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Les stagiaires exploités des grandes institutions

Décodages | publié le : 03.01.2016 | Emmanuelle Souffi

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Les stagiaires exploités des grandes institutions

Crédit photo Emmanuelle Souffi

En dehors des stages « officiels », des milliers de jeunes travaillent dans des organisations internationales sans statut ni rétribution. Des pratiques régulièrement dénoncées mais qui peinent à se réformer.

Clothilde* fait partie de ces étudiantes bardées de diplômes, hypersérieuse et ultramotivée. Lestée de son master en droit international public, elle est partie six mois en stage au Haut-Commissariat pour les réfugiés, la Mecque pour qui souhaite travailler dans l’humanitaire. Mais il faut en vouloir. Dans cette institution de l’ONU, le stagiaire n’est rien ni personne, même s’il travaille du soir au matin. Clothilde a ainsi contribué à la rédaction de rapports spéciaux ou préparé des missions… sans le moindre défraiement. Pour financer son séjour à Genève (siège du HCR), l’une des villes les plus chères du monde, elle a dû emprunter plusieurs milliers d’euros. « L’ONU te demande de prouver que tu as les moyens de subvenir à tes besoins sur place en communiquant par exemple tes extraits de compte bancaire, raconte-t-elle. Lors du séminaire d’intégration, on nous a fait comprendre qu’il ne fallait rien espérer. » L’agence censée aider les plus fragiles exige même de justifier d’une couverture médicale et de fournir… un certificat attestant de son bon état de santé !

À l’image de bon nombre d’entreprises, les organisations internationales tournent avec des cohortes de stagiaires, souvent réduits au rang de salariés fantômes. Des univers feutrés, dans lesquels la non-application de la réglementation du travail au nom de l’indépendance dissimule des pratiques parfois scandaleuses. Bien pires que dans le privé. Eva* peut en témoigner. En stage en Afrique pour six mois dans une délégation européenne, cette titulaire d’un master 1 en droit international et européen n’a qu’un badge de… « visiteur ». Alors qu’elle est tous les jours au bureau et réalise un vrai travail. Pis, dans un pays considéré comme « à risques », elle n’est pas couverte en cas d’accident ou de problème de sécurité, comme tout expatrié. « J’ai l’impression de n’être rien, alors que sans moi mon chef travaillerait soixante heures par semaine ! Ce serait une petite ONG qui traiterait ainsi ces stagiaires, passe encore. Mais l’UE… C’est injuste et révoltant ! » Comme ses camarades, elle est abonnée à la gamelle du midi et au système D. Même les 100 euros de son permis de résidence ne lui ont pas été remboursés.

Stages élitistes.

À la loterie hypersélective des stages dans les organisations internationales, tous les jeunes ne sont pas logés à la même enseigne. À la Commission européenne ou à l’Otan, il existe des programmes offrant une rétribution, à raison de 1 000 euros pour la première, 800 euros pour la seconde. Remboursement des frais de transport et assurance maladie en prime. Un vrai luxe ! Avec ses élitistes stages « Robert Schuman », le Parlement européen fait aussi briller les yeux des diplômés : 25 000 jeunes tentent tous les ans d’en décrocher un. Sauf qu’il n’y a que 600 places. Au Parlement européen, chaque député dispose, lui, d’une enveloppe, le staff cost, qu’il peut utiliser pour rémunérer – ou pas – ses stagiaires. La délégation française se montre plutôt bonne élève.

Aux Nations unies, qui méritent la palme du pire employeur de stagiaires, certaines agences versent néanmoins une indemnité. Avec ses 1 800 francs suisses octroyés (1 650 euros), le Bureau international du travail (BIT) fait figure d’exemple. « Chaque agence a son propre conseil d’administration qui décide de ses conditions d’emploi, d’où une dualité dans les règles applicables », explique Catherine Comte-Tiberghien, présidente du syndicat du personnel du BIT, qui compte deux représentants des stagiaires. Les interns ont ainsi été inclus dans le récent accord sur le harcèlement moral. « Car c’est une population vulnérable », précise la syndicaliste. Jamais Matthew* n’aurait pu parfaire sa formation s’il n’avait été payé au BIT. « Il faut mettre fin à ces pratiques discriminatoires », s’insurge-t-il.

De fait, la plupart des étudiants doivent se rabattre sur les stages dits « atypiques », qui coûtent beaucoup plus d’argent qu’ils n’en rapportent. Résultat, seuls les jeunes de milieux très favorisés peuvent y accéder. « 80 % sont issus des pays occidentaux alors que l’ONU doit être représentative des États membres », regrette Pierre-Julien Bosser-Lamy, cofondateur d’InternsGoPro, sorte de label européen pour des stages de qualité. Difficulté supplémentaire, les jeunes en fin d’immersion se voient opposer une carence de six mois pendant lesquels ils ne peuvent postuler à un emploi fixe. « Alors que c’est pile à ce moment-là que les fonctionnaires t’identifient et te filent des tuyaux », enrage Clothilde.

« Fortes réserves ».

Consciente de cautionner malgré elle un système inéquitable, cette main-d’œuvre bon marché se rebiffe. Sur le modèle de Génération précaire – qui a contribué à la création d’un statut du stagiaire en France –, des collectifs hyperactifs voient le jour aux États-Unis, en Espagne, en Italie, en Australie ou au Canada. La plupart sont regroupés dans l’International Coalition for Fair Internships. Matthew milite, lui, au sein de Pay Your Interns, qui multiplie les actions de sensibilisation, tels le sandwich protest devant le Parlement européen, en 2013, ou la Journée internationale des droits des stagiaires l’an dernier. Sur Facebook et Twitter, ces collectifs interpellent médias et pouvoirs publics à coups de judicieux hashtags (#unpaidisunseen, #unpaidisunfair).

L’été dernier, les journaux se sont emparés de l’histoire d’un jeune Australien qui campait à deux pas de l’ONU faute de pouvoir se payer une chambre à Genève. Si ce cas particulier a contribué à lever le voile, peu de choses ont changé depuis. Tout juste un tarif réduit a-t-il été octroyé aux stagiaires à la cafétéria de l’ONU et un parrainage lancé pour inviter les fonctionnaires à offrir des hébergements. Les associations de stagiaires ont pourtant écrit à Ban Ki-moon, le secrétaire général. En France, des députés ont aussi posé des questions écrites au gouvernement et Laurent Fabius a promis d’évoquer le sujet lors de la 5e commission de l’assemblée générale de l’ONU, en mars. Car si un changement de réglementation dépend de la direction générale, seuls les États membres ont compétence pour débloquer un budget.

Comme le note le ministre des Affaires étrangères dans son courrier aux associations, « cette idée se heurte à de fortes réserves de nos partenaires ». Pourtant, payer quelque 4 000 stagiaires à hauteur de 1 000 euros ne mettra pas en péril les finances d’une institution dont le budget de fonctionnement atteint 5 milliards de dollars par an. « C’est un problème de mentalité, juge Pierre-Julien Bosser-Lamy. Le stage est déconsidéré, on vous fait plaisir, c’est tout. » Pour preuve, la réponse d’un porte-parole interrogé sur le bien-fondé de ces pratiques : « Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir croiser un Prix Nobel de la paix ou François Hollande ! » Certes. Mais tout le monde n’a pas non plus la chance d’avoir des parents pouvant financer une si belle ligne sur un CV.

* Les prénoms ont été modifiés.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi