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Dans la gigantesque cuisine du roi du pain de mie

Décodages | publié le : 03.01.2016 | Rozenn Le Saint

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Dans la gigantesque cuisine du roi du pain de mie

Crédit photo Rozenn Le Saint

Au pays de la baguette, Barilla investit plus que jamais dans la miche industrielle siglée Harrys. L’entreprise regroupe ses troupes de Châteauroux, son site historique, dans une usine ultramoderne, sans casse sociale. Reportage.

Fini, les cartons ! En ce début d’année 2016, les équipes administratives ont à leur tour rejoint leur nouveau lieu de travail. Elles faisaient partie des dernières à être transférées de l’usine historique du centre-ville de Châteauroux (Indre) vers un site de production ultramoderne, celui de la Malterie, situé à une dizaine de kilomètres, dans une zone d’activités. Un bâtiment énorme, ouvert en 1989, et agrandi de 12 000 mètres carrés au cours des deux dernières années. Le transfert des troupes s’est étalé sur dix-huit mois, sans interrompre la production ni licencier quiconque. Impossible, en effet, de ralentir la cadence, avec une organisation en 3 x 8 : l’extension est justement dictée par la demande croissante des Français pour le pain de mie. Guido Barilla, le grand patron italien de la maison mère éponyme, propriétaire de la marque depuis 2003, est venu en personne inaugurer les lieux, le 15 juin, dès la première ligne de production transférée. Il s’est alors fendu d’un discours dans un français parfait, devant les 511 salariés, leurs familles et des élus locaux.

Tous ont découvert « la plus grande usine de boulangerie préemballée en France », d’une surface de 43 000 mètres carrés, soit six terrains de football. Un gigantesque hangar des temps modernes, d’un blanc immaculé, qui ressemble davantage à un laboratoire qu’à une usine. En ce début 2016, huit lignes de production doivent y tourner à plein régime, nuit et jour, week-ends inclus. De quoi fabriquer 80 000 tonnes de pain de mie et de viennoiseries par an. Soit 55 % de la production de la marque dans l’Hexagone, le reste étant réparti sur quatre autres usines. « Jusqu’alors, des chaînes avaient été ajoutées au fur et à mesure, sans vision à long terme », indique Giovanni Palopoli, le directeur opérationnel. Si 30 millions d’euros ont été investis dans l’opération, Barilla n’a pas fait table rase du passé : le savoir-faire des 80 boulangers de Châteauroux est précieux. Ceux-ci ont beau ne pas ressembler à des artisans de quartier, ils travaillent encore à la main les brioches tressées. En purs techniciens, ils se chargent aussi des réglages des fours. Une tâche délicate que seuls des pros du pain peuvent accomplir, la farine et le blé changeant de consistance selon les saisons.

Pics d’activité.

En cette période de crise, l’annonce du regroupement des troupes dans la méga-usine a été plutôt bien accueillie. Il faut dire que, d’emblée, les propriétaires italiens ont promis de conserver l’ensemble des postes. « L’automatisation se fait sans casse de l’emploi permanent », assure Giovanni Palopoli, dont la voix couvre difficilement le bruit sourd des machines. Et qui s’interrompt chaque fois que des pains sortent du four pour le démoulage. Le syndicat CGT, majoritaire, ne fait pas tout à fait le même calcul. « Les 85 salariés qui partiront en retraite d’ici à 2018 ne seront pas remplacés. À cette échéance, nous serons 417 permanents alors que la direction annonce un chiffre de 543. Pourtant, elle a reçu des pouvoirs publics un chèque de 1 million d’euros pour maintenir l’emploi », assure le leader cégétiste, Pascal Charlon.

