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Vie des entreprises

L'annualisation stresse les ouvriers et tracasse leurs patrons

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.11.2000 | Valérie Devillechabrolle

RTT contre modulation des horaires, c'est le donnant-donnant prévu par bon nombre d'accords pour digérer la pilule des 35 heures. Expérience faite, ce n'est pas la panacée. Trop dur de gérer les périodes basses en plein boom économique. Et les salariés ont, eux, bien du mal à supporter les perturbations dans leur vie privée.

Cette troisième semaine d'août s'annonçait très calme pour Antoine. Ce contrôleur de marchandises, employé dans un dépôt d'électroménager de Mitry-Compans, en banlieue parisienne, devait en principe bénéficier d'un horaire allégé, avant l'habituel rush de fin de mois et les coups de collier prévisibles à la rentrée, et surtout au dernier trimestre, fêtes de fin d'année obligent. Vingt-huit heures, c'est ce que prévoyait son planning annualisé. Manque de chance, Antoine, qui fait ce métier depuis vingt-sept ans, n'a jamais autant travaillé. Et cela dure depuis le mois de mai. La faute à la Coupe d'Europe de foot, à la reprise de la consommation ou à Dieu sait quoi encore ! « Même en nous demandant séance tenante d'effectuer des heures supplémentaires, on ne réussit pas à faire partir tous les camions », constate-t-il avec amertume. Car, depuis l'entrée en vigueur l'an passé d'un nouvel accord de réduction du temps de travail dans son entrepôt, les heures sup ne sont plus majorées que de 10 % au lieu de 25 % précédemment. Ce qui, pour Antoine, se traduit les mois chargés par un manque à gagner de 1 200 francs.

Dans son bureau, situé dans l'une des deux tours Mercuriales qui dominent la porte de Bagnolet, Michel Fabre, directeur des ressources humaines de l'Union minière, fait lui aussi ses comptes. Non sans inquiétude. Spécialisée dans la production de zinc destiné au bâtiment, l'entreprise déborde d'activité depuis le début de l'année, sous l'effet des deux tempêtes qui ont défiguré la France. Le hic, c'est qu'en vertu d'un accord 35 heures mis en œuvre au 1er janvier ce surrégime devra être compensé d'ici à la fin de l'année par une réduction de l'ordre de 30 % du temps de travail du personnel. Un objectif quasiment intenable, compte tenu de la conjoncture. « Il y aura du tirage sur les heures sup et l'intérim en fin d'année ! » prévoit déjà Michel Fabre.

Sur le papier, l'annualisation du temps de travail, c'est formidable. Mais sur le terrain, c'est une autre paire de manches. On ne compte plus les salariés déçus, voire aigris, et les DRH insomniaques. À l'origine, la modulation du temps de travail tout au long de l'année constitue l'une des principales contreparties obtenues par les entreprises en échange de la réduction du temps de travail rendue obligatoire par les lois Aubry. De fait, plus de la moitié des 2 400 accords d'entreprise passés au crible par la direction statistique du ministère de l'Emploi en 1999 ont fait l'objet d'un tel troc. Et 23 des 29 branches professionnelles les plus importantes lui ont réservé un paragraphe dans leur protocole… « Y compris celles où l'activité est peu soumise à des fluctuations saisonnières », constatent les auteurs de l'enquête.

Tout près de la surchauffe

Un tel engouement s'explique facilement. Beaucoup de managers pensent que cette modulation des horaires hebdomadaires tout au long de l'année les fera gagner sur tous les tableaux : en période de faible activité la diminution des horaires améliorera la productivité du travail, tandis qu'en période haute l'allongement des journées de travail fera chuter le recours aux heures supplémentaires et à l'intérim. François Mangeot, directeur commercial chez VediorBis – le numéro trois de l'intérim en France –, le confirme : « À la fin 1999, certains de nos clients anticipaient pour 2000 une baisse de 30 %, voire de 50 % de leur consommation d'intérim, en lien avec la mise en place d'un accord d'annualisation. »

C'était compter sans l'embellie économique qui, depuis deux ans, bouscule toutes les prévisions. Résultat, François Mangeot n'a jusqu'à présent enregistré « aucune baisse d'activité ». Proches de la surchauffe, beaucoup d'entreprises ont purement et simplement renoncé à mettre en œuvre la modulation qu'elles avaient négociée. Même la Fédération française du bâtiment est obligée d'en convenir : « Si l'annualisation nous tient toujours à cœur, elle n'est pas à l'ordre du jour en cette période de surcroît d'activité et de pénurie de main-d'œuvre. »

Quant à ceux qui avaient franchi le pas de la modulation, ils déchantent aujourd'hui. À l'instar de Codiac, l'entreprise de Laurent Degroote, l'ancien président du Centre des jeunes dirigeants. Ce fabricant de filtres à café, qui a adopté l'annualisation du temps de travail il y a trois ans, a utilisé quatre fois plus d'intérimaires la première année. Rebelote la seconde année. Il a fallu attendre trois ans pour qu'il se lance, avec l'aide d'un logiciel de gestion du temps, dans une réelle planification annuelle de sa production. Au prix d'une rigidité accrue des horaires. Aucun recours à la flexibilité interne n'est toléré à partir de septembre, en prévision de l'arrêt des compteurs au mois de décembre.

Entorses à la règle ou à l'accord

Les mésaventures de Codiac ne surprennent pas Antoine Masson, spécialiste de l'organisation du travail à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Cet expert s'attend que beaucoup d'entreprises seront « victimes du bug de la première année de mise en œuvre. » Explication : « Après avoir engrangé, en toute insouciance, des périodes hautes, ces sociétés se révèlent incapables de trouver une période basse pour ajuster les horaires des personnels au volume prévu dans les accords. » Un pronostic d'autant plus plausible que l'économie tourne à plein régime.

Les moments de retour à une période basse sont particulièrement critiques. Comme à la Mutuelle des motards, quand il s'agit de faire entrer l'équivalent de cinq journées de travail dans les quatre prévues. Du coup, les entorses à la règle, ou pis à l'accord, ne sont pas rares. Les personnels de la Biscuiterie nantaise ont vu leur accord modifié par des avenants successifs, au gré de l'accroissement de la production. À Meylan, dans l'Isère, la direction d'un hypermarché Carrefour a, contrairement à l'esprit de l'accord, autoritairement mis en récupération des personnels pendant une semaine. « Tout cela pour éviter d'avoir à leur payer des heures sup », proteste Yves Malleron, délégué CGT. A contrario, un absentéisme accru, pour ne pas dire sauvage, peut mettre à mal les organisations de travail. C'est ce qui est arrivé à des managers de l'enseigne concurrente Casino.

Le mal-vivre est flagrant dans les entreprises qui ont tendance, pour reprendre l'expression de Jérôme Pélisse, chargé de mission au Centre d'études de l'emploi, à « confondre annualisation et flexibilité à outrance ». Qu'ils soient en période haute ou basse, les salariés ont le sentiment de perdre toute maîtrise de leur vie. Bref, d'être traités « comme des intérimaires », résume une employée d'une entreprise de logistique. C'est le cas d'Hervé, 46 ans, pétrisseur à l'usine de production de viennoiseries Harry's de Talmont-Saint-Hilaire, en Vendée. Depuis que la direction a décidé l'an passé de faire fluctuer la durée d'utilisation des équipements (de 105 à 142 heures hebdomadaires suivant l'activité), cet ancien boulanger, pourtant habitué au travail en décalé, a vu ses horaires évoluer « n'importe comment », du jour au lendemain. « J'ai été obligé d'afficher mes horaires sur le frigo pour que ma famille s'y retrouve ! »

Rude épreuve pour les nerfs

En semaine haute, par exemple, Hervé commence à travailler le dimanche à 17 heures pour finir le samedi suivant à 21 heures. « C'est très difficile à supporter, notamment pour les jeunes femmes qui sont en bout de chaîne, au conditionnement », commente ce délégué CFDT de l'usine Harry's. D'une semaine à l'autre, les horaires ne sont fixés que quarante-huit heures à l'avance. « Quand on part en vacances, cela nous oblige à téléphoner pour connaître l'heure de la reprise au retour. » Impossible, dans ces conditions, d'accompagner les enfants à leur match de handball ou de s'investir dans une vie associative. Au bout d'un an, ce régime a mis les nerfs du personnel à tellement rude épreuve que la nouvelle direction de l'usine a décidé de faire machine arrière. Une remise à plat de l'ensemble des horaires est prévue pour cet automne.

