logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Le Forco plombé par ses mauvais comptes

Décodages | publié le : 02.06.2015 | Anne-Cécile Geoffroy, Manuel Jardinaud

Image

Le Forco plombé par ses mauvais comptes

Crédit photo Anne-Cécile Geoffroy, Manuel Jardinaud

Rattrapé par la réforme de la formation professionnelle, l’Opca du commerce se retrouve sans le sou. En cause : une politique trop favorable aux grandes entreprises et des administrateurs défaillants. Décryptage d’un système en faillite.

Marie et Yasmine, vendeuses dans une grande enseigne de prêt-à-porter, ont bien failli ne pas entrer en formation après leur licenciement. À une semaine de la première session, le Forco, l’organisme paritaire chargé de collecter les fonds de la formation du commerce, n’avait toujours pas formellement accepté leurs inscriptions. Une angoisse pour les deux jeunes femmes. Ce qu’elles ne savent pas, c’est que le Forco, l’un des plus gros acteurs du secteur, traverse une grave crise financière qui bloque les décisions et les dossiers. Selon un document interne de janvier 2015, si aucun plan d’action drastique n’est mis en œuvre d’ici à juin, sa trésorerie accusera un trou de 45 millions d’euros. Soit 14,3 % des 315 millions d’euros de la collecte 2013 ! Une situation catastrophique que Marie-Hélène Mimeau, sa présidente depuis dix-huit mois, justifie par le « zèle de l’Opca à pousser les entreprises à la consommation des fonds ». Un peu facile ! Les surengagements, bien réels depuis 2012, n’expliquent pas tout. La fragilité financière de l’Opca n’est pas récente. Déjà, en 2010, le rapport des commissaires aux comptes alertait les administrateurs sur le déficit, estimé entre 10 et 15 millions d’euros.

C’est dans le modèle économique de l’organisme que se trouvent les clés de la compréhension de la situation. « Historiquement, le Forco s’est construit sur un schéma de redistribution des fonds très favorable aux grandes entreprises, décrypte un fin connaisseur. Jusqu’en 2011, l’argent nécessaire au fonctionnement de la structure était, de fait, ponctionné directement sur la collecte des TPE et sur les fonds de la professionnalisation qui n’étaient pas entièrement consommés dans l’année. » Une pratique très opaque et éthiquement condamnable, à défaut d’être illégale.

Mieux ! À la même époque, certaines entreprises bénéficiaient aussi d’un système de refacturation des dossiers de demande de formation soumis à l’Opca, appelé « relais groupe ». Concrètement, certains grands comptes récupéraient plus d’argent du Forco qu’ils ne lui en versaient, estimant que leur expertise à monter par eux-mêmes des dossiers ficelés devait être rémunérée par leur propre Opca. Le monde à l’envers… Un système dont auraient largement profité les majors de la grande distribution. Cette pratique a été officielle ment bannie par le conseil d’administration du 6 décembre 2011. Mais a coûté très cher.

Pressions des poids lourds

Lorsque la réforme de 2009 – applicable en 2012 – impose enfin une identification claire des frais de structure, l’Opca se révèle incapable de remettre en cause ces usages. Et de faire admettre que ses services ont un coût. « Demander, du jour au lendemain, aux entreprises de plus de 10 salariés de payer 8,71 % de frais de fonctionnement sur leurs versements, comme le prévoyait la convention signée avec l’État, on ne pouvait pas le faire », reconnaît Marie-Hélène Mimeau. « C’était une décision politiquement impossible à prendre à l’époque », abonde un ancien dirigeant. Les pressions des poids lourds l’emportent sur la nécessité de faire entrer l’organisme dans les clous.

Pour ne froisser personne, son conseil d’administration décide alors de mettre en place une grille progressive. Qui ne sera jamais réellement appliquée. Entre 2012 et 2014, l’Opca a ainsi accusé un manque à gagner de 34 millions d’euros sur les frais de gestion du plan de formation des entreprises de plus de 50 salariés. Par branche, le résultat est tout aussi affolant. Selon une simulation, que les administrateurs ont eue en main fin 2014, la grande distribution n’a versé au Forco que 2,56 millions d’euros entre 2012 et 2014 au titre des frais de gestion, au lieu des 7,95 millions attendus. Les entreprises de bricolage ne sont pas plus vertueuses. Dans la même période, elles n’ont versé que 82 655 euros sur les 813 142 attendus. Le dixième des sommes dues !

