logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

Sortir du rang facile à dire…

À la une | publié le : 04.05.2015 | Emmanuelle Souffi

Image

Sortir du rang facile à dire…

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Entre peur de perdre son job et d’être mis à l’écart, pas simple de dire non quand la situation devient intenable ou met son éthique en cause. Témoignages de salariés qui ont payé cher leur courage… ou leur consentement.

Elle refuse de se résigner. D’accepter. De baisser la tête. Et pourtant, le médecin du travail lui a maintes fois répété de tourner la page. Ludmila* ne veut pas être licenciée. Il y a quelques mois, la jeune femme a tenté de se suicider à son bureau. Elle avait essayé aussi chez elle. Son poste va être externalisé. La nouvelle l’a frappée en plein cœur. Elle qui subissait une énorme pression, travaillait « comme une bourrique » depuis quinze ans, sans jamais un reproche ni un retard, allait être déplacée comme un objet. « Je m’estimais propriétaire de ma force de travail et je me retrouvais dépossédée de la seule richesse que je détenais », témoigne cette responsable informatique. Ludmila a tenu bon. Son geste est l’aboutissement d’une succession de non lancés à un patron paternaliste et sourd. Non aux séminaires qui mordent sur le week-end et empiètent sur la vie de famille. Non quand il lui demande l’historique de navigation Web d’un salarié dont il veut se débarrasser. « J’aurais dû avertir les syndicats », regrette-t-elle.

« J’aurais dû… », « il aurait fallu que… »: toutes ces phrases que chacun se lance à soi-même a posteriori quand le courage a manqué, quand la complexité de la situation anesthésiait toute action/réaction. Dans un open space ou un atelier, le dilemme peut être quotidien. Dire d’un projet qu’il va droit dans le mur, assumer le licenciement d’un membre de l’équipe qui ne travaille pas assez, refuser d’appliquer des procédures chronophages et mortifères, dénoncer sa charge de travail, s’affranchir des règles de vie internes, des codes posés par l’organisation réclame une certaine force de caractère.

ABNÉGATION.

Au boulot, la peur de tout perdre concourt à se ranger du côté du plus fort et à accepter ce qu’on refuserait à l’extérieur. « On travaille dans des carcans administratifs ; il faut rentrer dans le moule quitte à ce que ce soit contreproductif, avoue Patrice, délégué syndical CFE-CGC chez un fabricant de produits d’hygiène. Les trois quarts du temps, les salariés ne veulent pas parler, ils redoutent d’être pris pour des incapables. C’est le syndrome du bon élève. » Ne surtout pas montrer ses faiblesses, et se retrouver au bout du compte à cautionner une organisation qui met en difficulté. Kafkaïen. Et redoutable moralement. « Chez nous, deux tiers des gens sont en burn out. Après le plan social, les charges de travail ont explosé », poursuit Patrice.

Pour garder son poste, on sacrifie sa foi. Mais aussi sa santé. Avec un mari au chômage, Ludmila fait vivre seule sa famille. Ce travail, elle tient à tout prix à le conserver. Quitte à supporter les réflexions désobligeantes de son chef, les silences gênés et les railleries de ses compagnons d’infortune. Il y a dans l’abnégation une forme de courage. Pour cette ingénieure, revenir après des mois d’arrêt maladie est une façon de retrouver sa dignité. « Comment pourrais-je chercher du travail en sachant qu’on peut me piétiner ainsi ? s’interroge-t-elle. Je veux leur prouver que je suis vivante et qu’ils n’ont pas gagné. »

Parfois, il faut arriver au bord du précipice pour redresser la tête. Denis* se souvient des lettres écrites contre lui par ses collègues au moment de son licenciement. « Ceux qui ont refusé ont été des pestiférés », confie-t-il. Lui qui ne disait jamais non a sorti les crocs. La conscience du « trop-plein » sert de détonateur. Comme un élastique, à force de tirer dessus, il casse ou il revient en pleine face. Pas augmenté depuis dix ans, ni considéré malgré son investissement, Denis s’est affranchi. Cet ingénieur chez un sous-traitant a commencé par dénoncer à la police le vol de cuivre de son patron chez un client. Puis le non-respect de la convention collective. « Ça heurtait ma morale, il ne pouvait pas continuer impunément à agir ainsi. » Un jour, il s’aperçoit que le défaut de normes réglementaires sur un compresseur entraîne un risque d’explosion pour la trentaine de salariés présents dans les ateliers. Ni une ni deux, celui qui, avant, ne pipait mot, alerte l’Inspection du travail. Le béni-oui-oui se transforme en redresseur de torts parce que son échelle de valeurs vole en éclats. Fermer les yeux aurait été alors plus douloureux que de tout balancer.

DISCRIMINATION.

Ahmed* ne pouvait pas non plus se taire. Quand il s’est rendu compte qu’un de ses collègues transmettait ses mails sur un projet stratégique à la direction, il est allé lui demander des explications. « Il a trahi ma confiance, ces informations étaient confidentielles, il cherche à me nuire », confie-t-il. Il a prévenu ses supérieurs. En représailles, « la taupe » l’accuse de harcèlement moral. En une semaine, cet ingénieur, qui en a pourtant vu d’autres, a perdu 2 kilos et enchaîné les nuits blanches. Car l’acte de courage isole. Celui qui dit tout haut ce que chacun déplorait tout bas se retrouve mis à l’écart du groupe. « Des gens me téléphonent en douce pour dire qu’ils me soutiennent, raconte Ahmed. Mais ils suivent le mouvement, sinon on leur tire dessus. »

Courber l’échine, c’est ce qu’a fait aussi un temps Ludmila. Quand une de ses collègues est tombée en dépression, le patron a interdit à quiconque de lui parler. Elle a obtempéré. « Si j’avais pris mon courage à deux mains, j’aurais construit un front du refus », regrette-t-elle. Sauf que sa docilité l’en a empêchée. Pas envie de passer pour une rebelle. Aujourd’hui, c’est Ludmila qu’on ignore et qu’on fuit quand elle est dans le couloir.

Protégés des coups par le Code du travail, les représentants syndicaux seraient-ils finalement les seuls à pouvoir crever l’abcès ? Là non plus, le courage ne va pas de soi. « À la différence d’un salarié lambda, je peux me permettre des choses, on est là pour parler à la place de ceux qui ne le peuvent pas. Mais encore faut-il être responsable et avoir conscience de ses mandats », estime Patrice. Ce syndicaliste se souvient de l’omerta qui régnait autour des agissements de l’ancien P-DG de son entreprise. Il a été débarqué pour abus de biens sociaux. Tout le monde savait mais personne n’a jamais rien dit. Syndicalistes compris. Car eux aussi peuvent payer cher leur engagement. La discrimination syndicale n’est pas un fantasme. « Depuis dix ans, je n’évolue pas, mon statut et mon salaire n’ont pas bougé, à la différence des autres membres de l’équipe. Mais j’assume, j’ai une mission que les salariés m’ont confiée », observe Patrice.

Manolo Valle aussi se voit comme un porte-drapeau. En 2013, cet ancien délégué syndical central dans une grosse société américaine sentait qu’un plan social se tramait. En comité d’entreprise, il pose la question au P-DG. Qui dément. Deux mois plus tard, celui-ci annonce une charrette. « J’ai mis les pieds dans le plat parce que je ne risquais plus rien, avoue-t-il. À 55 ans, j’étais plus libre que mes jeunes collègues pères de famille. » Avec d’autres syndicalistes, il réussit à faire limoger un manager harceleur. « L’équipe s’en plaignait mais n’était pas prise au sérieux. Nous, on a notre réseau de médecins et d’inspecteurs du travail, de juristes, ça rend plus fort, juge-t-il. Mais il ne faut pas prêter à la moindre critique. Moi, j’étais un des meilleurs vendeurs de la boîte. » Se comporter en bon élève sans être un bon petit soldat serait peut-être le plus efficace des boucliers…

* À la demande des témoins, les prénoms ont été modifiés.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi