. C’était une nouveauté dans les années 2000. Aujourd’hui, un autre cap est franchi. Nous ne sommes plus dans la constitution de ces « contre-mondes » sociaux, plus ou moins fermés, mais dans leur décomposition. Désormais, les ghettos urbains se délitent.

Comment expliquez-vous ce délitement ?

Ce sont les effets de la crise, continue depuis 2008. En sept ans, la population s’est considérablement appauvrie. Les inégalités entre habitants se sont accentuées. La tendance à l’isolement s’est renforcée, avec un repli sur la sphère privée, la famille, et une défiance accrue envers les institutions et tous leurs représentants, qui ne sont plus perçus comme des vecteurs possibles d’intégration. La participation à la vie associative est en baisse. Il est plus difficile de mobiliser, surtout dans les cités des villes de province. En revanche, la question religieuse, l’islam en particulier, a pris une place considérable.

Dans tous les quartiers ?

L’emprise de la religion est variable selon les endroits et la présence plus ou moins forte de militants religieux. Une minorité la pratique sur un mode rituel rigoureux. Une autre en fait la source d’une éthique personnelle ou d’une affirmation plus politique. On trouve, par exemple, des associations de femmes musulmanes faisant du sport. Pour tous les autres, la religion est devenue la référence par rapport à laquelle ils se situent. Elle structure leur vie quotidienne, en fournissant des règles et des interdits, comme on le voit dans les sociétés urbaines pauvres d’Amérique latine. Elle est de toutes les conversations, surtout depuis les attentats.

La religion est donc un socle unificateur ?

Elle unit la population autour de significations communes et lui permet de construire un « nous ». Mais elle ne fait pas communauté. Au contraire, les habitants des quartiers disent que la pression religieuse les isole les uns des autres. Les gens se parlent moins.

Comment se traduit cette décomposition des ghettos ?

Une partie non négligeable de leurs habitants tourne désormais le dos au reste de la société. J’ai le sentiment que beaucoup ne veulent plus être intégrés. Dans leurs propos, il n’y a plus d’avenir commun. Comme s’ils vivaient dans un autre pays et ne se sentaient pas français.

Cela remet-il en cause la légitimité des acteurs publics et sociaux à intervenir ?

Les habitants des quartiers ont le sentiment que les institutions fonctionnent à leur détriment. Et qu’ils se sont construits, en tant qu’individus, contre elles, ou en dépit d’elles. Ce sentiment pose un gigantesque problème à l’intervention des acteurs publics et sociaux. Leur parole n’est plus légitime. Leurs actions sont perçues comme n’ayant pas d’effets – elles n’ouvrent aucun avenir – ou comme des tentatives pour enfermer les habitants dans la norme et les empêcher de « vivre ». La laïcité, par exemple, est vécue comme un système d’exclusion, une norme visant à les maintenir à l’écart. De la même manière, les « ABC de l’égalité », qui visaient à lutter contre les stéréotypes de genre, ont créé des tensions dans les cités, où les rapports de genre sont devenus un enjeu moral, identitaire, politique et une clé d’organisation interne. Des familles ont même retiré leurs enfants de l’école. C’est une évolution nette, les habitants des quartiers ne pensent plus leur situation en termes sociaux mais moraux ou éthiques.

Les inégalités ne sont plus le sujet ?

Pour la grande majorité des habitants, il n’y a pas tant des inégalités sociales à résoudre qu’un problème général de discrimination. Qu’ils perçoivent dans un refus d’embauche comme dans les comportements des policiers qui, pensent-ils, agiraient différemment avec d’autres groupes. Dans ce contexte, les hommes politiques qui mettent en avant, exclusivement, les inégalités sociales ne suscitent que de l’indifférence.

Après les attentats de début 2015, Manuel Valls a reconnu un « apartheid territorial, social » et même « ethnique ». Enfin ?

C’est un bon signe que les responsables politiques se rendent compte des phénomènes de ségrégation raciale. Mais qu’est-ce qui a changé depuis ces déclarations ? Se sont-elles traduites par une inflexion des politiques publiques ? Non. Le gouvernement socialiste, comme ses prédécesseurs depuis quinze ans, continue de mettre le paquet sur le traitement territorial des cités, toujours perçues comme une concentration urbaine de problèmes sociaux. De bonnes choses ont été faites, comme la concentration des moyens financiers sur un nombre plus réduit de quartiers. Mais la politique de la Ville n’est pas une priorité. Nous sommes déjà au troisième ministre chargé du dossier depuis 2012.

Vous appelez, de longue date, à une approche réellement politique de ces enjeux.

Repolitiser l’action publique était, pour moi, un moyen d’éviter que les habitants des quartiers ne trouvent une alternative dans la religion. C’est trop tard, on y est. Pour autant, je considère toujours que la priorité doit être donnée au politique, tant dans l’interprétation de la situation que dans les actions à mener. La situation actuelle est le produit de l’absence de sens. Les habitants ont rempli le vide par la religion, des théories du complot, des fantasmes antisémites, des trafics illégaux. Le seul moyen d’en sortir est de permettre aux habitants de devenir des acteurs, et de les intégrer à l’espace politique. Car la norme commune ne peut être acceptée si elle est vécue comme une domination.

Que proposez-vous ?

Des mesures qui remettent les gens en mouvement. Je suis partisan des politiques d’empowerment pour favoriser la participation des habitants à la vie économique, sociale, culturelle, communautaire… Elles seules peuvent permettre de construire un espace politique commun. Malheureusement, elles ne sont pas dans la tradition française. Les hommes politiques l’assimilent à du communautarisme. François Lamy, le premier ministre de la Ville du quinquennat socialiste, s’y est un peu intéressé ; pas ses successeurs. Autre difficulté, la prise de conscience qu’une priorité doit être donnée au politique n’est pas partagée. Je l’ai constaté lorsque j’ai été reçu par les députés après les attentats à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher. Beaucoup, notamment parmi les plus âgés, pensent que la baisse du chômage résoudra la situation dans les quartiers. Mais on n’en est plus là.

Mais les habitants des quartiers veulent-ils être des acteurs sociaux ?

Je ne dis pas que ce sera facile. Pour que des programmes d’empowerment prennent corps, il faut que les individus aient des ressources culturelles suffisantes pour se (re)construire. Or les habitants des quartiers se sont énormément appauvris et beaucoup n’ont plus ces ressources aujourd’hui. Certains même ont développé une hostilité à l’égard de l’action politique ou à l’idée d’être des acteurs sociaux. Ils ont basculé dans autre chose, une culture de la débrouille et du clientélisme, avec la religion comme grille d’explication et la famille comme cadre de référence. Mais je ne vois pas d’autre solution que de favoriser la mise en mouvement de la population. Et il y a urgence à le faire, avant que la proportion d’habitants qui ne se sentent plus français ne soit trop importante.

Didier Lapeyronnie

Professeur de sociologie à l’université Paris 4 (Sorbonne), Didier Lapeyronnie observe la transformation des quartiers populaires depuis trente ans. Il est le premier, en 2008, à avoir décrit la constitution de ghettos urbains. Dans Refaire la cité (Éd. Seuil, 2013), coécrit avec le sociologue Michel Kokoreff, il appelait à une réinvention, et À une repolitisation, de la politique des banlieues.

Auteur

  • Anne Fairise