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Des talents à revendre

À la une | publié le : 03.12.2015 | Anne Fairise, Anne-Cécile Geoffroy

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Des talents à revendre

Crédit photo Anne Fairise, Anne-Cécile Geoffroy

Timidité des politiques publiques, prudence des entreprises, permanence des stéréotypes… Les portes des entreprises ont toujours du mal à s’ouvrir aux jeunes diplômés des banlieues populaires. Malgré nombre d’initiatives. Le gâchis est énorme, il y a urgence.

La séquence « banlieues » survivra-t-elle, dans l’agenda politique, aux attentats du 13 novembre ? Ou en sortira-t-elle renforcée ? Il est trop tôt pour le dire. Mais, pour le dixième anniversaire des émeutes de novembre 2005, les annonces se sont multipliées, avec des descentes symboliques sur le terrain. Fin octobre, le président Hollande a choisi la pépinière d’entreprises de La Courneuve (Seine-Saint-Denis) pour lancer l’agence France Entrepreneur, qui doit multiplier par quatre le nombre d’entreprises créées dans les quartiers d’ici à 2017. Un peu plus tard, il recevait l’association Nos quartiers ont des talents, qui met en contact jeunes diplômés et entreprises. Un symbole alors que le gouvernement entend doubler le nombre de jeunes parrainés pour le porter à 60 000 d’ici à deux ans. Une semaine après, aux Mureaux (Yvelines), Manuel Valls rappelait le lancement cet hiver d’un testing national sur les discriminations à l’embauche auprès des grandes entreprises.

Ce n’est pas trop tôt, vu la dramatique situation de l’emploi dans les 1 300 quartiers prioritaires. Déjà fragiles économiquement, ils ont subi de plein fouet la crise financière de 2008. Chez les jeunes, souvent issus de l’immigration, le taux de chômage explose, jusqu’à atteindre 45 % chez les 15-24 ans ! Presque le double de la moyenne nationale. Si les moins qualifiés sont en première ligne, les diplômés ont aussi du mal à tirer leur épingle du jeu. Davantage universitaires que diplômés d’école, les jeunes des quartiers accèdent moins souvent à l’emploi que les autres. Dans la dernière enquête Génération du Cereq, menée en 2013 auprès des diplômés de 2010, un chiffre à paraître fait froid dans le dos : 17 % des bac + 5 et plus issus des zones urbaines sensibles sont au chômage trois ans après l’obtention de leur diplôme, contre 9 % pour les autres.

Flop des emplois d’avenir.

Ce qui n’empêche heureusement pas les réussites. Telle celle d’Amadou Bayo, qui vient de décrocher un poste d’ingénieur chez un prestataire télécoms. « J’ai toujours refusé de croire que mes origines allaient jouer contre moi. Sinon, je n’aurais pas pu avancer, décrocher mon diplôme et un job », témoigne ce jeune Guinéen arrivé en France après son bac. « Mettre des œillères, travailler plus, persévérer sont une façon pour ces jeunes de ne pas mettre en péril leur avenir », note Leila Oumeddour. Chercheuse au Centre d’études de l’emploi, celle-ci réalise, avec sa consœur Yaël Brinbaum, une étude pour l’Apec sur les modes d’accès à l’emploi des jeunes diplômés issus des quartiers.

Manque de réseau, de visibilité, recherche moins ciblée… Les obstacles sont connus. Et les politiques de l’emploi n’apportent guère le coup de pouce escompté. « Les habitants des quartiers sensibles constituent un exemple emblématique de la difficulté à orienter les instruments de la politique de l’emploi vers ceux qui en auraient le plus besoin », rappelait en 2012 la Cour des comptes dans un rapport sur la politique de la ville. Symptomatique, le flop des emplois d’avenir, le dernier-né des contrats aidés. Destiné en priorité aux jeunes des quartiers, non qualifiés ou diplômés jusqu’à bac + 3, il ne leur a profité que dans 16 % des cas…

Le secteur privé a sa part de responsabilité. « Le contexte économique ne favorise pas la diversité, il fait ressurgir tous les stéréotypes. Même diplômés, les jeunes des quartiers sont encore perçus comme un facteur de risques », constate Estelle Barthélémy, directrice générale adjointe du cabinet de recrutement Mozaïk RH. Ce que confirme une étude inédite du chercheur en psychologie sociale Patrick Scharnitzky, réalisée pour IMS-Entreprendre pour la cité et portant sur les stéréotypes liés à l’origine en entreprise. Du questionnaire rempli par 1 540 managers, il ressort de « stupéfiants » amalgames entre « jeunes des quartiers », « Maghrébins », « musulmans ».

Politiques des petits pas.

Pour ouvrir leurs portes, les entreprises privilégient l’alternance. Comme Generali, installé à Saint-Denis depuis 2004. « 25 % des CDI sont occupés par des jeunes qui ont suivi un stage ou une alternance dans l’entreprise. Plus personne ne vient contester cette politique », indique Florence Déchelette, responsable diversité et RSE. L’assureur s’est rapproché des universités Paris 8 et Paris 13 pour monter un DUT et un master en banque-assurance et cibler les jeunes du territoire. « Les managers sont enclins à recruter des profils moins classiques pour un alternant, confirme Laurent Depond, directeur diversité du groupe Orange. C’est plus difficile pour un CDI car une erreur est alors durablement pénalisante. » Pour Patrick Scharnitzky, l’intégration des diplômés issus des minorités visibles est pourtant essentielle. « Pas seulement parce qu’ils sont méritants. Ce sont aussi des modèles pour les non-diplômés. »

Les sociétés s’engagent certes dans du parrainage, du coaching, des forums de recrutement ou des actions de développement économique. Mais ces initiatives non contraignantes sont plus utiles à faire évoluer les mentalités qu’à favoriser l’accès à l’emploi. La multiplication depuis dix ans des chartes diversité – on compte des milliers d’entreprises signataires – n’a pas changé la donne. Les discriminations à l’embauche en raison de l’adresse, du patronyme, de la couleur de peau, de la religion sont en effet celles contre lesquelles les entreprises bataillent le moins. Le bilan de la Charte de la diversité est ainsi sans appel. Si 88 % des signataires mènent des actions, ils choisissent leurs combats : la mixité, le handicap, les seniors…, plus politiquement corrects et surtout assortis de sanctions. La situation des habitants des quartiers « sensibles » n’est, elle, prise en compte que par 26 % des entreprises.

Pas simple, il est vrai, quand ces dernières multiplient les restructurations. « Les postes de coordinateurs RSE, nos correspondants, sont souvent supprimés et pas toujours remplacés », contaste Laure Houpert, responsable de la charte de l’agglomération Plaine Commune, qui réunit 123 entreprises en Seine-Saint-Denis. Compliqué, aussi, lorsque les statistiques ethniques restent interdites. Un sujet clivant et tabou que la crise, la montée du FN et les attentats ont mis sous l’éteignoir.

Autre tentative, la charte « Entreprises et quartiers », paraphée par… 60 employeurs ces deux dernières années. Un bien maigre résultat pour le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) qui les pilote. « On discute entreprise par entreprise pour les aider à coucher sur le papier les actions qu’elles entreprennent déjà, explique Thierry du Bouëtiez, conseiller spécial du CGET. La contrainte ne sert à rien sinon à fermer les portes. Il faut être pragmatique et prendre ce que les entreprises ont à donner. » Pour les convaincre d’aller plus loin, l’institution mise sur un logiciel qui permet de géolocaliser les bénéficiaires des actions développées.

Vive l’entrepreneuriat !

Dans ce contexte, le développement de l’entrepreneuriat apparaît de plus en plus comme la bonne solution. Ça tombe bien : dans les quartiers, l’envie d’entreprendre, qui traverse l’Hexagone, y est bien partagée. Et même plus vivace qu’ailleurs. Avec de vrais effets sur le marché du travail. « Le premier réflexe des entrepreneurs des quartiers est souvent d’y créer de l’emploi », souligne Majid El Jarroudi, délégué général de l’Agence pour la diversité entrepreneuriale, une structure qui cherche à rapprocher les TPE de banlieues des directions des achats des grands groupes.

Si les « territoires fragiles voient naître deux fois plus d’entreprises que la moyenne nationale », comme le rappelait François Hollande à La Courneuve, elles sont aussi deux fois plus nombreuses à fermer dans les trois premières années. La faute notamment au manque d’accompagnement et d’accès au financement : seuls 3 à 4 % des entrepreneurs « made in quartiers » sont accompagnés par les réseaux traditionnels de création d’entreprise, contre 10 à 30 % au niveau national. Des chiffres très faibles qui justifient la création de l’agence France Entrepreneur. Une structure légère qui mettra l’accent sur l’amorçage, « en harmonisant les actions des structures existantes ».

L’urgence d’agir.

Lancés en janvier, les contrats de ville « nouvelle génération » intègrent aussi – et enfin – un pilier « développement économique et emploi ». Mais lui donner un contenu est laborieux. Et se heurte aux logiques d’acteurs. « J’ai animé des ateliers de réflexion sur le développement économique sans un seul représentant d’entreprise dans la salle. Ils n’avaient pas été conviés », déplore Ahmed Bouzouaïd, directeur général du cabinet Muse D.Territoires, spécialisé dans le développement local.

Une situation qui exaspère Thierry du Bouëtiez, au CGET. « La coupure est totale entre la technostructure et le bouillonnement des initiatives locales. L’État est incapable de s’inspirer de toutes ces initiatives pour bâtir des politiques efficaces », déplore l’ancien sous-préfet, qui a lancé il y a deux ans le Groupement national des initiatives et des acteurs citoyens avec la complicité d’Alexandre Jardin et du mouvement Bleu, Blanc, Zèbre. Il réunit déjà 300 citoyens : responsables d’association, fonctionnaires, patrons, directeurs de mission locale. « Le réseau se veut un accélérateur d’initiatives. Comme les personnes adhèrent à titre personnel, il n’y a ni langue de bois ni barrières. Chacun met ses compétences à disposition », explique son initiateur.

Et il y a urgence. Selon Virginie Martin et Marie-Cécile Naves, politologues et auteures de Talents gâchés (éditions de l’Aube), la discrimination a un coût : 10 milliards d’euros par an. Le prix du manque à gagner d’un pays qui investit dans l’éducation de jeunes qui ne peuvent ensuite contribuer à son développement. « La lutte contre les discriminations n’est pas seulement une question morale ou de justice sociale. Il faut aussi la considérer comme un enjeu de performance économique pour le pays, donc ses entreprises », pointe Marie-Cécile Naves. Il suffit maintenant de s’en convaincre… et de passer à l’action.

Auteur

  • Anne Fairise, Anne-Cécile Geoffroy