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Repères

Ne perdons pas de vue l'emploi

Repères | publié le : 01.11.2000 | Denis Boissard

La question salariale est à nouveau sur le devant de la scène sociale. Une revenante, tant les années piteuses et le chômage bibendum de la précédente décennie avaient anesthésié tout esprit revendicatif. Il y a plusieurs raisons à ce soudain appétit des salariés. Tout d'abord, l'environnement a changé : la croissance s'envole, les entreprises affichent des bénéfices record, la crainte du chômage s'estompe. Rien d'étonnant à ce que les salariés souhaitent toucher des dividendes monétaires de la reprise économique. D'autant que les politiques ont joué les boutefeux : les socialistes en alimentant un débat surréaliste sur l'utilisation de la « cagnotte » fiscale (alors que les comptes de la maison France demeurent dans le rouge) et le chef de l'État en déplorant cet été la stagnation du pouvoir d'achat des salariés.

Il y a ensuite l'effet 35 heures. Elles pèsent indéniablement sur l'évolution des salaires. Les trois quarts des accords signés prévoient en effet une modération, parfois même un gel, des rémunérations pendant un, deux ou trois ans. Autre contrepartie fréquente à la réduction du temps de travail, l'annualisation dégonfle le matelas d'heures supplémentaires sur lequel tablaient les ouvriers et employés dans les périodes de surchauffe d'activité. En outre, certaines entreprises ont profité de cette négociation pour faire table rase d'avantages sonnants et trébuchants considérés comme obsolètes (primes d'ancienneté, de vacances, de pénibilité…). Paradoxe : si elles freinent les salaires, les 35 heures poussent – en dégageant un surcroît de temps libre – à consommer davantage, donc à dépenser plus.

Mais ce qui a fait monter en pression la Cocotte-Minute salariale, c'est le minichoc inflationniste résultant de la flambée des cours du pétrole, amplifiée par la dégringolade de l'euro. Si les Français l'ont ressenti douloureusement en faisant le plein à la pompe, leur constat est bel et bien confirmé par les derniers chiffres du ministère de l'Emploi. Sur les douze derniers mois observés (de fin juin 1999 à fin juin 2000), l'impact du pétrole sur les prix a réduit à néant les gains de pouvoir d'achat des salariés. Certes, ce surplace vient après trois ans de progression modérée, mais les salariés ont encore en mémoire les cinq années de vaches maigres qui les ont précédés.

En exigeant des entreprises qu'elles lâchent plus de lest, les salariés oublient toutefois deux choses. La première est qu'elles en ont déjà, à leur corps défendant, massivement lâché sous forme de temps libéré. En maintenant les rémunérations à leur niveau, tout en réduisant la durée du travail de 39 à 35 heures, les entreprises ont en fait boosté le salaire horaire de leurs collaborateurs. À la fin juin, le pouvoir d'achat du SHBO (salaire horaire de base ouvrier) avait ainsi progressé de 3,8 % en un an.

Les salariés omettent également un élément essentiel : la modération salariale était la contrepartie explicite de la création d'emplois, l'objectif numéro un des 35 heures. Or jamais la croissance n'a été en France aussi riche en emplois. L'explication ? C'est la première fois que, dans une période de reprise, le partage des fruits de la croissance entre la hausse du pouvoir d'achat des salariés en place et la création d'emplois est aussi favorable aux embauches. Si les Français n'ont pas le sentiment de voir leur porte-monnaie s'étoffer, c'est tout simplement parce qu'ils sont plus nombreux à se partager le gâteau de la croissance. Alors que le pouvoir d'achat du salaire par tête marque le pas, la masse salariale totale s'accroît, elle, fortement : son pouvoir d'achat a progressé de 3,7 % l'an dernier et il devrait frôler les 4 % cette année. Cela grâce aux salaires versés aux nombreux bénéficiaires de la reprise de l'emploi. Bref, tout se passe comme si la France avait cette fois-ci fait le choix de l'emploi, alors qu'elle avait jusqu'alors, en privilégiant les salaires, affiché une préférence collective pour le chômage, comme le déplorait en 1994 le rapport Minc sur « la France de l'an 2000 ».

Le risque est aujourd'hui grand qu'à céder beaucoup de terrain sur les salaires on ne perde de vue l'emploi et la décrue du chômage. Un renoncement que la France peut difficilement se permettre avec ses 2,3 millions de demandeurs d'emploi. Les syndicats ont vite fait, on l'a vu à la SNCF, de passer par pertes et profits les engagements de modération salariale qu'ils ont ratifiés en contrepartie de nouvelles embauches. Il est vrai que la balkanisation du syndicalisme français favorise la surenchère et la démagogie électorale.

Mais les dirigeants d'entreprise doivent être cohérents. Il leur sera difficile d'afficher des profits record, de s'octroyer des revalorisations de salaire à deux chiffres ou des paquets substantiels de stock-options sans associer d'une façon ou d'une autre leurs salariés aux bons résultats de l'entreprise. Les outils ne manquent pas, de l'intéressement à l'actionnariat salarié… Encore faut-il les mettre en œuvre.

Auteur

  • Denis Boissard