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Le blues des novices du barreau

Décodages | publié le : 03.09.2015 | Judith Chetrit

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Le blues des novices du barreau

Crédit photo Judith Chetrit

Entre la crise économique qui rejaillit sur l’activité des cabinets et l’augmentation du nombre d’étudiants, les débuts professionnels des jeunes avocats se compliquent sérieusement. La précarité les atteint eux aussi.

C’est comme si vous jouiez au bingo en vous disant qu’à un moment votre numéro va enfin sortir. » Diplômée depuis l’automne 2014 de l’école de formation du barreau de Paris, Sophia* s’en remet presqu’au hasard dans sa quête d’une collaboration dans un cabinet. Plus de 300 candidatures envoyées pour seulement quelques entretiens… Pourtant, le parcours de la jeune femme de 27 ans laisse peu de place à un quelconque manque de détermination : un double master en droit des affaires et en droit de la propriété intellectuelle, des stages dans des cabinets anglo-saxons. « On s’est battus pour y arriver et on voit des portes closes maintenant », constate-t-elle. Or, sauf à s’installer directement à la fin de sa scolarité – ce qui demeure rare –, il lui faut trouver un cabinet qui l’accepte pour pouvoir prêter serment et être considérée comme avocate. Vivant aujourd’hui grâce au soutien de son fiancé et de sa famille, cette Niçoise d’origine voit son parcours comme « celui de bien des jeunes diplômés ». « Mais notre situation spécifique reste méconnue », ajoute-t-elle.

L’histoire de Sophia recoupe celle d’une profession qui peine à intégrer l’ensemble de ses prétendants, toujours plus nombreux et dont l’âge moyen d’entrée sur le marché flirte avec les 30 ans. « Personne ne gère véritablement cette étape intermédiaire entre l’école et le barreau. Il y a un vrai vide », reconnaît Serge Perez, directeur de cabinet du bâtonnier de Paris. Interrogés par un des principaux sites d’offres d’emploi du secteur, Carrières juridiques, près de la moitié des jeunes avocats ne se montrent guère confiants pour leurs premières années dans la profession.

Parmi eux, Sylvain Boueyre. Touchant quelques centaines d’euros par mois en travaillant pour un cabinet qui lui sous-traite des dossiers, il se dit « révolté ». Et pour cause. Il a dû recommencer sa recherche d’une collaboration au printemps, après une première expérience de courte durée. « Je suis dans ma deuxième année de barreau mais, vu ma trop faible expérience, je demande à être payé comme un “première année”. Je suis maintenant en compétition avec la promotion en dessous. La concession est là », souligne cet avocat en droit des contrats et marchés publics.

Affaire d’arithmétique

Le sentiment de précarisation gagne les débutants. Difficile, toutefois, de mesurer l’ampleur du phénomène : les statistiques sur l’insertion professionnelle des avocats ne sont pas légion. à l’image de l’école de formation du barreau de Paris qui n’a pas réalisé de suivi de ses élèves depuis 2010 (et vient tout juste d’adresser un questionnaire à la promotion 2014). Quelques mois après la fin de leur cursus, 70 % de la promotion 2009 déclaraient avoir trouvé une collaboration. Et 16 % n’avaient pas encore prêté serment. Une situation qui se dégrade. En 2007, ils n’étaient que 8 % dans cette situation.

La crise économique a touché à la fois les tarifs appliqués par les cabinets et le volume de dossiers traités. Notamment chez les spécialistes en droit des affaires, qui sont d’importants pourvoyeurs de contrats de collaboration. Mais c’est également une affaire d’arithmétique. Les rangs des robes noires de l’école de formation du barreau, qui forme la moitié des avocats entrant sur le marché, ne cessent de grossir. Ils seront environ 1 700 à obtenir leur certificat d’aptitude à la profession d’avocat (Capa) en octobre. Et la promotion de l’année prochaine comptera presque 2 000 élèves. Un nombre auquel il faut ajouter les quelque 400 diplômés de la Haute école des avocats-conseils (Hédac) de Versailles « Nous étions 242 élèves à sortir de la première promotion de l’école en 1982 ! » se remémore Serge Perez.

