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Les Bourses du travail, un patrimoine fragile et convoité

Décodages | publié le : 03.01.2016 | Catherine Abou El Khair

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Les Bourses du travail, un patrimoine fragile et convoité

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Lieux historiques d’hébergement des syndicats, les Bourses du travail sont souvent en piteux état. Mais leur rénovation ne va pas de soi. Les maires rechignent à payer les travaux et les militants, attachés à ces vieux bâtiments, craignent d’en perdre le contrôle.

Pas touche à ma Bourse du travail ! Il y a presque un an, la mairie de Toulouse a eu la mauvaise idée d’envoyer à l’union départementale de la CGT un courrier lui demandant de quitter ses locaux historiques… ou de payer un loyer. « Vous n’êtes pas sans savoir que la ville a été obligée d’assurer, seule, la mise en sécurité totale du bâtiment pour un coût de 1 million d’euros », justifiait alors la municipalité, qui avait perdu, depuis quatre ans, le soutien du département et de la région pour l’entretien des lieux. Surprise par cette lettre, la CGT de Haute-Garonne n’a pas manqué de hurler au scandale devant les médias. À force de mobilisation, elle est parvenue à éviter l’expulsion. Car même si le Capitole est propriétaire des lieux, ce bâtiment, c’est un peu le sien. Elle s’y est installée en… 1892, année de son inauguration, avec la bénédiction de Jean Jaurès.

Comme à Toulouse, les collectivités sont bien obligées, tôt ou tard, de se pencher sur la remise aux normes et l’entretien de ces locaux historiques, qui leur appartiennent. Ne pas accéder aux demandes de travaux formulées par les syndicats serait politiquement compliqué. Car, historiquement, les Bourses du travail servent l’intérêt général. « Dès leur création en 1884, elles ont affirmé leurs missions autour de principes d’information, d’éducation populaire et de solidarité. Elles se sont en cela distinguées des principes d’action plutôt revendicatifs poursuivis simultanément par les syndicats », écrivait l’inspecteur général des affaires sociales Philippe Dole, dans un rapport sur la situation du logement des antennes locales des syndicats remis à François Rebsamen en 2013. Même si les services de placement, les cours du soir et les spectacles populaires font partie d’un très lointain passé, les Bourses du travail et, plus généralement, les locaux occupés par les unions locales seraient encore fréquentés par plus de 1 million de personnes chaque année…

Interminables chantiers.

Partout sur le territoire, impossible de rater ces quasi-monuments. Les uns sont situés dans les centres des grandes métropoles, d’autres dans des villes plus petites, mais au riche passé industriel. Des bâtiments anciens, souvent décatis, qui ne peuvent répondre aux standards du xxie siècle d’un simple coup de pinceau sur les murs, bureau par bureau. « Il faut mettre aux normes de sécurité, aménager l’accès aux personnes handicapées, organiser les voies d’évacuation, régler les problèmes d’isolation et de chauffage. Les locaux peuvent être vétustes, avec de l’amiante ou du plomb… La misère », détaille Jean-Pierre Gabriel, secrétaire confédéral à la CGT, responsable du pôle des services juridiques.

Moderniser les Bourses du travail représente de très longs chantiers. Difficile de s’y mettre franchement tant les travaux sont lourds, multiples, les budgets et les procédures contraints, en raison du classement de certains bâtiments aux monuments historiques et des obligations légales liées aux marchés publics. La mairie de Bordeaux a entamé d’importants travaux de rénovation dans la sienne, qui prenait l’eau dans les étages supérieurs. Lancée à la fin des années 1990, l’opération devrait avoisiner les 11 millions d’euros.