Pour Antoine Masson, de l'Anact, ces dysfonctionnements ont tous la même origine : une planification annuelle de la production déficiente. Une carence qui n'incombe pas seulement à l'encadrement intermédiaire, chargé de programmer les horaires. Responsable des personnels industrie et logistique de l'usine Whirlpool d'Amiens, Jean-Charles Hubert en fait chaque année l'amère expérience au moment d'établir la programmation de l'année suivante : « On a de plus en plus de mal à obtenir des prévisions fiables en provenance du service marketing et de l'administration des ventes », regrette ce DRH, qui est pourtant à l'origine d'un des tout premiers accords d'annualisation signés en France, dès 1995. « La saisonnalité de nos ventes, sur laquelle nous nous étions appuyés pour rédiger nos accords, est de plus en plus fausse : d'un côté, l'usine a développé sa fabrication destinée à l'exportation en Amérique du Sud, un marché où la saisonnalité est inversée par rapport à la nôtre ; de l'autre, nous sommes toujours tributaires des baisses d'activité inopinées inhérentes aux attaques de la concurrence. »

L'intérim peut dormir tranquille

Avec l'annualisation, « rien ne se passe comme prévu », ironise Pierre Boisard, chercheur au CEE. Plus sérieusement, cet expert du temps de travail s'inquiète de ce que « la plupart des accords d'annualisation sont muets sur les moyens de gérer ces imprévus ». Aucun ne prévoit par exemple d'échanger le non-respect d'un délai de prévenance contre l'attribution d'une demi-journée libre à la discrétion du salarié. Le risque est grand, selon lui, « de voir la logique économique reprendre le dessus, quitte à rompre le fragile compromis social instauré par l'accord et d'en revenir à une annualisation sauvage ».

À moins que les employeurs, échaudés par les inconvénients de la modulation, n'en reviennent à une gestion plus classique des horaires. C'est le cas d'entreprises comme Whirlpool ou les 3 Suisses, qui avaient expérimenté, au tournant des années 90, l'embauche de salariés à temps partiel annualisé. Aujourd'hui, ce type de contrat tend à disparaître et les salariés concernés à être intégrés dans les effectifs à temps plein.

Responsable du suivi de quelque 240 accords de réduction du temps de travail à l'Union régionale CFDT d'Ile-de-France, Hervé Provost défend l'idée que « dans un certain nombre d'entreprises, l'annualisation exigée en contrepartie d'une RTT était purement idéologique ». Pas de doute, « la baudruche va se dégonfler », sous la contrainte de la réalité. D'autant plus facilement, selon lui, que chaque fois que se pose un problème de flexibilité interne, la solution externe existe. Autrement dit, l'intérim et la sous-traitance ont encore de beaux jours devant eux…

Dix-sept ans d'ajustements aux 3 Suisses

« L'annualisation aux 3 Suisses ? C'est une longue histoire, fondée sur du vécu et du business… », résume Richard de Follin, DRH du vépéciste. De fait, dix-sept ans séparent le dernier accord de RTT, conclu en mai 1999, étendant la modulation annuelle à l'ensemble du personnel, du premier aménagement du temps expérimenté en 1983 afin de permettre aux préparateurs de commandes d'absorber le surcroît de travail généré par l'envoi des deux gros catalogues annuels.

« Le premier cap difficile à passer date de 1993, se souvient Olivier Veroone, alors manager au service du circuit de la commande colis, lorsqu'il a fallu établir un calendrier prévisionnel annuel. » Aujourd'hui, l'informatique gère 200 à 300 horaires différents sur l'année pour les 1 000 salariés concernés. Autre difficulté : le seuil de tolérance des personnels aux fluctuations d'horaires. « Dès que nous chamboulons trop vite un horaire indicatif, les contraintes en termes de garde d'enfants ou de sortie d'école apparaissent », constate Richard de Follin. De la même façon, l'enchaînement de plusieurs semaines longues (41 heures 30) d'affilée a été progressivement banni. Aujourd'hui, pour mieux faire accepter ses horaires, Jean-Marie Rochedreux, patron du circuit commande colis, a un truc infaillible : « Je calcule toujours un peu trop court car il est plus facile de trouver des volontaires pour travailler deux heures de plus sur une semaine à 30 ou 33 heures que sur une semaine à 41 heures 30. » La récupération de ces heures sup, engrangées sur un compte épargne temps, donne aux salariés le sentiment « de bénéficier d'une vraie réduction du temps de travail ». En dépit de l'expérience accumulée, Richard de Follin reste d'une grande prudence. Il y a de quoi. Début septembre, le grand rival La Redoute a annoncé l'expérimentation prochaine d'un service de livraison en huit heures en région parisienne (contre vingt-quatre heures aujourd'hui). De quoi chambouler encore les organisations de travail…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle