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Laurent Delmas mène la révolution digitale d’Edenred

Décodages | publié le : 03.09.2015 | Sabine Germain

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Laurent Delmas mène la révolution digitale d’Edenred

Crédit photo Sabine Germain

Edenred a quitté le giron du groupe Accor pour poursuivre son expansion. Et engager sa mutation numérique. Un défi majeur pour ses salariés, que son directeur général France relève en douceur.

C’est sous la canicule qu’Edenred a célébré ses cinq ans, le 2 juillet. Les 700 salariés en France du pionnier du titre-restaurant ont fait la fête tard dans la nuit, sur le thème de « la Guerre des étoiles ». Leur directeur général, Laurent Delmas, n’a pas hésité : il est passé du côté obscur de la force, déguisé en Dark Vador. « Disons qu’il faut avoir le courage d’assumer un tel costume… et un petit côté facétieux », sourit-il. Du courage, il a dû en avoir en 1992 quand il s’est vu confier, à 28 ans, la création d’une filiale en Turquie. Puis en septembre 2001, quand il a repris au pied levé la direction de la filiale américaine après le décès du patron dans l’avion s’écrasant sur le Pentagone. Et, plus encore, en 2010 quand Accor Services, futur Edenred, a quitté le giron d’Accor pour accélérer son développement et trouver en Bourse les moyens que le groupe hôtelier, alors en difficulté, ne pouvait plus lui donner.

Bonne pioche : la société, qui se cherche un nouveau P-DG depuis le départ de Jacques Stern, le 1er août, réalise plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires dans 42 pays. Sa croissance n’est pas spectaculaire (+ 7 % entre 2010 et 2014), mais pérenne. Berceau historique, la France n’est plus que le deuxième marché avec 143 millions d’euros de chiffre d’affaires, loin derrière le Brésil. Né d’un empilement de filiales, de produits et de sites, Edenred a rationalisé son organisation en regroupant ses collaborateurs français dans son nouveau siège de Malakoff, au sud de Paris. « Il nous a fallu trois ans pour recréer un socle social, négocier des accords collectifs, établir une classification, harmoniser la politique de rémunération », précise Nadine Lebrec, l’énergique DRH arrivée juste après la scission.

Des bases solides étaient en effet nécessaires pour initier un grand projet : la transformation numérique. Inventeur en 1963 du Ticket Restaurant, Edenred est aujourd’hui le promoteur de sa dématérialisation. Si le paiement par carte n’est autorisé en France que depuis mars 2014, il est déjà très répandu dans le monde. Et même ultra-majoritaire en Amérique du Sud. En France, ce mode de règlement reste confidentiel (à peine 5 % des ventes). Mais il est appelé à se généraliser et à remplacer les 100 millions de titres expédiés chaque année à 6,7 millions de salariés dans 100 000 entreprises et collectivités.

PRÉPARER LE TERRAIN

La transformation numérique a beau être au cœur du projet d’Edenred, Laurent Delmas a pris le temps de préparer le terrain avant de l’engager en France. « Si l’on se réfère à notre expérience ailleurs, la transition prend sept à huit ans, confie Nadine Lebrec. Cela laisse le temps de conduire le changement. » Et de le penser. Ce chantier n’a réellement démarré qu’il y a deux ans, avec deux priorités : la communication et l’organisation. Objectif : expliquer concrètement les enjeux de la transformation à tous les salariés, même ceux qui ne sont pas directement concernés. « Sur dix-huit mois, nous avons formé 580 personnes pendant une demi-journée, détaille la DRH. Qu’est-ce qu’une carte de paiement ? Comment ça marche ? Qu’est-ce que ça change concrètement pour vous ? Nous avons voulu répondre à toutes les questions qu’ils pouvaient se poser. »

Pour mesurer le degré d’acceptation de la révolution digitale, la DRH a utilisé le baromètre Icap (Information, compréhension, acceptation, participation) : « Nous avons fait trois vagues de mesure. L’enjeu a réellement commencé à être compris et accepté au bout d’un an. Nous menons aujourd’hui le même travail d’acculturation sur les réseaux sociaux. Le jour où nous déciderons de nous lancer sur Twitter et Facebook à grande échelle, tout le monde sera prêt. »

Parallèlement, l’organisation historique de l’entreprise autour de ses différents produits (Tickets Restaurants, chèques cadeaux Kadeos, Cesu…) a volé en éclats. « Les 120 collaborateurs du Centre de relation clients (CRC) sont désormais affectés à un pôle client, explique Ludovic Beaudoux, directeur du service. Il y a 70 conseillers pour gérer les relations avec les entreprises, 30 pour accompagner les salariés dans la prise en main de leur carte de paiement et cinq pour répondre aux questions des restaurateurs. Ils sont encadrés par 10 responsables d’équipes, tous issus du terrain, et trois responsables de pôles. »

La digitalisation passe par l’intégration de profils spécialisés : « Avec un turnover de l’ordre de 12 à 14 %, nous recrutons une centaine de personnes par an », détaille Nadine Lebrec. Au cours des dix-huit mois écoulés, l’entreprise a intégré plus d’une vingtaine d’experts en extranet, en création de sites Web et en analyse de données… Des compétences qu’il a fallu dénicher à l’extérieur pour rester innovant.

ANTICIPER LES MUTATIONS

Recruté en 2011 comme préparateur de commandes dans l’atelier d’impression, Taj Samson a rejoint le CRC il y a un an et demi pour devenir conseiller technique et accompagner les clients vers la dématérialisation. « J’avais envie d’un travail plus administratif. Quand j’ai su que l’entreprise organisait la mobilité, j’ai tout de suite postulé et je ne le regrette pas. » Avec la dématérialisation, l’atelier d’imprimerie (43 personnes) est appelé à réduire la voilure. « Dans sept à huit ans, le papier aura pratiquement disparu, explique Julien Tanguy, directeur des opérations. Nous devons préparer la reconversion de 30 à 35 ouvriers. Nous ne leur avons jamais caché que leur emploi était menacé ; mais nous leur avons toujours dit que nous allions les accompagner. »

Plutôt que de passer par un plan social, la maison mise sur l’évolution des compétences. Métamorphoser des ouvriers en conseillers client ? Bien des bassins industriels se sont cassé les dents sur des projets de cette nature. Edenred s’est donné les moyens de ses ambitions. « Un tel reclassement ne peut se faire que par l’anticipation, dans une approche sur mesure », assène Julien Tanguy. À ce jour, trois reconversions ont abouti en interne, vers le service client et la comptabilité. L’entreprise accompagne aussi les mobilités externes. Elle recherche par exemple une formation pour un salarié qui souhaite devenir plombier.

ENRICHIR LES MÉTIERS COMMERCIAUX

Chez Edenred, 58 % des salariés sont en contact avec les clients. Or, la numérisation impacte considérablement leur métier. Les conseillers ne se contentent plus d’enregistrer les commandes des entreprises. Leur champ d’activité est devenu à la fois plus vaste et multicanal : ils doivent être en mesure de répondre, par téléphone, chat ou e-mail, aux questions des salariés et des restaurateurs. Ces derniers découvrent en effet que les règles d’utilisation des titres-restaurants, facilement transgressables au bon vieux temps du papier, sont devenues intangibles. Avec une carte magnétique, impossible de régler son addition le dimanche (sauf si cela fait partie de l’horaire habituel de travail) ou de dépasser le montant de 19 euros par jour.

Quant aux 250 commerciaux, ils ont carrément changé de métier : on ne leur demande plus seulement de vendre du Ticket Restaurant, mais de nouer une véritable relation avec leurs clients. Jérôme Podevin a précisément été recruté pour leur donner les moyens d’enrichir cette relation : « Nous avons lancé en septembre dernier un magazine, Manager Attitude, qui nous permet de valoriser notre expertise en matière de bien-être au travail, explique le directeur communication, digital et social medias. Les commerciaux en sont les premier contributeurs : c’est une façon d’enrichir leur travail ainsi que leurs liens avec les clients. » Dans la même veine, Edenred organise tous les trimestres une rencontre avec une vingtaine de clients sur le thème de « l’art de déjeuner ». « Nous les emmenons au musée avec un conférencier pour décrypter une œuvre, puis nous déjeunons ensemble, poursuit Jérôme Podevin. Cela nous permet de nourrir la marque et de valoriser clients et commerciaux. » Essentiel pour retenir les meilleurs…

RESTER INNOVANT

Après six mois de stage chez Edenred, Camille (son prénom a été changé) garde le souvenir d’une entreprise agréable et dynamique, dans laquelle elle a pris plaisir à travailler. Mais elle regrette certaines lourdeurs hiérarchiques héritées de la culture Accor : « Nous sommes loin de l’esprit start-up dont se réclament certains managers, observe-t-elle. La culture du partage de l’information, essentiellement descendante et cloisonnée entre départements, relève davantage de la grande entreprise à la française, et cela peut s’avérer frustrant. » Laurent Delmas ne parle pas vraiment d’esprit start-up, mais plutôt d’une approche entrepreneuriale et innovante, capable d’exploiter les idées du terrain. Les nouvelles offres thématiques lancées par l’entreprise émaneraient ainsi des commerciaux. Ils auraient senti l’existence d’un marché pour le nettoyage des uniformes (Ticket Cleanway), pour les frais de déplacement (TravelPro) et pour l’emploi à domicile (Domiphone).

Cette culture entrepreneuriale, héritée d’Accor, est revendiquée par l’ex-P-DG du groupe, Jacques Stern, qui a toujours laissé une grande autonomie aux filiales. Son embauche, cet été, par la société suisse de recouvrement de TVA Global Blue, et son remplacement provisoire par Nadra Moussalem, directeur exécutif de Colony Capital (actionnaire majoritaire d’Edenred), suscitent une certaine inquiétude : « Les salariés sont conscients que la transformation numérique est indispensable, estime Cecilio Garcia, coordinateur fédéral chez FO, le syndicat majoritaire. La direction a su la mener dans la concertation. Mais le départ de Jacques Stern fait naître des craintes : Edenred se porte bien mais n’est pas à l’abri d’une OPA. » Ce que redoutent les représentants du personnel ? Que l’entreprise bascule du côté obscur d’un fonds d’investissement rapace…

Auteur

  • Sabine Germain