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Enquête

L'ESPRIT START-UP SEDUIT MAIS VIEILLIT MAL

Enquête | publié le : 01.11.2000 | Anne Fairise

« Open space », équipes autonomes, hiérarchie plate… Quand elles prennent le virage du Net, les majors de l'ancienne économie ne vont pas chercher très loin leur modèle. Quant aux start-up, les premières rides venues, elles redécouvrent les recettes de leurs aînées pour gérer leurs troupes.

Les géants contre-attaquent. Juré, les grands groupes ne regarderont pas passer sans réagir le train de la Net économie. Casino, Renault, PPR, Vivendi ou LVMH, tous s'y sont engouffrés, avec plus ou moins de bonheur. En quête de nouvelles activités, de nouveaux clients ou encore de gains de productivité. Dans cette ruée vers l'or, les stratégies sont multiples : prise de participation dans des jeunes pousses jugées prometteuses, « incubation » de start-up, ou plus simplement filialisation de nouvelles activités liées à Internet. Pour isoler le risque ? Pas seulement. Quand il a voulu s'aventurer dans la vente en ligne, François-Henri Pinault, le patron de la Fnac, a pris soin de donner à la filiale Fnac Direct une « véritable organisation de start-up ». Il est loin d'être le seul.

Au Crédit lyonnais, Olivier de Conihout a imposé des règles précises pour tous les projets liés au Web. Pas question de constituer des groupes de travail transversaux entre les différentes directions de la banque. Le directeur e-business du groupe a exigé que tout le monde, marketers, informaticiens, directeurs d'agence, cogite sur le même plateau, en open space ! Voilà comment il a fait accoucher le projet e-branche (l'agence 100 % en ligne ouverte depuis mi-septembre) ou de courtage en ligne Top Trades. Pour Olivier de Conihout, il ne s'agit pas, avec cette équipe plateau, de céder à une tendance, mais de créer le cadre idéal pour répondre à l'impératif de vitesse. « Pour un grand groupe comme le Crédit lyonnais, gérer un projet Internet demande une certaine adaptation structurelle. Il faut être aussi flexible et réactif qu'une start-up. » Terminés, les longs circuits de décision et la gestion séquentielle des projets, place au parallélisme des tâches. Stratégie, choix technologiques, marketing sont élaborés en simultané et « de manière intégrée ». Quitte à bouleverser les rapports hiérarchiques. « On passe à un mode anarchique de relations, centrées sur la recherche de l'efficacité, qui invite à être plus direct », reprend Olivier de Conihout.

Côté management, c'est la même chose. Les grandes entreprises courent après le modèle start-up. Quand Alcatel a créé sa filiale Nextenso en janvier 2000 pour abriter ses activités de logiciels dédiés à la création de portails Internet, c'était aussi pour la mettre « dans un contexte de management de style start-up correspondant à son environnement ». Même ambition chez SAP France, qui vient de créer une unité spécialisée dans l'e-business. « Nous sommes plus souples. C'est clair, notre organisation n'a rien à voir avec celle du groupe, structurée par métiers », commente Éric Blum, directeur général de la filiale de 24 salariés. Ici, la notion de métier n'a plus cours. Plusieurs compétences (réseau, sécurisation, design, etc.) sont réunies et agrégées selon les projets. « Et nous nous reconfigurons à la fin de chacun d'entre eux. » Ce mode de fonctionnement colle bien à la vitesse de la Net économie. D'ailleurs, chez e-sap.fr, l'ambition est clairement affichée : « Nous avons vocation à être le pôle innovation du groupe et à enrichir le développement industriel de la maison mère. »

Pas de stock-options chez sncf.com

La filialisation est un moyen commode pour les « dinosaures » de prendre le virage de la Net économie. Toutes ont beau ne pas présenter des organisations pyramidales, cloisonnées, avec des circuits de décision interminables, négocier la transformation ne se fait pas d'un coup de clic sur une souris. « Imaginez l'énergie et les sommes qu'il faudrait dépenser pour faire bouger vite les organisations. Ce serait monstrueux », estime Sylvie Tisserand, du cabinet Kernlight, spécialisé en ressources humaines auprès des start-up. « Les filiales ne manquent pas d'avantages », reprend Jean-Pierre Leguay, du cabinet de conseil en management et en recrutement H. Neumann International. Offrir un cadre propre aux nouvelles activités, créer les conditions d'une grande autonomie de gestion et donc prendre en compte la vitesse. Sans compter qu'elles facilitent la mise en place de nouvelles organisations du travail ou de formes de rémunération originales, « sans bousculer le modèle de la maison mère » (voir encadré, page 32).

Chez nouvelles-frontières.fr, on ne s'en cache pas. Filialiser, c'est pouvoir se battre, sur un marché du recrutement tendu, à armes égales avec les start-up. « Nous avions besoin de compétences qui n'existent pas dans le groupe », explique Michel Bré, directeur général de Nouvelles Frontières on Line. D'où les stock-options et les nombreux avantages en nature pour la quinzaine de salariés. Autant de bonus qu'ignorent les 5 500 salariés du groupe. Dans la filiale e-business de SAP France, la prime variable, associée aux performances individuelles des salariés, est revue plus souvent que pour les salariés de la société mère. « Tous les six mois. » Chez voyages-sncf.com, en revanche, pas de surenchère salariale. Ni de stocks à l'embauche. Et pourtant, la filiale Internet de la compagnie ferroviaire, lancée en juin dernier, n'a eu aucun mal à recruter. Jugez un peu : 1 200 CV pour 25 postes ! Dans le lot, « beaucoup de déçus des start-up qui se sont fait prendre au piège des stock-options », explique Denis Wathier, directeur général de la filiale.

Des bataillons de déçus de la Net économie apparaissent en effet en France, même si l'on est encore loin de la situation américaine. Là-bas, on s'amuse à détourner les sigles emblématiques de l'e-commerce pour illustrer le reflux vers la vieille économie : B to B (business to business) devient back to banking (« retour à la banque ») et B to C (business to consumer), back to consulting (« retour au conseil »). Reste que les webdesigners et les développeurs informatiques qui postulent à la filiale Net de la SNCF ont gardé le réflexe stock-options. « C'est le premier sujet qu'ils abordent lors des entretiens », reprend Denis Wathier. « Mais on en discute. Ils arrivent vite à la conclusion que les stock-options, ce n'est pas forcément intéressant. On peut parler d'un panier de rémunération plus classique : fixe, part variable. C'est toujours mieux qu'une hypothétique plus-value sur une société qui ne sera peut-être jamais cotée. » Pour le reste, voyages-sncf.com offre le même cocktail qu'une start-up : management par projets, polyvalence des tâches, sans oublier l'open space où se mêlent les ex-start-uppers, des consultants de SSII et des salariés maison, arrivés en masse. « La couleur et la saveur des start-up, les risques diminués », s'amuse une consultante.

Le modèle start-up fait des émules même dans les entreprises high-tech comme Steria. Avec une organisation souple et complètement décentralisée par marchés comprenant 50 centres de profits autonomes, la cinquième SSII française ne manque pas de réactivité. Ni de collaborateurs impliqués. « L'actionnariat très ouvert est l'une de nos valeurs fondatrices. Plus des trois quarts de nos 4 500 salariés sont actionnaires. Ils détiennent 40 % du capital », commente François Enau, P-DG du groupe. Qu'importe, pour maintenir la flamme de l'entrepreneuriat, Steria a créé début 1999 un incubateur. « Les idées nouvelles de nos collaborateurs ne doivent pas être étouffées. Et puis, tout cela crée de l'émulation interne », reprend François Enau qui a fait de « l'esprit start-up » son slogan. Mais il ne cache pas que ça permet de « fidéliser plus encore » les collaborateurs. Et un tiers des 22 start-up portées par des salariés a déjà été filialisé. Business is business.

Paradoxe, tandis que les entreprises de la vieille économie cherchent à se donner un coup de jeune, la génération Internet est amenée – parfois plus rapidement qu'elle le souhaite – à rentrer dans le rang. Certes, les start-up, c'est « l'incroyable “fertilisation croisée” des intelligences […], le dynamisme joyeux [des] échanges, le bouillonnement interactif d'acteurs pour qui le travail […] constitue une activité collective excitante, presque un jeu […] », écrit la plume lyrique d'Hervé Séryex dans la Nouvelle Excellence. Mais la joyeuse pagaille des débuts n'a qu'un temps. Et arrive un moment où la bonne vieille gestion des ressources humaines retrouve droit de cité. Même s'ils sont plus intéressés par la mise en place d'indicateurs de gestion que par le mode d'organisation, les capital-risqueurs hésitent aujourd'hui à confier leurs millions à des jeunes. « Le profil des start-uppers a changé. Avant, c'était en majorité de jeunes diplômés. Aujourd'hui, ils ont à leur gauche ou à leur droite des gens de 45 ans. Ça rassure les financiers », commente Stéphane Roussier, président de France Finance & Technologie, cabinet de conseil pour start-uppers. Les capital-risqueurs imposent le recours à des cabinets spécialisés dans le management et n'hésitent plus à « recadrer les fondateurs ». Bref, à les mettre à la porte pour les remplacer par de bons gestionnaires.

Et l'on commence à voir apparaître des postes de DRH. Cette évolution s'impose d'elle-même. « Les systèmes d'organisation évoluent avec le temps. Au début, ce sont des task forces. Puis la dimension impose l'organisation », commente Jean-Pierre Leguay, de Neumann International. « Une start-up, c'est un peu comme un supersonique. Il faut avoir un tableau de bord très solide si l'on ne veut pas aller dans le mur », confirme Sylvie Tisserand, de Kernlight. Reste, comme le souligne Stéphane Roussier de France Finance & Technologie, que « la création du poste RH se fait la plupart du temps tardivement, souvent entre le deuxième et le troisième tour de table, quand la start-up a une année, voire plus d'existence ». « Et, en général, peu de moyens lui sont alloués, alors même que la matière humaine est un élément déterminant pour la croissance. »

Le retour des valeurs « brick and mortar »

Anticiper « les éventuels problèmes liés à la croissance », voilà justement pourquoi Béatrice Bretegnier, 35 ans, a rejoint en septembre Opt(e)way, à Sophia-Antipolis. C'est le deuxième tour de table (117 millions de francs levés au printemps) qui a convaincu les fondateurs de cette start-up, inventrice d'un système de cartographie numérique pour mobiles, de sauter le pas. De fait, depuis, le nombre de salariés est passé de 20 à 53. Et ce n'est pas fini : le cap des 80 devrait être atteint fin 2000. De quoi occuper l'emploi du temps de la DRH. Mais elle a une autre mission essentielle : impulser des règles pour soutenir la croissance.

C'est donc le retour des bonnes vieilles valeurs brick and mortar (voir glossaire, page 26). Un représentant du personnel a déjà été élu. Des entretiens d'évaluation vont être mis en place. « Notre difficulté ? C'est de trouver le juste milieu entre le besoin d'organisation et la nécessité de conserver une certaine souplesse. Nous voulons garder notre esprit start-up et non que l'entreprise prenne le pas sur ceux qui la composent », commente la DRH, qui compte porter une attention particulière au premier cercle de salariés, un peu « déboussolés » par la croissance importante des effectifs. Elle souhaite faire en sorte qu'ils ne se sentent pas « enfermés dans les règles qui vont venir ». Pour leur manifester son attachement, Opt(e)way envisage un coup de pouce financier, sous forme de complément de BSPCE (bons de souscription de parts de créateur d'entreprise). Mais la croissance va poser problème, c'est certain. Ne serait-ce qu'en bouleversant les rites de la jeune entreprise. « À 50, on peut encore tous se retrouver pour la réunion mensuelle. Mais que se passera-t-il quand nous serons 100. On créera un journal d'entreprise ? » interroge Béatrice Bretegnier. La collégialité, les relations hiérarchiques hyperallégées vont-elles résister, passé une certaine taille critique ? « Dans une PME de 400 personnes, on ne peut plus discuter stratégie autour de la machine à café, ni motiver ses troupes avec des soirées pizza », commente un consultant. De quoi désoler ceux qui imaginaient que l'aventure Internet donnerait naissance à un nouveau modèle d'entreprise…

Chez In Fusio, une DRH pour 53 salariés

« Il ne faut pas attendre d'être 50 pour structurer une société », estime Jacky Galina, secrétaire général de la start-up bordelaise In Fusio, qui a endossé la casquette de DRH. Ce job à plein temps lui paraît la condition sine qua non au maintien du fameux « esprit start-up »… Cet élan qui pousse, selon lui, « chaque salarié à s'identifier au projet innovant de l'entreprise », d'autant plus facilement d'ailleurs que la croissance rapide d'une start-up est riche d'opportunités à saisir, de délégations importantes, de responsabilités accrues. « Mais tout ça s'alimente », commente Jacky Galina. La DRH d'In Fusio, leader mondial dans la conception de jeux pour mobiles, c'est trois personnes, pas moins, pour les 53 salariés arrivés en un peu plus d'un an. « Quand on est 10 ou 20, on est au courant de tout. Pas un rendez-vous d'importance n'a lieu sans que tout le monde soit informé. On forme une sorte de famille. L'identification au projet est naturel. Mais ce n'est plus vrai à 100 ou 150. » Remède ? La DRH d'In Fusio bichonne les salariés pour qu'ils se sentent « reconnus comme porteurs de projets ». Tous les trois mois, ils ont droit à un tête-à-tête, non pas avec leur responsable hiérarchique, mais avec le chef de département, directement. Un personal review d'une heure sur le thème « qu'est-ce que l'entreprise peut t'apporter et vice versa ». En retour, à chaque création de poste, In Fusio regarde d'abord en interne. « C'est l'occasion de montrer aux salariés que l'entreprise reste en veille par rapport à leur projet personnel », commente Jacky Galina. Des recettes finalement très brick and mortar.

En tout cas, comme les salariés de la vieille économie, les ingénieurs d'In Fusio – 30 ans de moyenne d'âge – vont expérimenter les 35 heures. Dès 2001. Même si cela les laisse plutôt de marbre. « Ils n'y sont pas intéressés. C'est plutôt à nous de les convaincre », reconnaît Jacky Galina. Entre les start-up qui découvrent la gestion des ressources humaines et les tenants de l'ancienne économie, en quête de flexibilité et d'esprit entrepreneurial, le fossé n'est pas si grand. D'ailleurs, il arrive de plus en plus souvent que ces deux races de managers se retrouvent. Le cabinet Towers Perrin vient de créer un club, New Media, qui réunit aussi bien les filiales Internet de Vivendi qu'un fameux libraire américain en ligne. Le sujet de la première réunion de novembre ? Les stock-options à l'embauche…

Start-up : les dangers de l'intégration

Mieux vaut gérer à distance les designers ou ingénieurs de la Net économie plutôt que de les intégrer à la maison mère. Ne serait-ce que pour éviter les confrontations salariales et culturelles. Dominique, ingénieur commercial, en fait l'expérience depuis que la start-up où il travaillait a été rachetée et intégrée par un grand groupe français des télécoms.

« Au début, le rachat n'a pas changé grand-chose pour nous, sauf le nom. Nous avons d'abord été regroupés dans une division avec d'autres start-up, rachetées comme nous. Les premiers tiraillements ? Ils sont apparus dès janvier dernier quand le groupe a décidé de regrouper toutes les start-up dans un pôle “nouvelles technologies” et d'y basculer aussi des salariés maison. Le mélange des cultures passe mal. Cela génère de sacrées tensions. Les salaires nouvelle économie, c'est 30 à 50 % de plus ! Et je ne parle pas des stock-options et des autres avantages en nature, voiture, etc. Les salariés maison ne voient pas pourquoi ils auraient moins que nous. En tout cas, certains ont réussi à négocier une augmentation salariale de 30 %.

Mais, pour le reste, le fossé reste là. Il faut le reconnaître, c'est difficile d'harmoniser. Prenons les “start-uppers” du pôle. Nous avons tous gardé notre contrat initial, celui négocié dans la start-up. Cela ne me choque pas. C'est courant dans le secteur high-tech. J'ai travaillé chez Cegetel à une époque : sur certains chantiers, nous étions deux Cegetel et 118 consultants extérieurs… Mais je me demande comment cela va évoluer. Pour l'instant, nous ne sommes qu'une vingtaine. Mais le groupe nous a annoncé qu'on passait à la vitesse supérieure. Ce dont il est question ? De porter les effectifs à 150, début 2001. En basculant dans notre pôle des salariés de la maison mère. Ça promet… »

Auteur

  • Anne Fairise