Hausse du nombre de candidats, baisse des offres d’emploi… Faudrait-il sélectionner davantage les jeunes qui entrent dans les écoles d’avocats ? Un rapport réalisé en 2013 par l’avocat Kami Haeri suggérait l’organisation d’un examen national commun et une note d’admissibilité relevée de 10 à 12 sur 20. Au barreau de Paris, qui concentre 41 % des avocats français, la perspective d’un numerus clausus, comme celui qui existe pour les étudiants en médecine, séduit peu. Pas plus, pour l’heure, que dans les facultés de droit des universités, organisatrices de l’examen d’entrée.

Dans un marché plus concurrentiel, il faut apprendre aux jeunes avocats à se différencier. à l’Hédac, depuis quelques années, le directeur d’études, Benoît Dumontet, assure recevoir individuellement les élèves, avec CV et lettre de motivation, afin de les préparer à leurs futurs entretiens dès leur semaine de pré-inscription. De son côté, l’Union des jeunes avocats (UJA) a relancé un atelier hebdomadaire de correction des CV, il y a quatre ans. « J’ai senti qu’il y avait un besoin en voyant, devant mon stand, la file ininterrompue de jeunes au moment de journées spéciales d’orientation », explique l’avocate Emmanuelle Clément, à l’origine de cette initiative. Lors des entretiens, elle multiplie les conseils : mettre un titre à son CV, ne pas hésiter à négocier la rémunération, se déplacer pour rencontrer des confrères lors de conférences thématiques…

Le droit social mieux loti

Les débouchés restent très différents, selon le domaine d’exercice. Si l’on se réfère aux offres postées en ligne et aux témoignages recueillis, il est bien plus facile de trouver une collaboration en droit fiscal ou social qu’en droit pénal ou en droit de la propriété intellectuelle. Apprécié des étudiants, ce dernier domaine a vu le nombre de formations universitaires s’accroître au fil des années. Sans que les opportunités d’emploi ne suivent le rythme. « Il y a un manque de coordination entre les acteurs de la profession. La régulation du marché professionnel doit se faire en amont », estime l’économiste Christian Bessy, auteur de L’Organisation des activités des avocats. Entre monopole et marché (LGDJ, 2015).

Face à un marché où la précarité progresse, certains jeunes avocats revoient leurs critères de choix pour leur premier contrat. Le temps de la collaboration libérale – le salariat reste très minoritaire dans la profession – se divise théoriquement entre le temps consacré aux clients du cabinet et celui dédié à la recherche et au développement de sa propre clientèle. SOS Collaborateurs répond aux questions pratiques des jeunes avocats ou les aide en cas de litige avec leur cabinet. Parmi les 450 demandes de l’année en cours, un nombre croissant d’entre elles a trait à l’exercice du temps partiel dans les cabinets, option acceptée par certains jeunes, souvent faute de mieux. « On a du mal à savoir si le cabinet utilise cette formule par besoin ou pour disposer de quelqu’un à plein temps, mais en le sous-payant », observe Léonore Bocquillon qui supervise ce service de l’UJA.

Chaque contrat de collaboration doit être validé en amont par l’Ordre des avocats. Il vérifie notamment la rétrocession d’honoraires, dont il faut déduire près de 40 % de charges pour obtenir la rémunération nette du collaborateur. Pour la première année d’exercice, le barreau de Paris a un tarif mensuel minimum – 2 900 euros hors taxe – qui est inférieur à celui préconisé par l’UJA à 3 750 euros hors taxe. Claire* en est à sa troisième collaboration depuis sa prestation de serment à l’automne 2013. Au bout des deux premières, qui se sont terminées par des ruptures de contrat, l’avocate en droit de la famille a fait un burn-out. « Avant, je pensais qu’en ayant le concours d’avocat, je m’assurais un travail. Maintenant, je ne suis plus aussi confiante dans l’avenir car ma situation reste encore précaire », témoigne-t-elle. L’enchaînement de courtes collaborations reste pour l’instant un phénomène difficile à quantifier. Selon les statistiques du barreau de Paris, la durée moyenne d’exercice d’une première collaboration libérale est de 309 jours, quand elle était de 993 en 2005. « Nous n’avons pas de données sur les raisons de ce turn-over, entre ceux qui n’ont pas fait l’affaire ou ceux qui trouvent l’exercice trop compliqué dans la gestion du stress et des urgences », admet Benoît Dumontet, de l’Hédac.

