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“Sur le climat, les entreprises ont une vue très court-termiste”

Actu | Entretien | publié le : 03.12.2015 | Catherine Abou El Khair

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“Sur le climat, les entreprises ont une vue très court-termiste”

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Pour le politologue, les entreprises n’ont pas pris la mesure du changement climatique. Et les États, laissant agir le marché, ne font pas les choix qui s’imposent.

Quels bouleversements économiques sont induits par le changement climatique ?

Ils sont de trois ordres. Il y a d’abord un impact sur les entreprises dont l’activité est directement affectée par la météo ou la pluviométrie. Prenons l’exemple des brasseurs. Une hausse de 1 °C de la température fait croître le chiffre d’affaires de Heineken de 15 % ! Dans le cas de l’industrie textile, les ventes sont aussi très liées à la météo. Ensuite, les politiques de réduction des gaz à effet de serre vont contraindre certaines entreprises à changer leur modèle économique. En cas de passage à l’ère postcarbone, les pétroliers seront en première ligne. Enfin, le changement climatique va avoir un impact géographique. Sur la localisation des entreprises et des compagnies privées lorsqu’elles sont, par exemple, installées en bord de mer.

En cas de menace avérée, comment les entreprises réagissent-elles ?

Elles ont une vue très court-termiste. Soit elles se disent : dans le cas d’une catastrophe naturelle, je ne peux pas faire grand-chose. Soit elles estiment qu’elles anticiperont le moment venu. Aux Maldives, je me suis récemment étonné de la construction d’un nouvel hôtel. Ses propriétaires étaient parfaitement conscients de la montée à venir des eaux, mais savaient qu’ils pourraient encore tenir vingt ans. Ils ont planifié leur retour sur investissement en conséquence. De la même manière, les groupes hôteliers qui construisent sur les côtes aujourd’hui choisissent d’ignorer la question de l’érosion des sols. Ils tirent au maximum profit du présent.

Les acteurs économiques seraient donc incapables de tenir compte des évolutions climatiques annoncées ?

Les entreprises n’ont pas encore pris la pleine mesure des conséquences du changement climatique. Sauf quelques pionnières. Aux Pays-Bas, les sociétés d’ingénierie hydraulique ont renforcé les défenses côtières du pays. Elles peuvent aujourd’hui exporter leur savoir-faire dans le monde entier. Mais pour le reste, les dirigeants et les actionnaires résistent au changement. Ils refusent d’investir sur du long terme, de changer leur modèle économique. C’est très difficile pour eux de le faire car ils manquent de visibilité.

Cette vision court-termiste découle-t-elle de la financiarisation de l’économie et de la recherche de profits immédiats ?

Oui. L’exemple emblématique, c’est celui de BP (ex-British Petroleum). Après avoir réfléchi à son futur postcarbone, la compagnie s’était mise à investir massivement dans les énergies renouvelables. Mais lorsqu’en 2010 sa plate-forme pétrolière Deepwater Horizon a explosé dans le golfe du Mexique, son cours de Bourse s’est effondré. Sous la pression des actionnaires, l’entreprise a dû réinvestir massivement dans les énergies fossiles pour faire remonter le titre. Encore aujourd’hui, le pétrole reste l’investissement le plus rentable à court terme, grâce aux subventions et au soutien de l’économie. Les banques françaises financent d’ailleurs sept fois plus les énergies fossiles que celles renouvelables.

Les échecs des précédentes négociations internationales sur la limitation du réchauffement climatique expliquent-ils le statu quo des entreprises ?

La fixation du prix du carbone par les marchés – c’est-à-dire l’approche retenue à Kyoto en 1997 – constitue une erreur fondamentale. Au départ, c’était une revendication des diplomates américains dont personne ne voulait. Le système n’a pas permis de stabiliser le prix du CO2. C’est devenu un marché de pure spéculation. En 2008-2009, une entreprise comme ArcelorMittal a gagné plus d’argent en vendant des crédits carbone qu’en produisant de l’acier. Quand le business du carbone devient plus rentable pour le numéro un mondial d’un secteur que son activité primaire, c’est le signe qu’il y a un sérieux problème ! Pour l’heure, les entreprises se sont bien accommodées des politiques climatiques. Elles sont parvenues à défendre leurs intérêts en sous-main, faute d’être des actrices reconnues lors des négociations internationales.

Faudrait-il mettre les entreprises autour de la table lors des discussions internationales sur le climat ?

Leur présence procurerait de vrais avantages. Les options et les choix seraient posés beaucoup plus clairement. On arriverait beaucoup mieux à identifier les entreprises qui sont à la source des blocages et de la résistance au changement. Et on pourrait aussi aborder autrement la question des compensations. Mais aujourd’hui, les États ne veulent fâcher personne. La France organise, d’un côté, la COP21, mais, de l’autre, elle valide la construction du nouvel aéroport de Notre-Dame-des-Landes, qu’elle confie à Vinci. C’est un leurre de penser que l’on peut se contenter d’une transition douce, qui ne fera pas de perdants. Il va falloir passer par des ruptures, des sacrifices, des efforts.

La menace sur l’emploi plane-t-elle sur les négociations ?

Le réchauffement climatique aura nécessairement un impact sur l’emploi. Mais on peut le voir comme une menace ou une opportunité. La transition risque d’être brutale si elle n’est pas anticipée. Dans le secteur des énergies fossiles, il va bien falloir transformer les emplois si on ne veut pas tous les perdre. L’un des enjeux majeurs consiste à transférer les postes vers les secteurs d’avenir. Ce qui ne sera pas simple car il y aura des transitions potentiellement brutales entre secteurs. Dans le cas du pétrole, on peut penser que sa rareté, si elle est gérée, lui fera prendre de la valeur. Mais l’inverse peut aussi se produire. En devenant plus concurrentielles et plus performantes, les énergies renouvelables peuvent aussi dévaluer très fortement l’or noir, qui deviendrait inutile. Si les énergéticiens n’anticipent pas et n’accompagnent pas les transformations, ils pourraient le payer très cher.

Forme-t-on assez de travailleurs sur les métiers liés au changement climatique ?

Dans les cursus universitaires, y compris dans l’enseignement technique et professionnel, on ne tient pas suffisamment compte de la question des débouchés futurs. C’est évidemment un problème de timing. Il y a donc des enjeux importants au niveau de la formation continue. Le problème, me semble-t-il, est qu’elle est rarement utilisée pour se reconvertir.

Les comportements des consommateurs peuvent-ils contribuer à faire évoluer les modèles de production ?

Leur impact est limité. La consommation des particuliers ne représente que 15 % des émissions de gaz à effet de serre quand tout le reste dépend très largement des entreprises et des pouvoirs publics. Or il y a une grande frilosité de la part de l’État sur l’organisation de l’économie. Pourquoi la France, par exemple, ne lance-t-elle pas de grands programmes d’investissements dans les énergies renouvelables, comme elle l’a fait avec le nucléaire dans les années 1950 et 1960 ? Les pouvoirs publics lâchent trop la bride au marché et à la consommation, tant au niveau sectoriel qu’en matière d’aménagement du territoire.

Que devraient faire les États ?

Il leur revient, notamment dans les pays du Sud, d’organiser les pôles d’activité économique en fonction du changement climatique. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes vivent dans des zones à risques, là où se trouvent les opportunités d’emplois. C’est notamment le cas en Chine, où les activités se concentrent dans les villes côtières. Résultat, la population est de plus en plus exposée aux risques climatiques.

Pourquoi les pouvoirs publics ne réagissent-ils pas ?

Le sujet est très compliqué. Les gouvernements hésitent, ils cherchent à concilier des intérêts contradictoires et à obtenir un retour immédiat de leurs politiques. En Indonésie, par exemple, la capitale, Jakarta, est très exposée à la montée des eaux et aux catastrophes naturelles. Il a été question de la déplacer. Mais une telle décision, qui consisterait à anticiper les problèmes d’une vingtaine d’années, conduirait à faire des choix radicaux, avec des investissements très lourds. Ce qui ne correspond pas à la temporalité des acteurs politiques.

“Sur le climat, les entreprises ont une vue très court-termiste”

François Gemenne est professeur à Sciences Po, Paris XIII et à L’université libre de Bruxelles. Chercheur en sciences politiques, il est spécialiste des politiques d’adaptation au changement climatique et des migrations environnementales. Il est l’auteur de Géopolitique du climat (éditions Armand Colin) et de L’enjeu mondial. L’environnement (Presses de Sciences Po).

Auteur

  • Catherine Abou El Khair