Pour absorber les variations de production, l’entreprise s’appuie sur des intérimaires. « Ils assurent pendant les pics d’activité durant lesquels nous produisons 15 % de plus. Et constituent une marge d’ajustement qui évite les licenciements », assume Giovanni Palopoli. Pour produire les toasts qui ont orné les tables des fêtes de fin d’année, une centaine de travailleurs temporaires sont intervenus à partir de septembre, en renfort des CDI. Des emplois permanents préservés : seuls cinq doublons ont été identifiés, dans les fonctions support. Et tous les salariés transférés ont été reçus individuellement. « On voulait les accompagner psychologiquement à intégrer de nouvelles lignes, avec de nouveaux collègues. Un quart d’entre eux en a profité pour changer de poste », précise Jean-Paul Pinheiro, l’un des responsables RH.

Pour permettre aux salariés de livrer leurs appréhensions sans crainte d’être jugés par la hiérarchie, Harrys a aussi mis à leur disposition un cabinet d’accompagnement, dès mars 2014. Mais celui-ci n’a reçu en tout et pour tout que… six visites. La direction a enfin débloqué un budget formation de 120 000 euros pour des programmes destinés à faciliter l’intégration sur le lieu de travail et à permettre la bonne prise en main des nouvelles machines, davantage automatisées.

Travail répétitif.

Si certains, notamment parmi les plus anciens, ont râlé à l’annonce du déménagement, ils se sont vite rendu compte, en visitant les locaux de la Malterie et son extension en chantier, qu’ils n’y perdraient pas au change. « Avec des plafonds bas, en tôle, et les fours en marche, il pouvait faire 42 °C dans l’ancienne usine », rappelle Florent Garcia, le délégué syndical central FO. « Les chaînes de production étaient encastrées les unes dans les autres, comme dans un jeu de Tetris. Les déplacements se faisaient beaucoup via des passerelles, avec les risques de chute inhérents », enchérit Jean-Yves Richard, le patron du site historique du centre-ville.

Dans la nouvelle aile, cela ne fourmille guère. Hormis 4 000 pains en train de dorer côte à côte, dans un silo, c’est le vide qui prédomine. La centaine de personnes qui travaillent en permanence sur le site, dans des odeurs de pain chaud, semble invisible. La « faute » aux gigantesques machines à mouler, fermenter, démouler, refroidir et trancher, qui ont pris le dessus. D’autant plus que les techniciens ont moins besoin de rester au chevet des machines. Moins de bourrages, moins de cuves à vider pour défauts techniques… Les opérateurs se trouvent essentiellement en bout de chaîne, à l’emballage, par équipes de deux à quatre. Un travail très répétitif. Pour limiter les douleurs liées aux mouvements reproduits à longueur de journée, leurs postes de travail s’adaptent en fonction de la hauteur des paquets. Et de leur souhait de travailler assis ou debout, pour varier les positions.

Temps choisi.

Préserver la santé des salariés compte d’autant plus que la moyenne d’âge atteint ici 46 ans. Beaucoup, arrivés sans qualification ou avec un simple CAP de boulanger, ont fait toute leur carrière chez Harrys. L’accord seniors, signé initialement en 2010 et transformé en accord « contrat de génération » trois ans plus tard, prévoit qu’à partir de 55 ans, voire 50 ans pour ceux ayant des soucis de santé, les salariés peuvent bénéficier d’un aménagement d’emploi du temps. Ceux qui travaillent à mi-temps sont ainsi payés à 80 % et ceux qui choisissent un quatre cinquièmes, à 92 %. Sans impact pour leur future retraite, les cotisations retraite restant intégralement prélevées.

Voilà trois ans, Barilla France (1 670 salariés, dont 1 372 en usine) a enclenché une politique de réduction des risques professionnels. Dans laquelle l’entreprise voulait intéresser financièrement les salariés à la baisse des accidents du travail dans leur site. Vu des bureaux du siège, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), le principe était séduisant. Vu des usines, moins : les syndicats se sont rebellés et la mesure a été abandonnée. Les résultats, eux, sont tout de même au rendez-vous puisque entre 2012 et 2014 le nombre d’accidents a diminué de 23 %.

