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L’armée, école de management à part entière

Décodages | publié le : 29.12.2014 | Rozenn Le Saint

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L’armée, école de management à part entière

Crédit photo Rozenn Le Saint

Recrutement massif, formation, promotion, reconversion… La grande muette relève des défis RH majeurs. Ce qui en fait un vrai laboratoire en matière de gestion des personnels.

Une armada de camionnettes d’animation sur le bord des plages et des appels racoleurs par haut-parleur… Sorti fin août, le film les Combattants met en scène les campagnes de recrutement du ministère de la Défense. Sans s’interdire quelques clichés sur le management, rangers aux pieds ! Il n’empêche, depuis la fin de la conscription, l’armée est devenue experte en ressources humaines. Qu’il s’agisse d’embaucher, de former ou de préparer la seconde partie de carrière de ses troupes. Des préoccupations qu’elle partage avec le monde du privé. Qui pourrait trouver en la grande muette des sources d’inspiration. Et pour cause : l’armée compte dans ses rangs 196 000 personnes, soit autant que le groupe Saint-Gobain, et davantage qu’EDF. Seule différence ? « S’il y a un problème d’organisation, les gens peuvent y laisser leur peau. Par nature, l’armée se doit de gérer hautement ses ressources humaines », assure Frank Bournois, directeur général d’ESCP Europe, qui noue des partenariats pour enseigner aux cadres le management sous tension. De quoi faire de la défense une école de GRH.

Recrutement offensif.

Cet automne, l’armée de l’air a pris d’assaut les écrans avec son spot de campagne pour attirer les 17-25 ans. Car la chaîne de recrutement est en permanence sous tension. « Nous avons une logique de flux, et non de stock, compte tenu de l’impératif de jeunesse de l’armée. Cela a façonné notre modèle RH », explique Cyril Barth, directeur de la Fondation Saint-Cyr. Le ministère de la Défense enrôle dans ses rangs près de 15 000 bleus par an, pour renouveler ses effectifs et garder des troupes fraîches et promptes au combat. Le plus gros des recrues Des militaires du rang, pour 11 100 d’entre eux. « Sachant qu’une classe d’âge compte 700 000 jeunes, cela implique une politique de recrutement offensive », traduit Patrice Huiban, lieutenant-colonel coauteur de Management : l’armée, un modèle à suivre ? (éd. Studyrama, 2013).

Des jeunes entrés, pour la plupart, sans aucune qualification. Rare, aujourd’hui, dans le secteur privé. « Autrefois, chez Renault, Peugeot ou dans les banques, vous rentriez avec un niveau BEPC et vous pouviez terminer directeur d’agence. À présent, si vous n’avez pas un bac + 4 ou + 5, vous êtes considéré comme un moins-que-rien », regrette Frank Bournois, qui aimerait que les entreprises donnent davantage leur chance aux jeunes. Les militaires disposent, eux, de centres d’information et de recrutement des forces armées. Des structures qui présentent les 400 métiers de l’armée, en mettant l’accent sur ceux dont elle a le plus besoin.

L’aventure démarre dès l’embauche. Les premiers mois, de trois à douze selon les statuts, font figure de « période d’essai ». Les jeunes vérifient que le job leur convient ; et l’armée, qu’ils font l’affaire. Sans trop de pertes. Moins de 10 % des nouvelles recrues sortiraient des rangs pendant ce laps de temps, selon les estimations du contrôleur général des armées, Daniel Hervouët. « L’armée forme les jeunes à leurs tâches de façon très pratique, à l’image du métier de boulanger. Le système s’apparente à de l’apprentissage. Les entreprises gagneraient à s’en inspirer », décrit Jean-Louis Raynaud, de l’Edhec. Et ce à tous les échelons : l’armée a besoin de profils très variés, du niveau collège à bac + 5. Sachant que ceux qui arrivent avec un bagage sont, bien sûr, « fortement incités à intégrer un poste qui utilise les compétences de leur ancien métier, de manière à limiter les frais de formation », selon Patrice Huiban. Et tous de compléter leur boîte à outils avec des « anciens » qui les parrainent. « Ce qui permet aux recrues de monter en compétences tout au long de leur carrière », assure Claude Tafani, DRH de l’armée de l’air. Des parrains choisis en fonction de leur spécialité, pas de leur âge, comme dans le contrat de génération. Finalement, la défense constitue une énorme école de formation : en 2013, elle a dispensé, en tout, plus de 4 millions de journées !

Promotion des talents.

Les premières années sont essentielles pour repérer les meilleurs, faire le tri entre ceux que l’armée laisse volontiers partir et ceux qu’elle souhaite conserver précieusement en renouvelant leur contrat. En 2013, les militaires « de base » ont quitté l’institution avec une ancienneté moyenne de cinq ans, les sous-officiers de dix-neuf et les officiers de vingt-six. Pour éviter la fuite des cerveaux, des entretiens d’évaluation ont lieu tous les ans. De même que d’autres, qualifiés de « professionnels », liés aux éventuelles formations à suivre. Une obligation non inscrite dans le Code du travail dans le privé… Et ce n’est pas tout. « Les supérieurs hiérarchiques connaissent parfaitement leur personnel et pratiquent une appréciation claire et honnête, assure Daniel Hervouët. Dans le privé, la plupart des salariés ne savent pas ce que leur chef pense d’eux. C’est impossible dans l’armée, où la confiance doit être mutuelle. »

Ce suivi régulier permet de faire le point sur les attentes du militaire, les qualités décelées par ses supérieurs, les possibilités offertes sur les fonctions de sous-officier ou support. Et la grande muette a les moyens des ambitions de ses engagés puisque chaque militaire suit environ vingt-cinq jours de formation par an. « Tout au long de la carrière, les individus prennent des responsabilités : le militaire de base passe caporal, puis sergent, etc. Le jour où il n’est plus capable de progresser, on le prépare à une seconde carrière, dans le civil », explique Cyril Barth, directeur de la Fondation Saint-Cyr. La course aux grades et aux médailles fonctionne. Dans l’armée de terre, 70 % du corps des sous-officiers est constitué d’anciens militaires du rang, et plus de 50 % des officiers sont d’anciens sous-officiers.

De vraies reconversions.

Quand les recrues servent sous les drapeaux pendant moins de cinq ans, l’armée ne s’engage pas à préparer leur reconversion. En revanche, passé cette durée, les militaires sont orientés vers le service « défense mobilité » deux ans avant la fin de leur contrat. Ce souci très fort de la reconversion fait figure d’argument massue lors des campagnes de recrutement. Une carotte pour les jeunes non qualifiés, assurés d’apprendre un métier. Car la plupart font long feu dans l’armée : depuis 2008, le ministère de la Défense a supprimé 56 080 postes. Un immense plan de sauvegarde de l’emploi, mené tout en douceur. Et sans verser dans la facilité : comme 70 % des militaires sont des contractuels, ne pas renouveler leur contrat suffirait, juridiquement, à régler une bonne partie du problème.

Et pourtant, eux aussi bénéficient de formation à l’exercice d’un nouveau métier. « La GPEC à l’armée consiste à garantir les besoins en compétences tout en offrant des parcours professionnels attrayants en vue de faire vivre la méritocratie interne et de faciliter la reconversion des contractuels. Une bonne reconversion impacte en retour le volume des candidats dans une sorte de cercle vertueux », justifie Patrice Huiban. « L’armée vend ce rêve d’une employabilité future. Quand, dans ses campagnes de recrutement, Airbus diffuse le message : “Vous allez construire l’avion du futur”, on s’en approche », observe Marc Lassagne, maître de conférences en sciences de gestion, qui a participé en début d’année à une formation mélangeant professionnels civils des RH et gradés de l’armée de terre à l’école militaire Emsam. En 2013, le ministère de la Défense a ainsi reclassé près de 11 200 militaires, à 80 % dans le secteur privé et à 20 % dans la fonction publique.

Si le modèle n’est pas transposable à l’ensemble des employeurs du secteur privé, ceux qui recherchent sans cesse de la main-d’œuvre peu qualifiée et peinent à pourvoir leurs postes pourraient s’en inspirer. Notamment par la validation des acquis de l’expérience (VAE). « Les entreprises en restructuration qui aimeraient avoir un turn over plus élevé doivent mettre l’accent sur la prise de conscience des compétences de chacun. L’armée réalise un bel exercice de VAE ! » assure Jacques Feytis, DRH du ministère de la Défense.

Valoriser l’expérience de terrain.

