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Christophe Guilluy

Actu | Entretien | publié le : 07.03.2015 | Emmanuelle Souffi, Anne Fairise

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Christophe Guilluy

Crédit photo Emmanuelle Souffi, Anne Fairise

À la veille du scrutin départemental, le géographe pointe les risques de radicalisation d’une France coupée en deux, entre métropoles qui s’enrichissent et zones rurales qui s’appauvrissent.

Y aura-t-il un avant et un après les attentats du mois de janvier ?

Ces attentats ont provoqué un choc, une sidération collective, mais ils ne ressouderont pas les Français. Ceux qui se sont réveillés l’étaient déjà. Des logiques séparatistes sont à l’œuvre. Le rouleau compresseur du foncier et de l’économie est tellement lourd qu’il contribue à nous éloigner les uns des autres. La référence nationale, politique et idéologique, n’existe plus. Les gens se recentrent sur le réel : d’abord leur situation sociale, ensuite leur village ou leur religion. Une nouvelle société émerge, sous tension, ultra complexe et ambivalente, mondialisée et multi culturelle, où le « vivre ensemble » se vit séparé. Cette situation est commune à d’autres pays, comme le Royaume-Uni ou la Suède. Elle ne signifie pas qu’on va vers la guerre civile, car la fraternité existe toujours. Mais elle nous oblige à sortir des postures morales ou binaires.

La mondialisation dessine une nouvelle carte des inégalités sociales. Qu’incarne cette France périphérique ?

La sphère politique et médiatique s’est convaincue que la question sociale se résumait aux zones urbaines sensibles. Or à l’écart des grandes métropoles, qui produisent deux tiers du PIB, vivent 80 % des classes populaires. Des ouvriers, des employés, des techniciens, des artisans, des jeunes et des retraités… Pour la première fois de l’histoire, les classes populaires n’habitent pas là où se crée la richesse. Comme elles ne peuvent plus se loger, elles ont quitté les zones d’emploi les plus dynamiques pour les villes moyennes, les petites communes, les espaces ruraux. Des territoires fortement impactés par la crise économique. On y compte moins de cadres, moins de diplômés, ou bien au chômage. On y trouve des emplois moins qualifiés, avec un tissu très fragile de TPE, de commerces et d’artisanat. Voyez la géographie des plans sociaux : elle est calée sur ces territoires. Quand une usine ferme, personne ne sait le plus souvent où elle se situe ! Ces licenciements déclenchent une radicalité inédite, car il est compliqué pour les nouveaux chômeurs d’aller vers des zones d’emploi actives. Pendant trente ans, on nous a expliqué que les banlieues étaient une poudrière. Or la radicalité s’exprime plus dans cette France périphérique, invisible bien qu’elle rassemble l’essentiel de la population. Prenez le mouvement des Bonnets rouges : il n’est pas parti de Nantes ou de Rennes mais de Carhaix, de Châteaulin et de Lampaul-Guimiliau, dans le Finistère.

Les grands perdants de la mondialisation seraient donc davantage les « petits Blancs » que les immigrés ?

C’est une expression que l’on me prête alors que je ne l’utilise jamais. Les catégories populaires, y compris cette France périphérique (qui inclut les DOM-TOM), sont diverses. Désormais, les couches populaires immigrées se concentrent majoritairement dans les quartiers de logements sociaux des métropoles dynamiques tandis que les couches populaires traditionnelles vivent majoritairement dans la France périphérique et industrielle en crise. Les logiques foncières et économiques ont abouti à une spécialisation sociale des territoires. En Ile-de-France, les catégories populaires sont devenues minoritaires. La cherté de l’immobilier empêche toute installation. La seule solution proposée, c’est le logement social. La politique de la ville est techniquement un succès, compte tenu de l’intensité des flux dans ces territoires. Mais, aujourd’hui, qui habite en ZUS ? Les immigrés récents, souvent plus précaires. Dans le même temps, les jeunes diplômés, les ménages en phase d’ascension sociale quittent les quartiers concourant à maintenir un portrait social très dégradé de la banlieue. Ces dynamiques créent mécaniquement une forme de spécialisation et/ou d’ethnicisation des territoires, un « apartheid » pour reprendre l’expression décriée de Manuel Valls. C’est un discours qu’on ne veut pas entendre en France car il ne colle pas aux représentations. On préfère cliver : pour ou contre les banlieues, pour ou contre les musulmans, les Blancs… Bien sûr, la France n’est pas l’Afrique du Sud. Mais le mythe de « United colors of Benetton » a vécu !

