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Au Texas, la chasse aux clandestins est ouverte

Décodages | publié le : 02.02.2015 | Rozenn Le Saint

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Au Texas, la chasse aux clandestins est ouverte

Crédit photo Rozenn Le Saint

À la frontière entre le Mexique et les États-Unis, les Minutemen traquent les immigrés illégaux. Des miliciens en lutte contre l’arrivée massive de ces latinos qu’ils accusent de leur voler leur travail. Reportage.

Tenue de camouflage, crâne rasé et lunettes de soleil, Jay Guckin occupe ses jours de congé à sillonner la frontière en pick-up. Installé à Fort Hancock, à l’extrême ouest du Texas, en plein milieu des 3 500 kilomètres qui séparent les États-Unis du Mexique, ce mécanicien agricole traque sans relâche les migrants. Il appartient à la grande famille des Minutemen, qui doit son nom aux miliciens des treize colonies qui, au XVIIIe siècle, juraient d’être prêts à combattre « dans la minute » pour protéger leurs terres des soldats. Ils ont d’abord fait leur apparition en Arizona et en Californie, en 2004, à l’initiative d’un instituteur sulfureux et d’un vétéran du Vietnam. Ces commandos, qui organisent des virées dans le désert pour empêcher l’arrivée de clandestins, ont ensuite essaimé tout le long de la ligne de séparation.

À l’origine, ces milices étaient essentiellement composées d’anciens militaires en mal de sensations fortes et porteurs d’une vision très particulière du patriotisme. Mais de plus en plus de travailleurs lambda, notamment des ouvriers comme Jay Guckin, les intègrent. Pour lui porter soutien, la plupart se livrent à ces « parties de chasse à l’homme » le temps d’un week-end ou de vacances en descendant à la frontière. « Des victimes de la crise de 2008, issues du bâtiment et licenciées, ont le sentiment de s’être fait voler leur travail par les immigrés mexicains, moins chers. Ils se sentent investis d’une mission nationale en surveillant la frontière », indique Damien Simonneau, doctorant à Sciences po Bordeaux, qui prépare une thèse sur le mur qui sépare le Mexique des États-Unis.

Les Minutemen, tous bénévoles, représentent un sacré renfort pour la police des frontières, qui a arrêté près de 480 000 clandestins en 2014. Pourtant, cette dernière est loin d’être en sous-effectif. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le nombre d’agents a doublé : ils sont à présent plus de 21 000 à fourmiller le long du Rio Grande. Ce qui en fait l’une des principales sources d’emploi dans ces zones désertiques qui séparent les deux pays. Descendant de Mexicains, Adrian Calvillo fait partie de la grande famille de la police. Il s’est enrôlé dans la ville d’El Paso, située juste en face de sa jumelle maléfique, Juarez. Pour justifier son métier, il raconte les pires histoires de migrants utilisés comme mules par les cartels pour transporter de la drogue. Ou assassinés par des « coyotes » – les passeurs, dans le jargon du cru – après s’être blessés en sautant par-dessus les 5 mètres du mur, par crainte qu’ils ralentissent le groupe. Un jour, il l’assure, son collègue a abattu devant lui un coyote. Un suicide by cop, selon lui. « Quand quelqu’un se présente avec un revolver face à un policier, c’est dans la ferme intention de se faire tuer », assène-t-il.

Itinéraire bis des clandestins

À Fort Hancock, le QG de la police des frontières se dresse tel un fort protégé par des vitres pareballes. Mais son fronton ocre se fond dans ce paysage désertique de far west texan. Dans l’entrée, une affiche Wanted offre 5 millions de dollars de récompense à qui capturera le narcotrafiquant Rafael Caro Quintero. Fervent défenseur de la National Association for Gun Rights, un lobby cousin de la National Rifle Association, Jay Guckin est, ici, connu comme le loup blanc. Et pour cause, il contacte souvent le poste. Car quand il a un clandestin dans le viseur, il n’est pas censé faire usage de la collection de couteaux et de fusils de chasse qu’il arbore fièrement. Mais appeler la police des frontières. Et le « travail » ne manque pas. Auparavant, les coyotes privilégiaient les passages par la Californie et l’Arizona. Mais depuis que la frontière y a été militarisée, le berceau des Bush est devenu l’itinéraire bis des migrants clandestins.

Car ici, les méandres du fleuve Rio Grande compliquent la construction d’un mur de séparation. Un tel édifice sécurise bien la frontière à El Paso, mais il s’arrête en plein milieu de Fort Hancock. Un passage privilégié pour les clandestins qui veulent le contourner… En réaction, un ultra-conservateur, Shannon McGauley, a cofondé les Minutemen du Texas, en 2005. Avec son fusil semi-automatique AR-15, ses deux carabines de chasse et ses trois pistolets, l’homme pulvérise la moyenne texane de deux armes par habitant. À Fort Hancock, il prête régulièrement mainforte à Jay Guckin, à qui il a enseigné ses secrets d’enquêteur : repérage des empreintes de pas, surveillance nocturne avec des lunettes infrarouges, écoute des fréquences des narcotrafiquants, utilisation de caméras implantées sur les propriétés privées des fermiers volontaires… Ce chasseur de primes, détective privé de profession, hurle à qui veut l’entendre qu’il faut arrêter « l’invasion » des sans-papiers, ces « criminels » qui entrent illégalement sur le territoire pour « se brader et voler l’emploi des honnêtes citoyens ».

Ces miliciens ne font pas l’unanimité dans la région. « Ce sont des racistes, mais à leur convenance, quand cela les arrange », explique Claudio Flores, agent d’entretien à Fort Hancock. D’origine mexicaine, comme 90 % des habitants, dont beaucoup vivent dans des baraques en bois ou des mobile homes. « Les ranchers n’aiment pas les latinos mais ils en ont besoin pour faire tourner leur exploitation », poursuit-il. Avec ou sans papiers. Car le secteur primaire est le plus demandeur de cette main-d’œuvre bon marché venue du Sud : le Texas reste le deuxième État agricole du pays, le grenier de l’Oncle Sam. Ce matin même de décembre, Claudio a croisé des Minutemen au restaurant Angie’s, le seul de la bourgade. La carte de ce tex mex semble figée dans le temps, comme le reste du village : elle met toujours en avant une mention dans le National Geographic Traveler datant de… 1991 !

Spectre du chômage

Pour les Minutemen, les prouesses économiques de l’État, qui est globalement sorti indemne de la crise, ne se ressentent pas dans les patelins frontaliers comme Fort Hancock, habités par les ranchers et leurs ouvriers latinos. Une population agricole dont les revenus font baisser la moyenne du Texas. Dans cet État du Sud, près de 16 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, soit deux points de plus que dans l’ensemble du pays. « Les Américains ont fait appel à la main-d’œuvre latino, avec ou sans papiers, pour reconstruire les villes après que l’ouragan Katrina a dévasté le golfe du Mexique, de la Floride au Texas », rappelle Mark Potok, du Southern Poverty Law Center, une association qui surveille les groupes d’extrême droite, des Minutemen au Ku Klux Klan. Pourtant, le Texas est l’un des États qui ont le moins souffert de la crise de 2008 : son taux de chômage (5,1 %) est inférieur à celui du pays (5,8 %) mais aussi de ses voisins, la Californie (7,3 %) et l’Arizona (6,8 %). Mais le spectre du chômage hante les esprits texans, qui craignent de subir à leur tour l’afflux de clandestins.

Une inquiétude qui se fait jour dans tout l’État, et pas seulement le long de son immense frontière. À Rocksprings, à plus de 600 kilomètres à l’est de Fort Hancock, Souli Shanklin élève des vaches pour gagner sa vie. Mais pas seulement. En qualité de juge élu, il préside aussi le tribunal, dans un décor de western, derrière une balustrade en bois massif poli. « Les étrangers amènent de la drogue et la violence dans leurs bagages pour monter dans les villes et profiter de l’État providence. Les Texans veulent donc garder pour eux le fruit de leur travail », assure le magistrat. Car l’État le plus vaste du pays après l’Alaska est aussi un des plus riches. Or noir, développement de l’aérospatial à Houston, des télécommunications dans la « Silicon prairie », où Dell et Texas Instruments ont leur siège, élevage intensif dans les plaines… Résultat, 52 des 500 plus grosses fortunes américaines sont basées ici.

Hostile à l’Obamacare

Dans la rue principale de Rocksprings, digne des films de John Wayne, la clinique se trouve non loin du saloon. Melanie Reed, l’infirmière, manie un stéthoscope directement connecté à un ordinateur, relié à celui du docteur situé… à Dallas, à plusieurs centaines de kilomètres. Depuis que le dernier praticien est parti à la retraite, les 1 400 âmes de la ville doivent se contenter de la télémédecine. « Nous n’avons pas d’autre choix », confie l’employée de la clinique. L’État le plus hostile à l’Obamacare, la loi sur les soins abordables, est aussi celui qui compte le plus de citoyens sans assurance santé. Soit près d’un quart de la population. Or si 10 % seulement des « Anglos » ne sont pas couverts, la proportion monte à 40 % pour les latinos. Les Texans de souche voient d’un mauvais œil les hôpitaux et les écoles publiques se remplir d’enfants d’origine mexicaine. Perdus entre les champs de coton et les puits de pétrole, ils ont l’impression de « payer pour les autres », selon Souli Shanklin.

Alors, à Rocksprings, le second amendement de la Constitution américaine résonne plus que n’importe où ailleurs. « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé », précise le texte. De quoi autoriser les groupes paramilitaires, tels les Minutemen. « Nous ne pouvons pas nous laisser envahir et nous faire voler nos emplois », justifie Rick Light, un ouvrier du bâtiment de 54 ans qui pilote la milice locale. « Pourtant, j’aime les Mexicains », précise-t-il, en assurant en avoir sauvé des dizaines perdus dans le désert.

Comme tous les miliciens du coin, le quinquagénaire attend avec fébrilité le 1er mai prochain. Ce jour-là, les Minutemen planifient une nouvelle « Operation Normandy ». Plus de soixante-dix ans après le véritable D-Day, quelque 3 500 miliciens devraient débarquer le long de la frontière sud pour lutter contre l’« invasion » des immigrés illégaux. Et les récentes annonces de Barack Obama en matière de régularisation (voir encadré) devraient renforcer à coup sûr cette mobilisation lancée sur le site Internet Minutemen Project.

REPÈRES

307

C’est le nombre de corps de migrants clandestins retrouvés dans le désert qui borde la limite entre les États-Unis et le Mexique par la police frontalière en 2014.

37 % de la population texane est d’origine hispanique. Ils seront majoritaires d’ici à 2025, selon le Texas Data Center.

51 MILLIONS d’armes sont détenues par les habitants du Texas, qui sont 26 millions.

Le Texas ne veut pas des régularisations

Rick Perry, le gouverneur du Texas, a immédiatement menacé Barack Obama de poursuites judiciaires quand celui-ci a annoncé, le 21 novembre, par décret présidentiel, la régularisation prochaine de sans-papiers. La mesure prévoit d’autoriser les immigrés illégaux présents depuis au moins cinq ans sur le sol américain et qui ont des enfants nés aux États-Unis ou disposant de papiers à bénéficier d’un titre de séjour. Sous réserve d’avoir un casier judiciaire vierge et d’être à jour du paiement de leurs impôts. Ils pourront ensuite se voir attribuer une carte de Social Security, le sésame pour toutes les démarches administratives aux États-Unis. Surtout, ils ne courront plus le risque d’être expulsés. Et ils n’auront plus qu’à poursuivre les démarches d’accès à la citoyenneté américaine. Le Graal. Entre 4 et 5 millions de clandestins, selon les estimations, pourraient bénéficier du dispositif. Dont une très grande majorité de latinos. Ce qui n’a pas l’heur de plaire au gouverneur du Texas. Car, dans l’État, 37 % de la population est d’origine hispanique et elle devrait être majoritaire d’ici à 2025, selon le Texas Data Center : électoralement, le vote de cette communauté représente un enjeu considérable. Le sujet sensible de l’immigration aussi. Sur les 11,2 millions de clandestins qui vivaient aux États-Unis en 2012, le Pew Research Hispanic Center évaluait qu’ils étaient 1,6 million au Texas. Une terre ultraconservatrice qui a voté à 61 % pour l’opposant républicain de Barack Obama en 2012.

Auteur

  • Rozenn Le Saint