Dans l’usine de Châteauroux, huit têtes grises sur dix ont opté pour un rythme alternant trois semaines de travail et une semaine de congé. Une formule qui leur permet de « sauter » leur tour en horaire de nuit, de 21 heures à 5 heures. « Les salariés âgés sont ainsi davantage motivés et moins éprouvés », observe Chantal Morelet, une responsable RH basée à Châteauroux. Un avantage pour les intéressés mais un casse-tête pour la direction qui doit trouver des volontaires pour les remplacer. « Il y a des personnes qui souhaitent travailler de nuit, d’autres non, et on les met dans les mêmes équipes, sans tenir compte de leurs préférences », fait remarquer Florent Garcia (CGT-FO). Néanmoins, depuis la reprise en main de Harrys par Barilla, les évolutions sont notables. En 2007, la direction a en particulier créé une équipe de suppléance qui travaille uniquement le week-end, à raison de vingt-quatre heures payées trente-six. De quoi permettre à tous les autres de disposer de leur week-end. Une mesure que les syndicats attribuent à la culture du groupe, qui reste familial.

“Conserver les talents est au cœur de notre projet”

Pourquoi Harrys fabrique tous ses produits dans l’Hexagone ?

D’abord pour son savoir-faire renforcé dans les métiers de la boulangerie. Même si beaucoup de process sont automatisés, nous comptons toujours un peu plus de 150 boulangers dans nos usines. Deuxièmement, les infrastructures routières sont de qualité. Avec nos cinq usines réparties dans l’Hexagone, nous parvenons à livrer en six heures, maximum, nos produits destinés à la France et à la Belgique. Troisièmement, le coût de l’énergie est assez compétitif. Enfin, nous avons toujours obtenu l’aide nécessaire des autorités locales.

Les incitations financières de l’État jouent-elles dans votre choix du made in France ?

Dans le cadre de l’investissement de 30 millions d’euros, le groupe a obtenu 1 million d’euros au titre de la prime à l’aménagement du territoire. Cette aide conditionnée au maintien de l’emploi a été une bonne surprise, d’autant que conserver nos talents était déjà au cœur du projet. Même si nous consacrons une part non négligeable à la recherche et au développement, nous n’avons pas sollicité le crédit d’impôt recherche. Nous allons peut-être y penser.

Vous qui avez auparavant travaillé pour Barilla en Suède, comment jugez-vous les relations sociales en France ?

Le climat de collaboration est beaucoup plus constructif en Suède : à partir du moment où vous êtes transparent, les partenaires sociaux vous accompagnent dans vos projets. Les rapports y sont très fluides. En France, ils sont parfois plus conflictuels et plus chronophages. Même si, chez Barilla, j’ai le sentiment que nos syndicats reconnaissent que nous tenons nos engagements, le projet de Châteauroux a créé de longues discussions sur des sujets annexes… Or nous avions peu de temps pour le mettre en place. Ces discussions nous ont valu quelques coups de chaud. Mais, au final, les délais ont été tenus, à la satisfaction de tous.

Comment expliquer que Barilla France ait le niveau de rentabilité le plus bas d’Europe ?

Les prix de nos produits en magasin ont baissé de 4 à 5 % en 2014 du fait de la guerre des prix. Le manque de concurrence des distributeurs dans l’Hexagone joue aussi beaucoup. Je n’accuse personne mais nous sommes à un moment charnière où il faut que la déflation sur le marché de l’agroalimentaire s’arrête, car l’ensemble de la chaîne de production est en difficulté. Pour preuve, les mouvements récents des agriculteurs. Cela présente des risques pour l’emploi et l’investissement du secteur agroalimentaire.

Propos recueillis par R. L. S.

Miloud Benaouda, directeur général de Barilla France.

Auteur

  • Rozenn Le Saint