Dans l’armée, point de contrepoids syndical… Pour l’heure, à la place, la culture du retour sur expérience. Le « retex », comme on dit dans le jargon maison. « Nous réalisons systématiquement des bilans écrits. Parfois, cela prend davantage de temps que la mission elle-même, en terrain de guerre notamment. Et si le responsable hiérarchique est mis en cause, des recours sont possibles », explique le capitaine de vaisseau Paul Massart, qui enseigne à l’École de guerre. Pour maintenir le moral des troupes – et donc la sûreté des missions –, les encadrants prennent régulièrement la température. « On ne peut pas emmener les soldats au combat sans un dialogue permanent. Il s’agit à la fois de demander si la soupe est bonne et si le temps de travail est supportable. Ce dialogue est bien plus représentatif que celui porté par les syndicats en entreprise », estime Cyril Barth. Transposé au monde de l’entreprise, le secteur du bâtiment, avec ses réunions de chantier, est celui qui se rapproche le plus de la méthode.

Selon un tel modèle, fondé sur l’expérience de terrain, managers et experts en ressources humaines se forment en grande partie sur le tas. Au fil de l’eau, et surtout par des allers-retours permanents entre missions en tant qu’opérationnels et tâches purement RH. De quoi allier expérience et légitimité. Avant de parvenir au poste de DRH du ministère de la Défense, Jacques Feytis a ainsi multiplié les navettes entre formations à l’École de guerre, opérations sur des terrains de conflit et travail dans les bureaux des ressources humaines. « On monte les échelles en parallèle. Vous commencez par mener une troupe d’une section de 30 personnes puis, au niveau RH, vous gérez la carrière des sous-officiers. Ensuite vous repartez au Mali ou en Centrafrique, comme chef de corps, avec 1 000 hommes sous vos ordres. Avant de retourner au service RH pour vous occuper des carrières des officiers, plus complexes », détaille l’intéressé.

À l’entendre, d’autres secteurs pourraient s’inspirer davantage de ces parcours mixtes. À l’image des industries, qui devraient développer plus encore les doubles casquettes d’ingénieurs-managers. Et valoriser le terrain. « Quand on donne directe ment des hautes responsabilités à un jeune tout juste sorti de l’ENA, il manque de légitimité », souligne Jacques Feytis. Un constat partagé dans le milieu des militaires, notamment par Hugues Marchat, à la tête du cabinet Allience et ex-officier de l’armée de l’air. « Dans les grandes entreprises, certains sont parachutés à la tête d’équipes parce qu’ils ont des diplômes alors qu’ils n’ont jamais ni managé ni tenu de postes opérationnels », déplore-t-il. L’approche militaire est assez comparable, en fait, aux techniques utilisées dans la distribution, où certains responsables de magasin sont d’anciens chefs de rayon, voire d’ex-employés affectés à la mise en rayons. Preuve que les compétences managériales de l’armée commencent à être reconnues – même par le privé –, le trophée du « DRH de l’année », attribué par le cabinet RH Hudson, a été décerné en 2012 à Olivier Lajous, le directeur du personnel militaire de la marine, par ailleurs vice-amiral d’escadre. Une grande première.

Repères

196 000

Ce sont les effectifs des trois armées, avec 115 000 engagés dans l’armée de terre, 45 000 dans l’armée de l’air et 36 000 dans la marine.

Recrute ex-militaires

Les entreprises sont nombreuses à rechercher des jeunes militaires retraités pour leur seconde partie de carrière. Le côté « carré », sérieux, le goût de la performance et de la compétition ont leur petit succès auprès d’Amazon, par exemple, qui leur offre une voie d’entrée spécifique.

Ou encore de Décathlon. Pour autant, le passage par la grande muette laisse aussi des traces indélébiles. « L’armée met les militaires dans une position d’assistés. Or, en entreprise, il leur faut prendre en main leur projet, le pousser, le porter », prévient Baudouin Delescluse, président de l’Association des Saint-Cyriens dans la vie civile. Et ce n’est pas le seul écueil qui guette les anciens militaires. « Ils se mettent parfois en situation de burn out tant ils tiennent à montrer leurs performances. Ils ont du mal à passer d’une logique de mission à une logique de ressources, “de gagne-pain”. En même temps, cet investissement est une qualité que les entreprises recherchent », poursuit Baudouin Delescluse. Voilà les employeurs prévenus !

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  • Rozenn Le Saint