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Le business sous surveillance

À la une | publié le : 02.06.2015 | Éric Béal

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Le business sous surveillance

Crédit photo Éric Béal

Les entreprises ne peuvent plus ignorer le poids croissant de la société civile. Collectifs, associations et ONG toquent à leur porte. Et leur demandent des comptes sur leurs pratiques. Des relations difficiles, et parfois orageuses.

On vient délivrer les stagiaires ! » Fin avril, Génération précaire investissait les locaux de Mylittleparis.com, une start-up accusée d’abuser de cette main-d’œuvre très bon marché plutôt que de recruter des salariés en CDI. Masques blancs, confettis et tracts rappelant la loi… Une nouvelle fois, ses animateurs avaient pris soin d’avertir les journalistes, dont le nombre dépassait celui des militants. « Nous dénonçons un état de fait, mais nous cherchons aussi à dialoguer. Chez Melty.fr, Fauchon ou au Printemps, nos interventions ont déclenché une discussion positive avec la direction. Et nous avons obtenu des recrutements en CDI », assure Patrick, du collectif.

Créé en 2005, Génération précaire est symptomatique de l’évolution des rapports entre les entreprises et la société française. Professeur en sciences de gestion à l’université Paris 8 et coauteur de l’Entreprise dans la société (éd. La Découverte, 2015), Michel Capron estime que ce sont les Anglo-Saxons qui nous ont donné des idées. « Aux États-Unis, les associations sont pragmatiques. Elles ciblent des entreprises. En France, il y a encore quinze ans, la société civile avait plutôt tendance à lancer des dénonciations globales, plus idéologiques. Attac, par exemple, n’a jamais manifesté contre aucune entreprise. »

Les organisations non gouvernementales (ONG) ont également connu une évolution spectaculaire des mœurs militantes. Exemple récent, la publication du rapport « Les liaisons dangereuses d’Orange dans les territoires occupés palestiniens ». Le document a été piloté par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre solidaire). L’opérateur français s’y voit reprocher ses liens avec une société israélienne qui se développe en Cisjordanie et à Gaza alors même que les colonies sont illégales au regard du droit international. Chargée du dossier RSE au sein de l’organisation, Mathilde Dupré revient sur les raisons de ce tournant. « Les ONG françaises se sont longtemps concentrées sur leurs activités de soutien au développement de projets et au travail pédagogique destiné au public. Mais à force d’être interpellées par leurs partenaires africains ou sud-américains, elles se sont intéressées aux activités des entreprises françaises dans ces pays. »

PORTE-VOIX

C’est ainsi que les ONG tricolores, très présentes sur la scène internationale, ont développé un « devoir de vigilance ». Et endossé le rôle de porte-voix, en relayant des mobilisations de travailleurs dans les pays du Sud. Areva en a fait les frais, attaqué pour ses conditions de travail dans sa mine d’uranium du Niger. Parmi les organisations qui pèsent sur les droits sociaux, Sherpa, Human Rights Watch, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), Amnesty International ou ReAct. Encore peu connue, cette dernière entend « appuyer l’organisation locale et transnationale des travailleurs et citoyens confrontés au pouvoir excessif des grandes entreprises ». Elle a ainsi aidé les paysans en butte à l’activité du groupe Bolloré, présent dans des plantations d’huile de palme au Cameroun, au Nigeria, en Côte d’Ivoire et au Liberia. « Les riverains ont été privés de leur terre et des ouvriers subis sent des conditions de travail et de vie indigentes, justifie Éloïse Maulet, sa coordinatrice. Nous leur avons donné les moyens de se concerter et de définir des revendications. Ils ont ensuite organisé une journée d’action simultanée sur tous les sites. » Inquiète, la direction a accepté de financer une rencontre internationale pour recevoir des représentants des quatre pays.