Vous opposez ces grandes villes qui bougent aux territoires reculés qui se replient sur eux-mêmes…

Le discours sur le « ghetto » a occulté une réalité : les ZUS se caractérisent par une forte mobilité résidentielle. Dans son rapport de 2005, l’Onzus révélait que le taux de mobilité y atteignait 61 %, l’un des plus élevés de France ! Dans ces quartiers, de nouvelles classes moyennes émergent. Les rares ascensions sociales en milieu populaire sont à présent souvent le fait de jeunes issus de l’immigration. Le contexte économique métropolitain en est un des moteurs. Dans la France périphérique, les difficultés tiennent non seulement au faible dynamisme économique, mais aussi au problème de la mobilité. Bouger d’un territoire à l’autre pour chercher du travail coûte cher. Parcourir 20 kilomètres par jour en voiture représente environ 250 euros par mois, soit un quart de Smic ! Une sédentarisation subie se développe. Depuis vingt ans, cette réalité a été ignorée des politiques publiques. Aujourd’hui, des conseils généraux innovent – avec du covoiturage ou des subventions à l’achat de vélos – mais timidement.

La mixité sociale est donc un leurre ?

Elle n’a jamais existé, même dans les banlieues ouvrières ! C’est un slogan qui est apparu à gauche dans les années 1980 pour masquer l’absence de solutions sur la question sociale. Aujourd’hui, le rapport à l’autre obéit à des logiques séparatistes. On les retrouve aussi bien dans le vote frontiste des chômeurs à Hénin-Beaumont que dans le contournement de la carte scolaire par les bobos parisiens des quartiers populaires qui mettent leurs enfants dans le privé ! Dans les quartiers de logements sociaux, la petite bourgeoisie maghrébine ne veut pas vivre avec les Africains. Ce rapport à l’autre est universel. Il sévit en Algérie vis-à-vis des Subsahariens ou des Chinois ou en Israël à l’égard des Soudanais et des Érythréens. Face à un État défaillant qui ne protège plus, la question identitaire devient une valeur refuge pour les plus modestes, qu’ils soient immigrés ou issus de cette France périphérique. Parallèlement au mouvement de réislamisation des jeunes dans les quartiers, il y a une montée des revendications identitaires chez les jeunes des catégories populaires des zones rurales qui ne se reconnaissent pas dans cette société multiculturelle. L’avenir ne passe plus par l’idéologie et l’intégration économique. La notion de « village » est un moyen de préserver un capital social et culturel dans une période d’instabilité démographique où personne ne souhaite être minoritaire.

Le vote FN va-t-il prendre de l’ampleur aux élections départementales de mars ?

On va tranquillement mais sûrement vers une accentuation des clivages, avec une abstention élevée et un FN fort, et des partis traditionnels incapables de parler aux classes populaires. C’est inscrit dans la sociologie électorale : celle du FN – qui séduit les ouvriers, les employés, les jeunes, les chômeurs – est empruntée à la gauche. Les retraités votent surtout pour l’UMP, les cadres supérieurs et les fonctionnaires pour le PS. Tout cela obéit à une logique imparable. Le vote pour l’UMP et le PS est de plus en plus celui des protégés ou des bénéficiaires de la mondialisation. Et celui pour le FN, de ceux qui en profitent le moins. Depuis une décennie, les classes populaires ne se reconnaissent plus dans ce clivage gauche-droite. Car elles sont exclues des choix économiques et sociétaux. Elles ne croient plus aux promesses. Même le discours de Jean-Luc Mélenchon ne passe plus. Savoir s’il faut une sixième République, elles s’en fichent. Leur souhait, c’est que l’entreprise du coin recrute et ne ferme pas.

La réforme territoriale en cours prend-elle en compte ces nouvelles inégalités ?

La collectivité territoriale la plus visible pour les invisibles, c’est le département. Et on veut le faire disparaître ! Pas très logique à une période où les politiques, la gauche notamment, tentent de reconquérir les classes populaires. Cette réforme entérine l’inégalité territoriale. Les régions hyperdominantes économiquement vont le devenir politiquement. Les élus qui captent la parole médiatique sont à la tête de territoires bien portants. Le gros écueil aujourd’hui, c’est l’écart qui se creuse entre le PS d’en haut et le PS d’en bas, entre l’UMP d’en haut et l’UMP d’en bas. Le mouvement Nouvelles Ruralités, qui rassemble des élus de gauche d’une trentaine de départements, cherche à porter la voix de ces territoires oubliés par Paris en s’appuyant sur leur potentiel économique et en développant des initiatives communes. Preuve que la France périphérique est en train de s’affranchir du discours dominant. Mais la contre-société qui y émerge ne pourra pas peser sans contre-pouvoir politique. L’avenir passe par une révolte interne aux partis. Sinon, seul le FN continuera de parler aux classes populaires.

DEPUIS SON ESSAI FRACTURES FRANÇAISES (ÉD. FRANÇOIS BOURIN, 2010), CHRISTOPHE GUILLUY AGITE LE LANDERNAU UNIVERSITAIRE ET INSPIRE LES ÉLUS. ICONOCLASTE, CE CONSULTANT QUI CONSEILLE LES COLLECTIVITÉS POINTE DANS LA FRANCE PÉRIPHÉRIQUE (ÉD. FLAMMARION, 2014) LE DÉSARROI DES CLASSES POPULAIRES, RELÉGUÉES DANS LES TERRITOIRES PAUVRES ET REPLIÉES SUR LEURS ATTRIBUTS IDENTITAIRES.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi, Anne Fairise