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Patrick Cingolani

Actu | Entretien | publié le : 02.04.2015 | Éric Béal

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Patrick Cingolani

Crédit photo Éric Béal

Le travail précaire peut nourrir des stratégies personnelles. Le sociologue ausculte ces polyactifs, souvent jeunes, qui tentent de « se réaliser » en restant en marge de l’emploi traditionnel.

Dans vos dernières recherches, vous vous êtes intéressé à certains précaires. De qui s’agit-il ?

Il s’agit de travailleurs des « industries culturelles et créatives » qui sont à la fois engagés dans un projet de réalisation personnelle et professionnelle et dans des formes d’organisation du travail liées à l’a utonomie ou à la coopération proches de l’indépendance. Ils sont souvent confrontés à des conditions précaires : discontinuité des emplois, incertitude des ressources, flexibilité, polyactivité, etc. Ce sont des gens plutôt jeunes, disons moins de 40 ans, et le plus souvent sans enfants pour limiter leurs besoins monétaires. Ces jeunes femmes et jeunes hommes sont issus des classes populaires et moyennes. Souvent, ils doivent allier des petits boulots et leur activité professionnelle, car l’activité à laquelle ils aspirent pour se réaliser ne leur permet pas de vivre. Ils sont parfois vendeurs et artistes peintres, comédiens et garçons de café. Ils associent le travail qui leur plaît avec une polyactivité mobilisant divers petits boulots. Ils concilient tant bien que mal des projets qu’ils jugent vénaux et des projets plus authentiques. Ils aspirent moins à l’augmentation du pouvoir d’achat qu’à l’augmentation d’un pouvoir de vivre et de réalisation que ne satisfait pas la consommation. C’est pourquoi ils sont peu réactifs aux revendications des appareils syndicaux.

Ces comportements sont-ils propres aux précaires des industries culturelles ?

Je suis parti de gens ayant fait des études postbac pour éclairer d’autres pans de la société. Et je me suis intéressé à ce qui se passe dans les industries culturelles car elles se prêtent moins à la subordination et permettent une autonomie plus importante des acteurs. La relation au travail ne s’y inscrit pas dans une démarche carriériste et passe par l’idée « de faire ce qui plaît ». Mais ce genre d’aspiration à « se réaliser » est largement répandu chez les jeunes de 20 à 30 ans aujourd’hui. Ces populations se tiennent à distance des objectifs prosaïques et consuméristes des générations précédentes, pour lesquelles l’épanouissement était en partie dans une culture du loisir consommé.

Cette démarche est-elle en lien avec une analyse critique de la société, une recherche d’alternative ?

Les positionnements sont propres à chacun. Certains n’ont aucune analyse critique. Je pense à un jeune homme qui essayait de faire carrière dans le monde des médias. Il acceptait de travailler sous un statut précaire, voire gratuitement, pour accéder à une activité valorisante. Nombre de jeunes travailleurs de la culture connaissent cette situation. À l’inverse, d’autres revendiquent une forme de résistance aux normes imposées par le salariat. Dans l’Exil du précaire (1986) j’ai évoqué un coursier ayant un CAP de maçon qui fait de la danse moderne. Pour Révolutions précaires (2014), j’ai rencontré des gens qui mènent de front une activité de pigiste et un travail de standardiste intérimaire. Les deux expériences ne sont pas sur le même plan mais elles montrent des relations originales à l’activité. Ces jeunes s’inscrivent dans une polyvalence dont il faut certes mesurer les risques, mais aussi la dimension positive. Elle est tantôt une alternative, tantôt en complémentarité avec leur activité professionnelle initiale.

Certains précaires choisissent donc la pauvreté pour fuir le travail salarié ?

Non, les précaires ne choisissent ni la pauvreté ni une vie d’ascète. Soulignons d’ailleurs que le précariat est une forme de pauvreté travailleuse. Ces personnes s’ajustent à des possibilités, elles négocient des espaces d’autonomie face à diverses contraintes : faible rémunération, problème de loyer, etc. Elles sont passées à un modèle d’expérimentation qui laisse un champ beaucoup plus grand à l’autodéfinition de soi et de sa place dans la société. Ce modèle a multiplié les hybridations du travail et de l’activité, du travail et du loisir, en lien avec les intermittences et les discontinuités de l’emploi. Au lieu d’être reçue en héritage, l’identité sociale se construit de plus en plus par expérimentations répétées jusqu’à atteindre un statut crédible. Ces « essais et erreurs » renvoient à la tentative de faire tenir de multiples vies possibles ensemble, de manière à ne pas céder sur ses projets de réalisation.

Le phénomène date-t-il du chômage de masse ? De l’intensification du travail liée à la crise ?

Non. Des individus qui refusaient le statut salarial et cherchaient des alternatives existaient déjà dans les années 1960. D’ailleurs, le plein-emploi qui régnait à cette époque rendait ces stratégies d’échappement plus aisées. Plus loin dans le passé, Louis-Gabriel Gauny (1806-1889), ouvrier parqueteur et philosophe, cherchait à échapper aux rapports hiérarchiques en refusant le travail à la journée en tant que salarié pour privilégier le travail à la tâche. Ainsi, il n’avait pas de patron sur le dos et pouvait interrompre son ouvrage quand bon lui semblait. Il n’était cependant pas dupe de sa situation puisqu’il écrivait en parlant de lui : « Il croit n’obéir qu’à la nécessité des choses, tant son affranchissement l’abuse », en référence à sa propre contribution à son exploitation.

Vous invoquez la figure du plébéien. Quel rapport avec les précaires ?

Je tire cette figure du livre de Jacques Rancière, Louis-Gabriel Gauny, le philosophe plébéien (éd. La Découverte, 1983). Le plébéien réfléchit sur lui-même. Il cherche un espace de liberté dans son rapport au travail et va se soustraire à la relation à la consommation parce qu’elle relève de la domination. Ce n’est pas sans rappeler la réflexion autour des enjeux écologiques d’aujourd’hui et les critiques de la société de consommation.

Vous faites aussi un rapprochement avec la philosophie cynique de l’Antiquité…

Chez les Grecs antiques, le cynisme était une école philosophique qui considérait que la vie éthique résidait dans la critique des conventions sociales. Diogène est son représentant le plus célèbre par son art de l’invective et de la parole mordante. Les cyniques étaient des contestataires qui s’adressaient aux esclaves et aux « métèques » et défendaient la nécessité de se libérer de la domination sociale. Mais ils ne s’inscrivaient pas dans une critique économique de la société. Aujourd’hui, l’ironie à l’égard des conventions est toujours d’actualité. Souvenez-vous par exemple des demandeurs d’emploi qui étaient entrés dans une grande surface avec des pancartes demandant des prix dégressifs au même titre que leurs indemnités de chômage. Mettre en scène son corps ou sa vie, comme lors des mobilisations contre le barrage de Sivens, relève de cette tradition cynique.

Ces comportements individuels peuvent-ils être le point de départ d’une « révolution » du rapport au travail ?

Chez ces précaires, on retrouve le besoin de prendre de la distance par rapport aux normes consuméristes et aux forces normatives de la domination sociale. Or il y a des gens qui essaient d’inventer des formes de travail à distance du rapport salarial. Je pense aux différentes expériences collectives qui actualisent l’idée de coopérative et d’auto-organisation des travailleurs dans le partage d’un lieu de travail. Comme dans les lieux de coworking ou les hackerspaces. Mais pour que de nouveaux modes d’organisation du travail se développent, il faudrait sécuriser les mobilités professionnelles. Et par ailleurs élargir le droit du travail hors du champ du salariat, en s’intéressant à la notion d’activité, afin d’aider les travailleurs précaires à ne pas tomber dans la marginalité. Cela est d’autant plus important que l’on assiste à la multiplication des formes d’externalisation des travailleurs par les entreprises. Ces « travailleurs indépendants » ou sous-traitants individuels devraient être représentés et avoir les moyens de faire reconnaître la dissymétrie du rapport avec l’entreprise commanditaire. Il s’agit finalement de revitaliser l’idée de démocratie dans la sphère du travail.

Ces précaires peuvent-ils être le terreau d’un renouvellement syndical ?

Peut-être. Les jeunes ne manquent pas de conscience politique, mais elle est distincte de celle des générations antérieures. Elle porte davantage sur les valeurs et la dignité que sur la rémunération. Les formes syndicales actuelles ignorent souvent ces aspirations et les nouvelles générations, plus scolarisées, n’ont pas suffisamment été confrontées aux luttes sur le terrain économique. Ce qui ne signifie pas qu’elles soient rétives à tout militantisme. Bien au contraire. On a vu que des mouvements sociaux comme ceux des Indignés ou d’Occupy Wall Street trouvaient un écho important dans ces milieux.

DANS UN ESSAI PARU EN NOVEMBRE, RÉVOLUTIONS PRÉCAIRES : ESSAI SUR L’AVENIR DE L’ÉMANCIPATION (ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE, 2014), PATRICK CINGOLANI, SOCIOLOGUE ENSEIGNANT À L’université PARIS DIDEROT-PARIS VII, DÉCRIT LA FAÇON DONT CERTAINS INVENTENT UNE AUTRE RELATION À L’EMPLOI, EN ACCEPTANT UN STATUT PRÉCAIRE POUR RESTER AUTONOMES ET CONSERVER UNE CAPACITÉ CRÉATRICE. L’AUTEUR EST UN SPÉCIALISTE DE LA PAUVRETÉ ET DU PRÉCARIAT.

Auteur

  • Éric Béal