Ce pragmatisme n’étonne pas Jean-Christophe Sciberras, DRH du groupe Solvay. « Les ONG challengent les multinationales sur la manière de faire du business. Mais rien ne sert de les diaboliser, il faut apprendre à les connaître. Et aller ensemble sur le terrain pour leur montrer comment nous avançons sur la RSE. Dans l’ensemble, les entreprises françaises n’ont pas encore mesuré leur influence grandissante. » L’ex-président de l’ANDRH a participé à la « plate-forme RSE » issue du Grenelle de l’environnement, comme membre du pôle économique. L’occasion de rencontrer ces interlocuteurs qui peuvent faire pression sur une entreprise en lançant une pétition, en appelant au boycott ou via un flashmob. Voire, dorénavant, en saisissant les tribunaux. À l’instar de Sherpa, qui s’en prend au groupe de BTP Vinci pour ses chantiers de construction au Qatar. Ou du Collectif Éthique sur l’étiquette et de Peuples solidaires, qui ont cherché – en vain, leur plainte ayant été classée sans suite – à intenter un procès à Auchan pour dénoncer le grand écart entre ses engagements éthiques et ses pratiques. Et pour obliger l’entreprise à reconnaître sa responsabilité dans l’effondrement du Rana Plaza, immense usine de confection sise à Dacca (Bangladesh) qui, voilà deux ans, s’est écroulée, tuant plus de 1 130 personnes. Pour Jean-Christophe Sciberras, ce drame est le commencement d’une nouvelle ère. « C’est l’équivalent du 11 septembre pour la RSE », ose-t-il, en référence aux multiples actions des ONG visant à pousser les donneurs d’ordres à abonder le fonds d’indemnisation des victimes, piloté par l’Organisation internationale du travail.

DEVOIR DE VIGILANCE

Et ce n’est pas fini. Le monde associatif attend beaucoup de la proposition de loi sur le devoir de vigilance des multinationales, votée en première lecture à l’Assemblée le 30 mars. Une initiative qui embarrasse l’Élysée. Réécrite par Bercy, après qu’une première version a été retoquée, la seconde version a beau être moins contraignante, elle n’en est pas moins mal perçue par les groupes. Sous couvert d’anonymat, certains DRH font part de leur inquiétude. « C’est une catastrophe, indique l’un d’eux, en poste dans une major du BTP. Nous ne pouvons gagner la compétition internationale avec un tel boulet aux pieds. Ce problème, il faut au moins l’aborder au niveau européen. » « Sur quel périmètre s’appliquera ce texte ? Nous contrôlons les sous-traitants de premier rang. Pas les autres », note l’un de ses confrères de l’automobile.

Pour autant, les relations entre les entreprises et les ONG ne sont pas toujours conflictuelles. « Logement abordable » (Lafarge), « Access to energy » (Total), « BipBop » (Schneider Electric) ou encore « Rassembleurs d’énergies » (GDF Suez), « New vision generation » (Essilor)… Les multinationales lancent des programmes pour aider des populations à faibles revenus à se loger, à bénéficier de ressources énergétiques ou de lunettes. « Le phénomène est encore marginal mais il se développe. Les entreprises financent ces expériences pour augmenter leur légitimité à l’égard des territoires dans lesquels elles sont implantées. C’est aussi très apprécié de leurs collaborateurs et cela leur permet d’expérimenter de nouveaux business models », note Bernard Saincy qui, au travers de son cabinet Innovation sociale Conseil, les accompagne dans la mise en place de projets économi ques à forts impacts sociaux.

BESOIN DE FINANCEMENT

De leur côté, les ONG, qui ont vu se tarir les financements publics, ont besoin de ces ressources financières pour continuer leurs actions de terrain. En mai 2014, Consultants sans frontières (CSF) a ainsi réuni représentants d’entreprise et d’ONG pour leur « donner l’opportunité de travailler ensemble sur des projets innovants ». « Chacun est sorti des idées préconçues. Les entreprises ont compris que la connaissance du terrain des ONG pouvait leur éviter des erreurs. La difficulté, c’est que les associations souhaitent un engagement massif et rapide, alors que les sociétés financent de belles opérations, mais à une échelle limitée », note Olivier Charbonnier, président de CSF.

Tous les groupes internationaux se sont par ailleurs dotés d’un dirigeant chargé de la RSE. Une fonction qui incombe parfois au déontologue maison. « Une entreprise comme la nôtre doit nécessairement s’interroger sur l’impact de son activité dans la société des pays où elle est implantée », affirme Brigitte Dumont, directrice de la RSE du groupe Orange. L’opérateur mène un processus de dialogue avec la société civile qui aboutit à des actions concrètes, telle la mise à disposition de sites d’information à l’attention des femmes ou des agriculteurs en Afrique.

L’influence des associations s’étend dans des domaines où se mélangent sphères publique et privée. « En matière d’homophobie ou de discrimination, leur activisme a permis de faire évoluer les pratiques d’entreprises et finalement la loi », souligne François Fatoux, délégué général de l’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises. Parmi les exemples, les questions liées à la parentalité. Mais aussi les effets nocifs de l’amiante sur la santé des travailleurs. Un énorme combat mené par la société civile et non par les syndicats, très à la traîne.

LIENS AVEC LES SYNDICATS

De fait, ces derniers ont longtemps ignoré le travail des associations, qu’ils jugeaient illégitimes. Ou concurrentes de leurs propres activités. Présentes au sein du Collectif Éthique sur l’étiquette, la CGT et la CFDT travaillent aujourd’hui avec les ONG sur certaines campagnes. Des liens tissés au fur et à mesure que leurs représentants s’impliquaient, au début des années 2000, dans la labellisation de FCPE éthiques destinés à abriter l’épargne salariale émanant des grandes entreprises. Un chemin que n’a pas suivi Force ouvrière. Très active au sein de l’OIT, la centrale continue de regarder avec méfiance les acteurs de la société civile.

Depuis l’émergence, au début des années 2000, du concept de RSE, de l’eau a coulé sous les ponts. Et des passerelles se sont créées entre les entreprises et les organisations. Mais, au-delà des belles opérations de communication, bien du chemin reste à faire, aux yeux de Jean-Marie Fardeau, directeur du bureau français de Human Rights Watch. « Les entreprises qui remettent en cause leur façon de faire du business sont encore une minorité. La plupart se contentent de développer des outils pour améliorer leur image publique. » Une attitude que les associations critiquent de façon virulente depuis fort longtemps…

Le site qui a fait plier Benetton

Au premier abord, il s’agit d’une plate-forme de pétition classique. Mais Avaaz.org est plus que ça : une organisation citoyenne de 41 millions de membres dans le monde qui mobilise sur des thèmes testés chaque année. Si la défense du climat arrive en tête des préoccupations, la responsabilité des entreprises en matière de droits sociaux est aussi un sujet porteur. Dont Benetton a récemment fait les frais. En février 2015, face au refus persistant de la marque italienne, pourtant donneuse d’ordres, de contribuer au fonds d’indemnisation mis en place après l’effondrement de l’atelier textile Rana Plaza, la plateforme s’est mise en branle. Après test sur un panel de membres pour approuver le sujet, une campagne visant à exiger du groupe une contribution est lancée. Un succès : 1 million de signatures récoltées en quelques jours !

Mais Avaaz ne s’arrête pas en si bon chemin : le site propose aussi « une boîte à outils » avec des messages prérédigés et des liens pour les envoyer. Résultat : 9 000 posts sur le compte Facebook de Benetton, 30 000 e-mails à son patron, Marco Airoldi, et un compte Twitter submergé.

« Du soft bashing », selon Marie Yared, responsable du site en France.

« En complément, nous avons toujours un dialogue en coulisse », précise-t-elle. Parmi les autres actions, celle de faire tourner un camion devant le siège, à Milan. « On a mis en place une stratégie d’encerclement, du virtuel au réel », confie Marie Yared. Le combat porte ses fruits : en mars, le géant italien accepte de participer au fonds d’indemnisation. Mieux, il reconnaît le lien entre sa décision et la campagne d’Avaaz.

M. J.

Auteur

  • Éric Béal