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Les sacrifiés de Spie Batignolles

Décodages | publié le : 02.06.2015 | Stéphane Béchaux

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Les sacrifiés de Spie Batignolles

Crédit photo Stéphane Béchaux

Il y a deux ans, ils travaillaient chez une major du BTP. Mais elle a revendu leurs sociétés à un fonds dit de retournement. Résultat : 345 personnes au chômage, avec un PSE minable. Repreneur et vendeur se renvoient la balle.

Sesini & Longhy, Trouvé-Leclaire, Arcane Entreprise, SPR Rénovation, Green Bâtiment Services… Ces noms ne disent rien à personne. Et pourtant, ces sociétés jouissaient d’une belle réputation dans le monde de la peinture. Leurs compagnons pouvaient, entre autres, s’enorgueillir d’avoir rénové quelques joyaux parisiens : le Ritz, le George-V, le Crillon… Un temps révolu. Mi-février, le tribunal de commerce de Créteil a prononcé la liquidation judiciaire des cinq entités, situées à Ivry-sur-Seine. Bilan, 345 salariés au tapis. Sans compter les 41 repris par un concurrent.

Un immense gâchis. « Sur le plan social, c’est une catastrophe. L’âge moyen dépasse les 50 ans et l’ancienneté avoisine les trente. Et on ne peut les accompagner qu’avec un PSE sans aucun moyen », confie Jérôme Lugan, le mandataire judiciaire, de l’étude SMJ. Livrés à eux-mêmes, les salariés se sont vu notifier leur licenciement entre mars et mai. Dans la foulée, la plupart ont signé un contrat de sécurisation professionnelle qui leur permet de toucher 80 % de leur salaire pendant un an. En théorie, ils bénéficient aussi d’une cellule de reclassement, confiée au cabinet Anthéa. Mais, à raison de 1 500 euros par salarié, les sommes disponibles sont dérisoires.

Aujourd’hui, ces ex-salariés sont amers. Et très en colère. Il y a encore deux ans ils évoluaient dans le giron de Spie Batignolles. En 2007, ce gros acteur du BTP avait racheté le groupe SPR, auquel ils appartenaient. Un spécialiste du second œuvre dont l’acquisition devait permettre de former un acteur global, capable de couler du béton et de mener des chantiers de rénovation. Sauf que la greffe, menée en pleine crise du bâtiment, n’a jamais pris. En 2012, Spie Batignolles jette l’éponge. Le groupe décide de conserver les activités d’aménagement et de revendre le pôle peinture, lourdement déficitaire.

Au printemps 2013, le projet aboutit. Les acquéreurs ? Des spécialistes du « retournement » qui, via leur holding Green Recovery, rachètent à vil prix des entreprises en difficulté pour les redresser. Leurs noms ? Philippe Denavit et Bernard Grouchko (par ailleurs maire de la très chic commune du Vésinet). Deux dirigeants prêts à investir, au travers d’une structure ad hoc, Green Bâtiment. Des cadors, d’après le document remis aux élus du comité d’entreprise de Trouvé-Leclaire, daté du 26 avril 2013. « Messieurs Denavit et Grouchko ont une large expérience de la gestion des entreprises et de l’amélioration de la performance opérationnelle et financière des sociétés de taille moyenne », peut-on y lire. Et encore : « L’équipe de Green Recovery est reconnue sur le marché français pour son expertise dans la reprise de filiales de grands groupes. »

Bugs en pagaille

De quoi rassurer les troupes ? Pas franchement. « On a tous immédiatement googlisé les acheteurs. Et quand on a vu le nombre de sociétés qu’ils avaient mises sur le carreau, on a pris peur », se souvient Laurent Tellier, ex-directeur général de Trouvé-Leclaire. Le contrat d’acquisition, confidentiel mais dont nous avons obtenu copie, fixe à 100 000 euros le prix de vente. Pas bien cher pour un ensemble qui prévoit 60,2 millions d’euros de chiffre d’affaires et un résultat d’exploitation positif en 2013. D’autant moins que Spie Batignolles consent un prêt d’un gros million d’euros, remboursable sous condition en fin d’exercice.

La suite ? Une lamentable dégringolade. Commandes très inférieures aux prévisions, chantiers conclus par de lourdes pertes, départs de dirigeants… Les déboires s’accumulent. Sans que les nouveaux propriétaires ne prennent la moindre mesure corrective. Ni n’actionnent la garantie de passif, en cas de doute sur les conditions de la vente. « Au printemps 2014, l’équipe de direction nous a présenté des comptes en ligne avec les objectifs. Avec une petite perte d’exploitation, mais une situation de cash très favorable. Il y avait presque de quoi sabrer le champagne ! On n’avait pas de raison de s’inquiéter. Les problèmes ne sont apparus que pendant l’été », assure aujourd’hui Philippe Denavit.

La raison de cette cécité tiendrait dans le changement de système informatique, début 2014. L’outil, collectionnant les bugs, aurait masqué la situation financière calamiteuse. Un tel amateurisme étonne. « Vous connaissez beaucoup d’entreprises de cette taille sans comptabilité durant six mois ? On se demande tous ce qui a bien pu se passer pendant cette période de train fantôme », assène Dominique Lassale, l’un des ex-directeurs de Trouvé-Leclaire. Face aux difficultés de trésorerie, Green Bâtiment fait appel à un affactureur, GE Capital, pour mobiliser 6 millions d’euros de créances client. En vain. Fin septembre, le cumul des dettes atteint 9,7 millions d’euros. Dès lors, tout s’accélère : désignation d’un mandataire, redressement, entrée en lice de l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS), liquidation. En cinq mois, tout s’écroule.

Machine à laver

Reste à trouver les coupables. Chez Green Bâtiment, on incrimine Spie Batignolles. Les repreneurs l’ont assigné, le 9 octobre, devant le tribunal de commerce de Paris pour manœuvres constitutives d’un dol, ayant vicié leur consentement lors de l’achat. Une action toujours en cours pour obtenir la nullité de la vente et la réparation du préjudice. « Dans cette affaire, nous sommes ou les pigeons ou les voyous. Mais on est autant victimes que les salariés, même si personne ne pleure sur notre sort », confie Philippe Denavit. « Les dirigeants de Green avaient toutes les informations et les cartes en main pour assurer la pérennité de l’activité. Ils n’ont donné aucune nouvelle pendant dix-huit mois et, subitement, nous accusent de tous les maux. Nous avons fait d’autres cessions, qui se sont bien passées. Les suites de celle-ci ont tout pour nous déplaire, car de nombreuses personnes se retrouvent sans emploi », répond Nicolas Flamant, DRH de Spie Batignolles.

Les salariés, eux, crient vengeance. « Personne ne nous a aidés, pas même notre syndicat, Force ouvrière. Spie Batignolles voulait se débarrasser de nous sans PSE. Ils ont trouvé des types pour lancer la machine à laver à leur place », dénonce Jean-Claude Croisonnier, élu du CE de Trouvé-Leclaire. Les représentants du personnel n’entendent pas en rester là : ils ont fait appel au cabinet DBC pour défendre les troupes. « Cette histoire est proprement scandaleuse. On étudie toutes les hypothèses, au civil, à l’administratif et au pénal, pour contester les licenciements et établir les responsabilités », prévient l’avocat François Denel, qui compte représenter une centaine d’ex-salariés. À l’AGS, priée de régler les indemnités de rupture, on refuse de s’exprimer. Tout en précisant que le dossier a été signalé comme suspect. Quant au mandataire, il s’apprête à réclamer une expertise judiciaire. Et assure avoir fait le nécessaire auprès du procureur de la République.

Auteur

  • Stéphane Béchaux