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Politique sociale

L'Espagne veut perdre son titre de championne du travail précaire

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.11.2000 | Sandrine Foulon

Croissance booming, chômage en net reflux, l'Espagne vit dans l'euphorie. Mais avec une précarité du travail record. Trois ans après avoir créé un CDI à coût de licenciement réduit, patronat et syndicats retrouvent la table des négociations. L'un veut plus de flexibilité ; les autres, encadrer strictement l'intérim et les CDD. Pas facile de trouver un compromis.

Les Espagnols n'aiment pas leurs agences d'intérim. Sur la devanture de l'agence Flexi Plan, paseo de las Delicias, à Madrid, à proximité du Prado, les enseignes lumineuses de l'empresa de trabajo temporal (« entreprise de travail temporaire ») ont été lapidées avec soin. Plus inquiétant, les groupes terroristes Grapo ont ajouté les ETT à leur liste d'administrations et autres établissements bancaires à plastiquer. Le 28 septembre dernier, la police a réussi à désamorcer une bombe dans une agence de Madrid. Mais toutes n'ont pas eu cette chance. Des engins ont explosé à Barcelone, Valence, Vigo ou encore Séville. Les employés vivent avec la peur des bombes et des cocktails Molotov. « On a du mal à trouver des locaux pour ouvrir de nouvelles agences, reconnaît Ines Ortega Marques, présidente de l'Association d'État des entreprises de travail temporaire (AETT). Les propriétaires refusent de louer. »

Le gros des troupes est en CDD

Stigmatisées par les syndicats, taxées de négriers, les entreprises de travail temporaire symbolisent la précarité : la temporalidad, comme l'appellent les Espagnols. Mais l'intérim est loin d'être seul en cause. Même si on recense actuellement plus de 500 sociétés de travail temporaire contre une petite centaine il y a six ans, il ne concerne que 17 % des travailleurs occasionnels. Le gros des troupes travaille en contrat à durée déterminée. Plus de 3 millions d'Espagnols, soit un salarié sur trois, ne connaissent pas le CDI. Un record qui propulse le pays en tête de la précarité en Europe.

Et pourtant la croissance a fière allure. L'OCDE prévoit une hausse du PIB de 4,3 % cette année et de 3,9 % en 2001. Conduit par le gouvernement de droite de José Maria Aznar, réélu triomphalement en mars dernier, le pays vit une période d'euphorie. « S'il fait beau en Espagne, c'est grâce à qui ? C'est grâce à moi ! » claironne la marionnette du Premier ministre, affublée de deux grandes ailes divines et d'une auréole, dans la réplique ibérique des « Guignols ». Mais si le chômage continue de baisser – il est passé de 22 % en 1996 à un peu plus de 14,5 % aujourd'hui –, il n'y a pas lieu de crier au miracle. « Avec un taux de croissance aussi élevé, la création nette d'emplois n'est pas si considérable que cela », commente Jacques Pé, conseiller social à l'ambassade de France à Madrid. L'hôte de la Moncloa, siège du gouvernement, en est conscient. Au cours des derniers mois, Aznar a reçu l'un après l'autre l'ensemble des agentes sociales (patronat et syndicats) afin de lancer une réforme du travail. Et depuis le 27 juin, les partenaires sociaux ont tenu toute une série de réunions consacrées à la précarité. Objectif : compléter l'accord de 1997 sur la stabilité de l'emploi (AIEE). Pour la droite, revenue au pouvoir après quatorze années de socialisme, ce serait une consécration. À Felipe Gonzalez les grandes grèves nationales et un climat social déplorable, à José Maria Aznar le consensus et la paix sociale. Même si la politique de rigueur du premier est en partie à l'origine du succès du second, qui a bénéficié du retour de la croissance.

Une soupape très appréciée

En 1997, autour de la table de négociations, les grands syndicats – UGT, proche du PSOE, CCOO, proche des communistes – et le patronat – CEOE, le Medef local, et Cepyme, le syndicat des PME – ont chacun fait des concessions. Pierre angulaire de ces accords : la création d'un contrat à durée indéterminée accessible aux jeunes, aux handicapés, aux plus de 45 ans, aux chômeurs de longue durée, assorti d'une indemnité de licenciement réduite à trente-trois jours par année travaillée contre quarante-cinq pour les CDI classiques (voir encadré, page 43). « Nous avons dû expliquer à nos entreprises adhérentes pourquoi nous acceptions de supprimer certains contrats à durée déterminée très flexibles. Les syndicats, de leur côté, ont dû se justifier auprès de leurs troupes sur le coût du licenciement. Mais nous y sommes parvenus », souligne Roberto Suarez, responsable de l'emploi à la Confédération espagnole des organisations entrepreneuriales (CEOE). Dans la foulée, le contrat à durée déterminée créé par les socialistes en 1984 pour doper le marché et ouvert aux entreprises sans motif de recours passe à la trappe. Dorénavant, les CDD devront être précisément motivés.

Très vite, le nouveau CDI connaît un succès fulgurant. Le mois suivant la signature de l'accord, le nombre de contrats à durée indéterminée est multiplié par trois. « Nous avons réduit la part de nos contrats précaires de 30 % à 10 % », constate Miguel Alamillo, DRH du groupe Ocaso, une grosse société d'assurances qui recrute en moyenne 200 salariés par an. « Désormais, nous faisons appel aux CDD uniquement pour remplacer des salariés en congés ou pour assurer la mise en place d'une nouvelle activité comme les centres d'appels. » Selon l'Institut national de l'emploi, le nombre de CDI a crû de près de 2 millions entre 1997 et 1999. Mais les contrats précaires restent une soupape très appréciée. Les entreprises se sont découvert un goût immodéré pour le CDD, sans en respecter les modalités. À La Corogne (Galice), Mamel, 29 ans, titulaire d'un mastère de prévention des risques professionnels, enchaîne les petits boulots depuis près de dix ans : « Je n'ai pas trouvé d'emploi qui réponde à mes qualifications. Alors, je cumule : CDD, intérim. » Vendeur à Continent, serveur, manutentionnaire… Depuis un mois, il travaille chez Zara. « J'ai un contrat du lundi au vendredi pour 700 pesetas l'heure (28 francs). À la fin de chaque semaine, on me dit si je dois revenir le lundi suivant. Rien ne justifie le fait que je n'aie pas de CDI, mais c'est comme ça. »

De 22 h à 7 h 30 pour 200 francs

Depuis l'an dernier, la loi garantit l'égalité de traitement entre salariés fixes et précaires. En réalité, le fossé continue de se creuser. Alejandro, 22 ans, qui travaille dans une discothèque du jeudi au samedi de 22 heures à 7 h 30, touche 5 000 pesetas par nuit (200 francs), soit 2 400 francs par mois, alors que les employés en CDI gagnent le double. « Évidemment, ils ont de l'ancienneté », concède Alejandro, qui joint les deux bouts en vivant chez ses parents. Mais il a toutes les peines du monde à acquérir la précieuse ancienneté. Pour la même entreprise d'électricité, il a enchaîné les contrats de chantier : trois mois à La Corogne, neuf mois à Barcelone, un mois et demi à Oviedo (Asturies) et retour à la case départ. Le métier d'électricien ? Il l'a appris sur le tas. L'employabilité ? Il ne sait pas ce que c'est. Même s'il a touché à tout, du secteur textile où il a effectué une mission d'intérim d'une semaine à la plomberie où il a travaillé six mois… sans contrat.

Dans l'ancien couvent qui lui sert de QG à Madrid, le syndicat UGT dénonce l'usage frauduleux du contrat temporaire. « Un tiers des salariés en CDD ne devraient pas l'être, affirme Toni Ferrer, secrétaire de l'action syndicale. Ces contrats se substituent à l'activité normale de l'entreprise. » Selon le syndicaliste, 80 % des salariés temporaires enchaînent les CDD chez le même employeur sans aucun garde-fou. Au cours des huit premiers mois de 1999, 700 000 contrats correspondent à cette situation. « Tout est dans la loi, il suffirait de l'appliquer, déplore Dolores Liceras, responsable de l'emploi aux CCOO. Si les entreprises veulent assurer un pic de production, elles peuvent le faire au travers des ETT ou en direct via le CDD que l'on appelle eventual. Si elles ont besoin de main-d'œuvre pour réaliser une mission bien précise, elles peuvent recruter via les CDD de obras ou de servicios, dont la durée est fixée par la prestation. Et qui peuvent s'étendre sur plusieurs années ! » L'une des premières mesures que proposent les syndicats est donc de renforcer les contrôles. Une sacrée gageure. On compte en Espagne un inspecteur du travail pour 27 000 salariés, contre un pour 7 000 en moyenne en Europe.

La recherche d'un compromis entre les partenaires sociaux ne sera pas une sinécure. En quête de davantage de flexibilité, le patronat aimerait bien réduire le coût du licenciement. « Les entreprises ont peur de recruter en CDI. Le coût du licenciement est le plus élevé d'Europe. Trop de protection peut s'avérer contre-productif », affirme Roberto Suarez, du patronat espagnol. « L'emploi stable est celui qui a le plus progressé, rétorque Dolores Liceras, aux CCOO. Même les formes de CDI qui bénéficient encore des quarante-cinq jours par année travaillée. C'est bien la preuve que ce n'est pas le coût du départ qui est en cause. »

Sortir des contrats poubelles

Le patronat souhaiterait aussi la création d'un CDD de longue durée, jusqu'à cinq ans. Tandis que les syndicats UGT et CCOO revendiquent un encadrement plus drastique des contrats temporaires. « Il s'agit de mettre des barrières, de les entraver. Ils coûtent moins cher aux entreprises que les contrats fixes. Supprimons cette différence », propose Toni Ferrer, de l'UGT. Les CCOO voudraient également limiter les CDD dans le temps et la durée : « Ne pas dépasser un an pour un contrat de chantier et limiter le nombre des renouvellements », indique Dolores Liceras.

Étant donné le climat passionnel qui entoure la temporalidad, les partenaires sociaux explorent d'autres pistes pour lutter contre la précarité : une meilleure régulation de la sous-traitance, un développement du temps partiel, qui ne concerne que 8 % de la population active, essentiellement féminine. Fervent partisan du modèle hollandais, José Maria Aznar estime qu'un meilleur accès au temps partiel favoriserait l'entrée massive des femmes sur le marché du travail, les plus durement touchées, avec les jeunes, par le chômage. Une réforme du fonctionnement de l'intérim sera vraisemblablement à l'ordre du jour. Le ministre du Travail a lui-même évoqué l'idée de confier la gestion des contrats temporaires, intérim et CDD, aux ETT, facilement contrôlables. « Un encadrement plus fort pénaliser a les entreprises qui recourent à l'intérim pour diminuer leurs coûts, pas celles qui s'en servent comme outil de flexibilité, se rassure Luis Sanchez de Leon, directeur commercial de la zone Europe du Sud et Amérique latine d'Adecco. Or nous nous adressons aux secondes. »

Pour mettre tous les atouts de son côté, le secteur de l'intérim fait valoir des avantages sociaux méconnus de l'opinion publique : prime d'indemnisation de fin de contrat (3,28 % du salaire perçu), rémunération équivalente à celle des salariés en CDI (à cet effet, les CCOO et l'UGT ont signé fin juillet un accord avec quatre organisations patronales du secteur), paiement des heures supplémentaires… « Nous venons de mettre au point un code éthique afin de détecter fraudes et irrégularités », annonce Ines Ortega Marques, de l'AETT. De son côté, Adecco a créé une fondation pour l'intégration professionnelle… Il reste qu'« avec un téléphone portable et un local, on peut ouvrir une agence », admet son directeur.

Quelle que soit l'issue des négociations en cours, elles ne pourront aboutir sans un coup de pouce financier de l'État, notamment via un allégement des charges sociales pour les entreprises. En attendant, Mamel et Alejandro veulent croire qu'ils sortiront bientôt des contratos basura. En français : les contrats poubelles.

Très cher licenciement

Le coût du licenciement espagnol est le plus élevé d'Europe et, sans doute, du monde. Toute rupture d'un contrat à durée indéterminée réputée « non fondée » par un juge se solde pour l'entreprise par une ardoise équivalente à quarante-cinq jours par année travaillée. Cette règle ne change pas, même pour les nouveaux contrats à durée indéterminée instaurés en 1997 et accessibles aux jeunes, aux chômeurs de longue durée, aux plus de 45 ans… Seule grande modification : si le licenciement est fondé, cette prime de départ est réduite à trente-trois jours par année travaillée. La branche libérale du patronat souhaiterait la création d'un contrat stable, universel, assorti d'une indemnité de licenciement de vingt jours, quel qu'en soit le motif. Retoquée en 1997, cette proposition, si elle était réitérée lors de la prochaine réforme du travail, aurait bien peu de chances de voir le jour. En revanche, le ministre du Travail, Juan Carlos Aparicio, vient de se déclarer favorable à la création « d'un ou de plusieurs nouveaux types de contrats » censés doper le travail à durée indéterminée. Il souhaite également favoriser – aides financières à l'appui – le CDI à temps partiel, encore sous-utilisé en Espagne. Des propositions que le ministère a présenté aux principaux partenaires sociaux : José Maria Cuevas pour le syndicat patronal CEOE, Candido Mendez et José Maria Fidalgo pour les organisations de salariés, respectivement UGT et CCOO.

Auteur

  • Sandrine Foulon