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Les 35 heures sans douleur de l’hôpital de Rumilly

Décodages | publié le : 03.11.2015 | Anne Fairise

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Les 35 heures sans douleur de l’hôpital de Rumilly

Crédit photo Anne Fairise

Depuis 2010, le centre hospitalier de cette commune de Haute-Savoie applique les 35 heures effectives pour le personnel non médical. Sans jour de RTT. Et en améliorant les conditions de travail. Un cas rare dans l’Hexagone.

« Nous n’avons jamais eu l’impression de faire quelque chose d’extraordinaire. Le bon sens nous a guidés. » Dans son vaste bureau aux murs couverts de photos, Christian Triquard, le directeur du centre hospitalier Gérard-Déplante de Rumilly (Haute-Savoie), spécialisé en rééducation cardiaque, ne cache pas sa surprise devant l’intérêt subit pour ses établissements. À peine 120 lits et quelque 435 employés en équivalent temps plein, si l’on inclut les personnels du centre de formation adjacent et des trois résidences, en face, hébergeant des personnes âgées.

Et pourtant. Les conseillers de Martin Hirsch – le directeur de l’AP-HP embourbé dans la renégociation du temps de travail des 75 000 agents (hors médecins) – l’ont appelé plusieurs fois. Christian Triquard a été également entendu par la mission d’évaluation du temps de travail dans la fonction publique, chargée cet été par le Premier ministre de dresser un état des lieux de la réglementation et des (bonnes) pratiques. Il est, enfin, devenu une guest star des colloques de la Fédération hospitalière de France, applaudi avant même de prendre la parole, au simple énoncé de ce qu’il a accompli.

Son grand œuvre ? Depuis 2010, les infirmières, aides-soignantes, agents de service et personnels techniques du centre hospitalier ont tous mis leur cadran sur 7 heures ou 7 h 15 de travail quotidien. Ce personnel dit « non médical » a fait une croix sur les 18 jours de RTT acquis lors du passage aux 35 heures en 2002, sans douleur apparente. Contrairement à l’AP-HP, il n’y a pas eu de grève massive des personnels. Aucun défilé n’a agité la commune ouvrière de 13 000 habitants, berceau des poêles Tefal (SEB) et du jouet Sophie la girafe (Vulli), à mi-chemin entre Annecy et Aix-les-Bains. À cause de la faible présence syndicale, alors réduite à la CFDT ? Pas seulement. La difficile situation financière du centre, qui faisait craindre sa fermeture, a éteint les résistances au changement. Surtout, le diagnostic des dysfonctionnements introduits par les 35 heures a été posé dès l’année qui a suivi leur mise en œuvre.

« Les services étaient en désorganisation chronique, les agents fatigués et, pour certains, désinvestis. Le taux d’absentéisme atteignait 16 % », rappelle Christian Triquard. Dans ce climat délétère, les lettres de dénonciation anonymes se multipliaient. Ici, comme ailleurs, les crédits devant permettre, par des recrutements, de compenser les absences de personnels en RTT se sont (trop) fait attendre. Dissipant rapidement la promesse socialiste d’amélioration des conditions de travail. Terrible pour un hôpital déjà pauvrement doté en effectif, de surcroît confronté à des difficultés pour attirer les infirmières séduites par la Suisse toute proche et ses alléchants salaires. « Le dimanche, il n’y avait pas d’infirmière en continu dans le service soins de suite médicalisés », soupire un cadre. Faute de personnel, la rééducation cardiaque a été fermée l’été, deux années de suite. « Les crédits devaient s’échelonner sur trois ans. Au final, la moitié a été allouée », indique le directeur.

Dès 2004, il a décidé de modifier le temps et l’organisation du travail. Sans passer par la négociation, mais dans la concertation, service par service. « Aucun n’a basculé d’un coup aux journées de 7 heures ou 7 h 15. Cela s’est fait petit à petit, une catégorie professionnelle après l’autre », précise Grégory Rulliere, représentant CFDT. Habile mais lent. Le traitement relève plus de l’homéopathie au long cours que du remède de cheval, administré vite et à très haute dose. Au total, six ans ont été nécessaires à Christian Triquart pour faire basculer aux 35 heures effectives tout le personnel, à l’exception des cadres et des médecins. Soit à peine 250 agents…

Contreparties variables

Les services techniques et administratifs sont les premiers, entre 2004 et 2006, à abandonner leurs 18 jours de RTT. Et à voir leurs journées de 7 h 36 passer à 7 heures. Sans gros regret, selon la CFDT : « Les agents n’avaient pas vraiment eu le temps de s’habituer à la prise de jours de RTT. » Puis, entre 2006 et 2010, c’est au tour des services et personnels soignants (aides-soignantes, infirmières) de renoncer au récent acquis. Cela se révèle plus compliqué. Au service de rééducation neurologique, qui accueille les patients souffrant de traumatismes crâniens ou en état végétatif, les discussions dureront neuf mois, en 2010.

« Ce service, bien doté en effectifs, arrivait sans difficulté à absorber les absences pour RTT. J’en ai vu pleurer à l’idée de tirer un trait sur ces jours de congés », se rappelle un cadre. Mais comme les autres, la rééducation neurologique a dû avaler la pilule. Au nom de « l’équité entre les services et les personnels », le second leitmotiv de Christian Triquart après la « nécessaire concertation ». Une stratégie redoutable, puisqu’elle a contraint les rares gagnants des 35 heures à accepter un rythme plus soutenu. « Les services sont tombés les uns après les autres, comme des pions », résume Christian Triquart.

Les réticences ont été particulièrement fortes chez les infirmières. « Elles n’ont pas vu ce qu’elles gagnaient à abandonner leurs jours de RTT », résume Pascale Bobée, cadre de soins. À la différence des aides-soignantes, abonnées aux journées hachées et aux horaires mouvants. La promesse de la direction ? Une organisation plus stable et des rythmes moins usants, grâce à la baisse des coupures imposées qui allongeaient l’amplitude journalière de travail. Parfois jusqu’à la limite de la légalité. « Une aide-soignante pouvait avoir 18 horaires différents en six semaines. C’était épuisant », rappelle Grégory Rulliere. « Dans tous les services, elles avaient des horaires coupés, travaillant le matin puis revenant en fin d’après-midi. Dans la nouvelle organisation, il ne reste qu’un horaire coupé pour trois horaires continus », précise Élisabeth Emonet, directrice des soins. Une bouffée d’oxygène, notamment dans les maisons de retraite.

Cercle vertueux

Autre contrepartie, cette fois pour tous : l’assurance d’un travail en « équipe normale », c’est-à-dire complète. « On s’arrachait les cheveux quand il fallait trouver du personnel remplaçant pour un jour de RTT. Souvent, on n’y arrivait pas », reconnaît Nadège Mourin, responsable RH. La direction s’engage à accompagner la refonte du temps de travail par des recrutements effectifs. Surprise, la masse salariale n’a pas bondi. « Nous avons consommé moins d’intérim, observe le directeur. Les effectifs n’ont augmenté qu’à partir de 2009. » « La nouvelle organisation, qui garantit des équipes complètes, assure un meilleur confort de travail », martèle Élisabeth Emonet, qui en fait un argument quand elle recrute. Pour contrebalancer l’absence de jours de RTT, elle met aussi en avant les jours de congé supplémentaires.

Malgré les 35 heures effectives, le personnel soignant n’est en effet pas au régime sec des cinq semaines de congés payés réglementaires. Dans la nouvelle organisation, des journées de 7 h 15 ont été prévues pour permettre un chevauchement des équipes de matin et d’après-midi. Ce qui permet de sanctuariser une demi-heure commune pour transmettre les dossiers médicaux. Le quart d’heure de travail supplémentaire alimente un compte « débit/crédit », son titulaire ayant l’obligation de le solder avant la fin de l’année. À son gré mais de préférence quand il y a peu de patients. En 2014, les aides-soignantes ont récupéré, en moyenne, cinq jours et les infirmières, huit. C’est bien moins que les 18 jours de RTT antérieurs, se félicite Christian Triquard, qui juge le dispositif moins rigide que le compte épargne temps précédent.

« La remise à plat des organisations du travail nous a engagés dans un cercle vertueux », estime-t-il aujourd’hui. Il faut dire qu’il l’a assortie d’un nouveau projet d’établissement « pour redonner des perspectives ». Celui-ci prévoit notamment la réouverture du service des urgences. Dès 2005, l’équilibre budgétaire a été retrouvé, assurant une nouvelle crédibilité auprès des tutelles. Elle s’est traduite, il y a deux ans, par la reconstruction de l’hôpital sur un nouveau site. Loin de la bâtisse du xviie siècle qui l’accueillait depuis des décennies, en plein centre de Rumilly. Contrairement aux pronostics des Cassandre, les 35 heures effectives n’ont pas fait fuir le personnel. Selon une récente étude des hôpitaux de Haute-Savoie, c’est même à Rumilly que les effectifs sont les plus stables. Et l’absentéisme a diminué de plus de moitié, à 7 %. Symptomatique, dans un hôpital qui a troqué les jours de RTT contre de meilleures conditions de travail.

Négo cactus à l’AP-HP

Six mois de blocage et cinq grèves. Engagée depuis mai dans la renégociation du temps de travail, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) est le théâtre d’un bras de fer entre les personnels et le directeur général, Martin Hirsch. Une illustration des crispations sur les 35 heures à l’hôpital. Depuis 2002, seuls 44 % des établissements ont réaménagé leur accord. Mais les autres ne devraient pas y couper, vu les contraintes budgétaires imposées par le gouvernement.

Car les 35 heures coûtent cher. Très cher. Les agents se sont en effet vu octroyer des RTT qu’ils ne peuvent pas prendre, faute de recrutement. Ce qui conduit à un épuisement des équipes.

Les comptes épargne temps, eux, explosent. À l’AP-HP, le plus gros CHU de France (75 000 personnes hors médecins), les compteurs affichaient quasiment un million de jours de RTT non pris fin 2014 ! Soit un coût de 99,5 millions d’euros. En réduisant les RTT à 15 (contre 18 à 20), par un passage généralisé de la journée de 7 h 36 (ou 7 h 50) à 7 h 30, Martin Hirsch espérait gagner 20 millions par an. Mais l’annonce de sa réforme dans la presse, avant l’ouverture des négociations, a braqué les sept syndicats. L’éclatement de leur front, fin septembre, après une grève peu suivie, ouvre une voie. La CFDT, seule signataire en 2002, a repris les discussions, craignant « un passage en force ». En vertu de la loi HPST, le directeur général peut en effet décider seul de l’organisation du travail. À la recherche d’un accord, Martin Hirsch est néanmoins prêt à faire des concessions. Les 7 h 30 ne sont plus envisagées que « sur une base volontaire ».

Un Directeur atypique

Ancien infirmier, le directeur de l’hôpital de Rumilly, Christian Triquard, est très sensible aux conditions d’exercice du travail. Favorable aux 32 heures, il refuse les journées de douze heures, banalisées à l’hôpital.

Pour prévenir les risques psychosociaux, il a créé, avec une psychologue et un médecin du travail, un outil évaluant les perceptions, relations et représentations socioprofessionnelles du personnel, utilisé par plusieurs hôpitaux.

Auteur

  • Anne Fairise