La mairie de Paris, elle, a prévu un budget de 5 millions d’euros jusqu’en 2020 pour tenter d’en finir avec les chantiers permanents. Au programme, entre autres travaux, la réouverture du seul espace de conférences moderne du site : la salle Eugène-Hénaff. À peine refaite en 2008 pour 2 millions d’euros, celle-ci a dû être fermée à nouveau, car les faux plafonds menaçaient de s’effondrer ! Dans ces locaux de la fin du xixe siècle, tout semble à rénover. « Il y a deux mois, des portes coupe-feu ont été remplacées , illustre Jean Delaire, l’un des administrateurs (CFTC) du site. Il faudrait maintenant refaire les toilettes du public au rez-de-chaussée… »

Autant dire que ces Bourses du travail constituent des nids à problèmes – et à dépenses – pour les mairies, qui y hébergent parfois gratuitement les syndicats. À Toulouse, « l’enjeu est de réduire les coûts de fonctionnement de ces lieux, ou du moins d’en limiter la hausse », admet Sacha Briand, adjoint aux finances de la ville. Les municipalités s’interrogent sur l’utilisation réelle des locaux, qu’elles soupçonnent d’être sous-exploités. Quand elles rénovent, c’est pour en tirer un meilleur usage. Une motivation pour Bordeaux. « La salle Ambroise-Croizat a un potentiel énorme, elle peut accueillir plus de 1 200 personnes. Lorsque des opérateurs culturels visitent cet espace, ils sont séduits », confie-t-on à la mairie. Celle-ci a ainsi négocié une convention d’utilisation avec la CGT, installée dans les murs, « qui a elle aussi ses propres envies en termes de programmation culturelle ».

Début décembre, l’enseigne Monoprix a inauguré son nouveau magasin dans l’ancienne Bourse du travail de Toulon. Un bâtiment du xiie siècle où des syndicats étaient logés depuis les années 1920. À Lille, les syndicats ont dû déménager, en 2012, de l’ancienne faculté de chimie où ils avaient pris leurs quartiers. « Un bâtiment de toute beauté, assez grandiose. Il y avait des pertes de chauffage énormes à cause des hauts plafonds, de l’eau dans les sous-sols. On gelait. Depuis, il a été entièrement rénové », raconte Françoise Wellecam, numéro un de l’union locale FO. Pas pour faire plaisir aux syndicalistes du cru, mais pour accueillir le tribunal administratif. Quant à la Bourse du travail de Saint-Étienne, l’une des plus anciennes de France, elle suscite régulièrement la convoitise. « À droite comme à gauche, ils ont cherché à nous délocaliser. Mais ils abandonnent le projet à chaque fois, car il y a un attachement populaire à ce lieu », relève Laurent Picoto, patron de la CFDT de la Loire.

Face à ces menaces récurrentes, les syndicats sont sur la défensive. Et refusent presque systématiquement de partir. « Un déménagement, c’est le risque de voir réduites les surfaces allouées aux organisations », justifie Jean-Pierre Gabriel, de la CGT. Les militants préfèrent donc le statu quo au transfert vers des bâtiments plus modernes. Peu prodigues sur le mobilier, le matériel et la décoration, ils se sont d’ailleurs habitués à leurs bureaux austères. Ce que les élus locaux, rarement des habitués des lieux, ont parfois du mal à comprendre. « La nouvelle maire pensait que notre Bourse du travail était squattée, ouverte aux quatre vents. Alors qu’il n’en est rien », relate Agnès Daures, secrétaire générale de la CGT du pays d’Aix, qui occupe d’anciens locaux de La Poste depuis 1922. « Nous qui recevons des salariés, parfois en grande difficulté, nous ne voulons pas donner une image trop cossue », ajoute Michel Rapine, administrateur CFDT de la Bourse du travail de Lyon. Du côté des syndicalistes, on s’inquiète aussi des arrière-pensées des édiles qui débloquent des budgets pour embellir les lieux. S’agit-il de donner un vrai outil rénové aux représentants des travailleurs ? Ou d’une stratégie masquée pour reprendre, à terme, le contrôle des lieux ? Certaines organisations seraient même prêtes à mettre la main au portefeuille. Sauf qu’elles n’ont pas très envie de le faire savoir aux mairies, de peur que celles-ci ne se désengagent ou leur réclament de payer des loyers. « Si l’on y met des moyens, on veut avoir, dans le bail, la garantie de pouvoir profiter des locaux sur une longue période », explique Pierrick Aillard, leader de la CFDT du Rhône.

