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Stages ouvriers, la recette oubliée

Décodages | publié le : 02.04.2015 | Catherine Abou El Khair

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Stages ouvriers, la recette oubliée

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Envoyer ses cadres novices à l’usine pour connaître la réalité du métier… La pratique, autrefois répandue, se perd. Sauf chez quelques irréductibles, soucieux des liens entre la base et la hiérarchie.

Nouvelle recrue au sein de la direction des systèmes informatiques de Michelin, Philippe Cheipe, 38 ans, a bien compris la leçon. « Nous, cadres de bureau, prenons conscience de la difficulté du travail en usine et des réalités du terrain. » Pendant deux semaines, il a passé de la gomme au laminoir, centimètre carré par centimètre carré, afin d’en vérifier l’état, dans l’usine de Roanne. Un « travail extrêmement répétitif », souligne-t-il. Chez le fabricant de pneus, le « stage ouvrier », c’est un peu le cadeau de bienvenue, passage obligé pour tous les cols blancs fraîchement recrutés. Quand bien même leur métier n’a aucun lien direct avec l’activité de production. Chaque mois, ils sont ainsi une trentaine de cadres à enfiler la tenue jaune de rigueur pour approvisionner des machines semi-automatiques ou vérifier des produits sur les chaînes.

« La pratique est typique des industries de production nées au XIXe siècle comme la chaudronnerie ou les transports », relève Jean-Marie Chesneaux, vice-président de la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs. Sauf qu’aujourd’hui elles ne sont plus que quelques-unes à imposer à leurs cadres ce « Vis ma vie » prolongé en atelier. Ringards, les stages ouvriers Hélas, oui ! « Les programmes destinés aux cadres à haut potentiel ne passent plus par le terrain. Ce qui est valorisé dans le management, ce sont les postes de réflexion stratégique. Le stage ouvrier devrait pourtant être au goût du jour, car les managers ne connaissent plus la réa lité du travail. La hiérarchie ne provient plus de la base dans la plupart des entreprises », observe Fabienne Autier, professeure de gestion stratégique des ressources humaines à l’EM Lyon. Si cet outil d’intégration n’éveille plus autant la curiosité des directions des ressources humaines, c’est aussi parce que la robotisation a raréfié les occasions de plonger dans le monde ouvrier. « Dans la production chimique, de tels stages reviendraient à mettre des cadres devant des écrans de contrôle, en simples spectateurs », remarque Jean-Christophe Sciberras, DRH de Solvay.

Tâches répétitives.

Des irréductibles continuent pourtant à défendre les vertus de l’exercice. Comme dans l’industrie automobile. Chez Renault, ils étaient ainsi 150 à investir les chaînes de montage des usines fin 2014. Au menu pendant trois semaines ? Tâches répétitives, cadence soutenue et horaires décalés. « Ils voient à l’œuvre la solidarité et l’esprit d’entraide en usine », explique Emmanuelle Roux, responsable du recrutement à la DRH France. Dans la restauration, aussi, la tradition survit. Enrôlés, les cadres de Sodexo se plient à l’exercice sans faire de chichis. Après avoir, pendant quatre jours, préparé hors-d’œuvre et desserts dès 6 heures du matin dans une cantine d’entreprise, Christophe Chevalier ne tarit pas d’éloges sur son équipe d’accueil. « Elle était extrêmement bien organisée, soudée, solidaire, polyvalente », énumère le directeur de la trésorerie, ravi de cette première, à 54 ans.

Dans l’entreprise, se plaindre de la corvée serait d’ailleurs malvenu : celle-ci n’emploie que 2 300 cadres, sur 38 000 personnes. « Ils doivent connaître la réalité que vit l’écrasante majorité de nos effectifs, au contact direct du client », justifie Marie-Pierre Delannoy, directrice du développement RH. Une analyse partagée dans les cafétérias Flunch, qui comptent près de 10 000 salariés. « Les cadres ne viennent pas toujours du milieu de la restauration. Ils doivent connaître le quotidien des hôtes et des hôtesses, nos procédures et nos contraintes. C’est l’occasion de partager notre passion mais aussi de faire part de nos besoins », confie Philippe Bachelier, directeur du restaurant de Nantes Rezé.

Plus qu’une corvée, le stage ouvrier peut même se vivre comme un honneur ! Réservé à une élite. Si Pierre-Emmanuel Thiard a pu sillonner la France pendant quatre mois au sein du réseau de distribution de Saint-Gobain, c’est parce qu’il en a été nommé directeur de la stratégie. Le prix de la légitimité dans un groupe « où vous n’êtes pas pertinent si vous n’avez pas d’expérience opérationnelle ». Durant son immersion, cet énarque s’est parfois retrouvé dans un rôle de subalterne, accompagnant des commerciaux en déplacement. Mais le cadre dirigeant tiré à quatre épingles, boutons de manchette en sus, a dû aussi se rendre utile. « Sur les chantiers, je ne transportais que des charges légères par mesure de sécurité. En magasin, je décrochais le téléphone lorsque tout le monde était débordé », raconte-t-il. L’expérience lui a permis de découvrir d’autres ambiances de travail. « Les managers, eux, n’ont pas cette culture de l’obséquiosité et du respect absolu de la hiérarchie dont j’ai fait l’expérience. »

Pour être utiles, ces stages ne doivent pas seulement viser à offrir des anecdotes à raconter à ses pairs. Il faut qu’ils s’inscrivent dans un processus réfléchi. « S’il s’agit de donner un simple aperçu des métiers, un “Vis ma vie” d’une journée ou une session d’observation peuvent suffire », explique Serge Perrot, professeur de management à Dauphine et coauteur de l’Intégration des nouveaux collaborateurs (éditions Dunod, 2010). Ce que confirme Gérard Munier, responsable intégration au sein de la DRH France du groupe Michelin. « Former, encadrer et faire du tutorat constituent un effort supplémentaire pour les équipes », rappelle-t-il.

Fini, le « tour de banque ».

La pratique témoigne en particulier d’une volonté des entreprises d’intégrer en profondeur les collaborateurs dans la famille. Ce qui n’a plus rien de naturel à l’heure de la valorisation de la mobilité permanente. Et du net ralentissement des progressions de carrière. La pratique s’est ainsi perdue dans le secteur bancaire, autrefois adepte du « tour de banque ». « Jusque dans les années 1990, il durait six mois, les cadres passaient par tous les services. Depuis, le temps consacré à ces stages s’est considérablement réduit. Parce que ces parcours coûtent cher et que les banques recrutent des milliers de personnes », explique Michel Ferrary, professeur de management à l’université de Genève.

Au-delà du besoin de cohésion, la méthode permet d’agir sur la production ou le marketing. Dans les entreprises en contact direct avec les consommateurs, elle donne la possibilité de repérer des process trop lourds ou des messages mal adaptés. Certains employeurs de la distribution spécialisée, comme Décathlon, l’ont bien compris. « Le stage terrain a même vocation à s’y généraliser. Les enseignes doivent soigner la relation au client, un enjeu majeur pour se démarquer dans le commerce », selon Gilles Verrier, fondateur et directeur général du cabinet de conseil Identité RH.

Utiles au business, ces stages peuvent aussi s’avérer vertueux pour les conditions de travail. Pratiquées chez Leroy Merlin, des immersions en entrepôt ont ainsi abouti à repenser la hauteur des rayonnages. Histoire de soulager le dos des magasiniers. Un argument de plus en faveur de ces stages…

Auteur

  • Catherine Abou El Khair