Mécontents de cette nouvelle grille, plusieurs grands comptes sont en effet montés au créneau. Et parviennent à faire perdurer un régime d’exception à travers des conventions triennales qui leur accordent des remises. « La nouvelle politique en matière de frais de gestion n’a pas été appliquée comme prévu, car le délégué général, sollicité par des grandes entreprises, a consenti des gestes commerciaux sans en anticiper les conséquences financières à moyen terme », affirme la présidente du Forco. Qui cite les acteurs du bricolage comme bénéficiaires de cet avantage. Mais pas la grande distribution, pourtant tout autant concernée, d’après une source.

Plus étonnant, Marie-Hélène Mimeau assure que le conseil d’administration n’a jamais été informé de ces ristournes. Difficile à croire ! Car l’instance réunit pour l’essentiel des représentants des grands comptes. En 2012, Jérôme Gantin, de la DRH de Carrefour, préside l’Opca. Un poste repris en janvier 2014 par la directrice formation et développement des talents du même groupe – Marie-Hélène Mimeau. Y siège aussi Gérard Atlan, président depuis 2004 du Conseil du commerce de France, qui abrite neuf des quatorze branches adhérentes au Forco. Aurait-il eu vent de ces pratiques ? Mystère. Contacté, il n’a pas souhaité répondre à nos questions, estimant ne pas être « habilité à communiquer sur la situation du Forco ».

Un argument repris en chœur par l’ensemble des administrateurs. Côté salariés, c’est même l’omerta. Le cégétiste Vincent Sciortino ? Il se cache derrière « un devoir de réserve ». Le vice-président FO, Brice Bellon ? Il n’a jamais donné suite à nos sollicitations. Tout comme les deux représentants CFE-CGC. Quant à la cédétiste Sophie Jacobik, il lui faut l’autorisation de sa fédération, muette, pour s’exprimer… Même silence du côté des employeurs. À l’Union du grand commerce de centre-ville (UCV), porte-parole des grands magasins, Anne-Geneviève de Saint-Germain « ne voit pas de quelle situation on parle ». Idem pour Antoine Solanet, de la Fédération des enseignes de l’habillement. Du côté de la puissante FCD – l’organisation qui réunit Carrefour, Auchan ou Casino –, les dirigeants sont restés sourds à nos demandes.

Reliquats et frais de structure

Il y a pourtant à dire. L’été dernier, une fois les comptes certifiés, le conseil d’administration prend enfin la mesure de la gravité de la situation. D’autant qu’en janvier 2015 l’application de la nouvelle réforme de la formation professionnelle plongera concrètement l’Opca dans le rouge. La loi acte en effet la fin de l’obligation légale de financer le plan de formation. « Notre modèle économique fonctionnait tant que la collecte progressait. Et avec des reliquats qui couvraient nos frais de structure », avoue Marie-Hélène Mimeau. Ces « reliquats » ? Des fonds non consommés mis habituellement à disposition des entreprises l’année suivante pour continuer à financer leur plan de formation. Au Forco, ils servent, de fait, à faire le lien comptable d’une année à l’autre. Et donc à masquer le déficit. Avec la réforme, impossible de faire perdurer cette pratique.

C’est alors sauve-qui-peut au Forco, qui tait ses difficultés à ses clients. Malgré tout, dans le secteur, des signaux faibles apparaissent. Comme pour cette DRH qui apprend par hasard que son conseiller Forco a démissionné et voit les relations soutenues avec l’Opca se déliter sans explication. En octobre 2014, le conseil d’administration annonce qu’exceptionnellement il ne reversera pas les fameux reliquats aux entreprises de plus de 50 salariés cette année. « Une façon d’effacer d’un coup le déficit en mutualisant les fonds », décrypte un connaisseur. Mais ce choix heurte certains adhérents. En tête, le groupement Système U. Furieux, il invite ses patrons de magasin à se tourner vers les Opca interprofessionnels. Soit Agefos PME – qui en profite pour « draguer » ces mécontents –, soit Opcalia. « Pour nous, cette décision revenait à voler notre pognon au profit des très grands », confie un gérant de supermarché.