Chacun dans son coin.

Ce conservatisme et cette prudence ne sont pas sans conséquence. Notamment à l’égard du public amené à fréquenter les lieux. « Quand on dit aux salariés « ici, vous êtes comme à la maison », ce n’est pas très engageant… », reconnaît Agnès Daures. Raisons d’être historiques des Bourses du travail, l’accueil et la défense des salariés pâtissent de l’inadaptation des bâtiments. « À Saint-Étienne, c’est un dédale. Mais on ne peut pas casser les murs », indique le cédétiste Laurent Picoto. À Paris, rue du Château-d’Eau, « on avait pensé à organiser un espace d’accueil, car les gens attendent dans les couloirs, mais aussi dehors. Mais il n’y a pas de place, l’espace est occupé par nos bureaux et ceux des services techniques », explique Jean Delaire, de la CFTC.

Le sujet a aussi mobilisé les unions locales lilloises. Lors de leur déménagement, voilà trois ans, elles ont été invitées à participer à l’organisation de leurs futurs locaux communs, sur le site industriel de Fives-Cail-Babcock, un fleuron de la métallurgie nordiste désaffecté depuis 2002. Tout un symbole ! Pourtant, l’histoire des lieux, marquée par des luttes collectives, n’a guère inspiré les nouveaux locataires, davantage soucieux de prendre leurs marques chacun dans leur coin que de jouer l’union. « La question d’un espace d’accueil commun aux syndicats s’est posée, mais finalement, dans le hall, il n’y a rien, chacun sait où il doit aller », explique Françoise Wellecam, directrice technique du nouvel établissement. Qu’il est loin, l’esprit des Bourses du travail !

Des syndicats sans droit au logement

Les collectivités sont-elles tenues d’héberger les syndicats ? Si oui, jusqu’où assumer les charges liées à l’entretien des locaux ? Sur le plan juridique, la réponse n’a rien d’évident. Certains maires, rejetant les usages de leurs prédécesseurs, n’hésitent pas à réclamer des loyers aux syndicats hébergés dans les Bourses du travail ou à contester les conventions d’occupation après des années sans accroc, comme à Châteauroux ou à Chartres. Autre stratégie, suivie en décembre dernier par la mairie de Bobigny (Seine-Saint-Denis), couper l’électricité et le chauffage.

Lorsqu’ils éclatent, les conflits peuvent donner lieu à des luttes acharnées. Jusque devant la Cour de cassation, pour les syndicats castelroussins. Afin d’éviter les contentieux, Michel Sapin, alors ministre du Travail, avait missionné Philippe Dole en 2012 pour dresser un état des lieux de l’hébergement des antennes territoriales des syndicats. « Les bonnes volontés collectives encadrées par les principes, l’histoire et les modalités conventionnelles ne suffisent plus », écrivait-il dans son rapport, remis en 2013. De fait, l’obligation de gratuité des locaux n’est pas garantie par les textes, qui ne traitent pas du cas des Bourses du travail et des maisons des syndicats. La loi est muette, aussi, sur l’obligation de reloger les unions en cas de déménagement forcé. Légiférer s’impose, en concluait Philippe Dole. Gratuité ou exonération pour l’occupant, financement via les subventions des collectivités ou des mécanismes de péréquation, obligation de reloger les syndicats ou de verser des compensations en cas de déménagement forcé : tels sont, entre autres, les « usages » que le haut fonctionnaire conseillait d’inscrire dans la loi. Des recommandations restées lettre morte. François Rebsamen ne les a pas intégrées dans sa loi sur le dialogue social.

Auteur

  • Catherine Abou El Khair