Reconversion express

Les difficultés rencontrées peuvent également conduire certains avocats à sortir de la profession. Près de 20 % des hommes et 40 % des femmes le font durant les dix premières années de leur carrière, essentiellement pour aller travailler dans les services juridiques d’entreprises. Selon les données du Conseil national des barreaux, 5 % des avocats qui prêtent serment quittent actuellement le barreau dans les deux années suivantes. C’est le cas d’Agathe Clamagirand. Elle a sauté le pas un an après sa sortie de l’école. Désormais, elle est chasseuse de têtes dans un cabinet de recrutement dont un pan de l’activité est consacré aux avocats. « J’avais une vision faussée de la profession. Je voulais un métier avec plus d’humain et de relationnel. Quand on est jeune collaborateur, on n’anime pas les rendez-vous avec le client. On seconde l’associé. »

Audrey Soussan, 37 ans, a fait, elle, le choix de s’installer, il y a dix mois. « Je vois mes camarades prêts à faire du secrétariat, à rester un nombre incalculable d’heures et à accepter qu’on leur parle mal », raconte-t-elle, assise dans son bureau de la Pépinière du barreau de Paris. Communication, relation au client, stratégie : elle développe la panoplie de compétences que tout avocat doit maîtriser pour espérer percer. « Je pense qu’il me faudra encore un an avant de dire que je suis insérée professionnellement, quand j’aurai un roulement de clientèle ».

Depuis la suppression, en 2004, du stage obligatoire de deux ans finalisant la formation après la scolarité, les jeunes avocats peuvent s’installer directement sans passer par un contrat de collaboration dans un cabinet. Ce choix proactif ou par défaut est également promu par les différents ordres, qui multiplient les formations entrepreneuriales. Mais pas de miracle à en attendre, au moins pendant les premiers exercices. Désormais à son compte, Audrey Soussan se rémunère, pour l’instant, à hauteur de 1 000 euros par mois…

* Le prénom a été changé.

Les pépins de la Pépinière

Créée en 2009 et située boulevard de Sébastopol, à proximité du Palais de justice, la Pépinière du barreau de Paris avait pour projet d’accompagner des avocats désireux de s’installer dès la fin de leurs études. Coût ? Un forfait allant de 260 à 475 euros hors taxe par an pour bénéficier de bureaux et de l’aide de professionnels honoraires. Cette option, rendue possible par la suppression en 2004 du stage obligatoire de deux ans, est toutefois périlleuse en raison du manque d’expérience et de ressources financières pour tenir dans un marché de plus en plus concurrentiel. Six ans après avoir vu le jour, la Pépinière n’est remplie qu’à moitié, n’accueille plus exclusivement de jeunes avocats et cumule un déficit supérieur à 400 000 euros. « Dès le début, on a accolé une image négative au lieu », estime Laurence Boyer, déléguée à la Pépinière et membre du Conseil de l’Ordre. Dans le milieu, certains l’ont qualifiée de « pouponnière », destinée aux avocates plus ou moins forcées de s’installer après la fin de leur collaboration pour cause de grossesse ou de maternité. On retrouve de fait 70 % de femmes inscrites.

Depuis cet été, la gestion de la Pépinière n’est plus assurée par le barreau de Paris mais confiée à une société de gestion de centres d’affaires, Team Business Centers. Si le barreau confirme que la moitié des places seront réservées à des débutants dont les revenus sont inférieurs à 17 500 euros par an, l’offre s’élargit officiellement à des avocats plus âgés en situation difficile, à des adeptes du coworking ou à des avocats étrangers de passage à Paris.

Auteur

  • Judith Chetrit