Effet domino

Une réaction, qui une fois ébruitée, fait tache d’huile auprès des petites entreprises. L’effet domino est dévastateur : le Forco y aurait perdu entre 20 et 30 millions d’euros de collecte. Pour sortir de l’ornière, l’instance de direction fait appel au cabinet PWC. Fin 2014, celui-ci confirme les failles de gestion. Il parle d’« excès de consommation par rapport aux ressources », pour cause de « frais de gestion prélevés insuffisants ». Dans la foulée de l’audit, le délégué général, Yves Georgelin, recruté en 2011, présente une note détaillée sur les finances et des pistes de redressement. Peine perdue : il est remercié sans préavis le mois suivant. Le conseil d’administration le tient pour responsable de la dérive.

Une tentative pour s’exonérer de toute responsabilité. Et dissimuler l’incompétence et le manque de vigilance de l’instance politique. « Les administrateurs ne comprennent pas la plupart des chiffres qui leur sont présentés par les dirigeants. Et ils ne remettent pas en cause leur parole. Et comme ils n’ont aucune obligation de se former… », explique un ancien administrateur. À l’image de Michel Carnet qui, siégeant pour le compte du Commerce de détail non alimentaire, reconnaît « regarde[r] la situation d’assez loin sans en maîtriser les enjeux ». Un comble : en 2013, les partenaires sociaux du Forco ont touché près de 2 millions d’euros, au nom du « préciput ». Des sous qu’ils utilisent bien davantage pour financer le fonctionnement de leurs structures que pour acquérir l’expertise nécessaire au pilotage compliqué d’un tel organisme !

Tardivement conscient du problème, le Forco a lancé opportunément une formation à la « gestion comptable d’un Opca » pour ses administrateurs. La première séance a eu lieu mi-février. Reste à s’assurer que les intéressés trouveront le temps de s’y rendre. Car, au-delà du déficit de compétences et, peut-être, d’intérêt, se pose aussi la question du cumul des mandats. Certains élus du Forco, employeurs et salariés, portent tellement de casquettes que mettre le nez dans les comptes en devient presque impossible. Exemple criant, celui de la trésorière, Christine Courbot (CFTC), qui a décliné nos sollicitations. Une femme-orchestre, tout à la fois secrétaire du comité de groupe et du CCE d’Auchan France, secrétaire générale adjointe de sa fédération (la CSFV) et conseillère confédérale…

Manager de transition

Pour sortir du rouge, le Forco étudie plusieurs options, comme une contribution exceptionnelle des adhérents ou l’instauration d’un minimum conventionnel pour les branches qui en sont dépourvues tels le bricolage, les grands magasins, l’habillement et les enseignes de sport. « Nous multiplions les sessions de travail dans le cadre du Conseil du commerce de France et nous sommes en négociation avec les 14 branches », assure Marie-Hélène Mimeau. Mais l’enjeu le plus important reste le respect de la grille de frais de gestion dont personne ne pourra s’exonérer.

L’Opca a nommé fin avril un manager de transi tion pour piloter le redressement : Fabien Arnaud, ancien DRH de Clear Channel et du Printemps. Les premières mesures sont tombées : suppression du recours à l’intérim, fin des CDD pour surcroît d’activité, non-remplacement des départs. Un projet qui ressemble à s’y méprendre à celui de l’ancienne équipe dirigeante. Seule nouveauté : il a été demandé aux salariés de « donner » deux heures par semaine pour aider à traiter la collecte. « Le conseil d’administration n’envisage pas de PSE », promet Marie-Hélène Mimeau. Les branches ont jusqu’à l’été pour faire connaître leur adhésion au projet. Après avoir, pour certaines, profité d’un système généreux, les voilà priées de prendre leurs responsabilités.

LE TOP 5 DES BRANCHES

LES PLUS CONTRIBUTIVES

• Commerces à prédominance alimentaire

• Succursalistes de l’habillement

• Entreprises de vente à distance

• Bricolage

• Commerce des articles de sport et équipements de loisir

LES MOINS CONTRIBUTIVES

• Horlogerie, commerce de gros

• Industries et commerces de la récupération

• Professions de la photographie

• Optique-lunetterie de détail

• Grands magasins et magasins populaires

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy, Manuel Jardinaud