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Salaires, la grande dépression

À la une | publié le : 29.12.2014 | Emmanuelle Souffi

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Salaires, la grande dépression

Crédit photo Emmanuelle Souffi

En ces temps de vaches maigres, les négociations salariales sont sous forte contrainte. Alors que les entreprises serrent les cordons de la bourse, la question du pouvoir d’achat attise les attentes des salariés. Forcément déçues…

Tous les ans, c’est un peu la même histoire. Des braseros, des portes qui claquent, des tracts vengeurs, des revendications hors de proportion pour essayer d’en extorquer un minimum, des PowerPoint où tout est repeint en noir… Le rendez-vous annuel autour des rémunérations est toujours un grand moment dans la vie d’un DRH. Et d’un syndicaliste. Sauf que cette année, c’est encore pire. Royal Monceau, Hutchinson, Allianz, Autobar, Vinci… Ça et là, des microconflits éclatent. Ils ne durent que quelques heures, mais suffisamment pour montrer l’agacement qui pointe dans les bureaux et les ateliers. Ce ne sont pas l’emploi ou les rumeurs de plan social qui mettent le feu aux poudres. Mais les salaires.

Pourtant, à la différence de ce qui se passe chez nos voisins, les entreprises françaises n’ont pas complètement fermé les vannes. Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, l’a d’ailleurs rappelé début octobre au Congrès des experts-comptables, en pointant « la préférence continue pour une augmentation des salaires et des dividendes là où les Allemands ont une préférence continue pour l’emploi et l’investissement ». Sous-entendu, si le pays a un problème de compétitivité, c’est parce qu’on est trop payé… Il est vrai que pour maintenir la paix sociale les directions ont continué à donner des coups de pouce, mais moins généreux.

« PRIS EN TENAILLE ».

Au deuxième trimestre 2014, le salaire mensuel de base a ainsi progressé de 1,4 % sur un an, contre 2,8 % en rythme annuel entre 2000 et 2008. Pas terrible, mais pas si mal si l’on intègre la très faible inflation qui, entre novembre 2013 et novembre 2014, s’est limitée à 0,3 %. Cette sagesse globale des prix réjouit-elle les salariés ? Que nenni ! Car leur ressenti est tout autre. « Les prix des dépenses quotidiennes et contraintes – le logement, l’électricité, les transports – augmentent, à la différence de certaines dépenses ponctuelles, comme les produits high-tech ou l’électroménager qui, eux, chutent fortement », explique Jérôme Gautié, professeur d’économie à Paris 1.

Or, sur le terrain, le désir de maintenir son niveau de vie n’est guère entendu par des directions qui doivent aussi jongler avec des résultats en berne. « C’est très tendu et très compliqué à cause de la pression fiscale et de l’inflation. On est pris en tenaille. On nous demande de compenser des phénomènes qu’on ne maîtrise pas », confie un DRH d’une société du CAC 40. François Rebsamen a déjà prévenu : pas question d’utiliser le CICE pour arrondir les bulletins de paie. Les entreprises l’ont d’ailleurs entendu. Allianz (+ 0,6 %), Vinci (+ 0,5 %), Groupama (+ 1 %)… Dans la plupart des cas, les enveloppes d’augmentation générale restent faibles. Voire nulles. Normal, car les évolutions de l’inflation servent de curseur lors des négos salariales. En forte hausse ? Les directions font alors un effort. En stagnation ? Elles se montrent plus frileuses.

PRÉVISIONS REVUES A LA BAISSE.

Cette année, les négos se présentent donc très mal. Car les entreprises ont été plus généreuses que nécessaire l’an dernier, en prévision d’une inflation (autour de 1 %) supérieure à la réalité. Du coup, les coûts salariaux unitaires (le rapport entre la rémunération par tête et la richesse produite) se sont envolés. Et le taux de marge des entreprises s’est encore amoindri. Une situation que les cabinets spécialisés ont intégrée dans leurs dernières enquêtes de rémunération. Pour 2015, ils ont revu leurs prévisions à la baisse : entre 2 et 2,6 % pour les augmentations collectives, individuelles et liées à des promotions. « Les hausses de salaire dépendent de la croissance. Or notre PIB est collé au plancher. Tant que sa hausse ne dépassera pas 1 %, on n’aura pas d’inflation salariale », relève Vincent Cornet, directeur rémunération globale chez Aon Hewitt. Une nouvelle d’autant plus mauvaise pour les salariés que ces études, construites à partir de panels de grandes sociétés, surestiment souvent les augmentations de salaire réellement observées par l’Insee.

Les négociations annuelles obligatoires servent-elles donc encore à quelque chose si on n’a rien à offrir ? Le rapport Pisani-Ferry – Enderlein remis fin novembre à Emmanuel Macron propose de les transformer en discussion triennale, avec des ajustements annuels en fonction de la situation économique. Pierre Gattaz, le patron du Medef, applaudit. Cette procédure aurait l’avantage, selon lui, de mieux coller à la conjoncture. Mais amputerait le dialogue social. « La relation sociale est une dimension importante de l’entreprise ; nous cherchons à conclure des accords », souligne Antoine Carlier, directeur rémunérations de Solvay. Le groupe chimique prévoit ainsi deux vagues d’augmentation, la seconde étant conditionnée à l’atteinte des objectifs. Mais ailleurs ? « Aujourd’hui, les négociateurs sont pieds et poings liés, même dans les entreprises qui se portent bien, note Alain Giffard, secrétaire national de la CFE-CGC. Les directions se donnent bonne conscience en réévaluant les salaires les plus faibles mais, au final, ça ne concerne que très peu de monde ! » Exemple chez Groupama où la revalorisation de 1 % ne touchera que 10 % des effectifs, selon la CFDT.

Les variables et bonus ont aussi pris un coup dans l’aile et contribué à faire chuter les rémunérations globales. Sans parler des primes d’intéressement et de participation qui se sont effritées avec la baisse de la rentabilité des sociétés. Entre 2010 et 2012, les montants distribués au titre de l’épargne salariale ont ainsi glissé de près de 4 %. Chez Solvay, faute d’avoir atteint les résultats prévus, l’intéressement a même été divisé par deux l’année dernière. Pis, le doublement du forfait social sur la participation et l’intéressement a freiné le montant des abondements des entreprises. Ajoutez à cela la disparition de la prime Sarkozy de partage des profits, la fiscalisation des heures supplémentaires et des cotisations patronales sur les mutuelles (voir encadré page 28), les hausses d’impôt… N’en jetez plus, la coupe est pleine !

INSATISFACTION.

D’après l’observatoire Sociovision, qui sonde chaque année 2 000 personnes dont 1 000 salariés, 46 % de ces derniers se déclarent insatisfaits de leur niveau de rémunération en 2014. Soit 5 points de plus que dix ans plus tôt. C’est une lapalissade : on est rarement content de son salaire. Mais là, le sentiment de ne pas être rétribué à la hauteur de l’investissement s’attise. « Les salariés ont la certitude que la crise est un état de fait en France et qu’ils sont les grands perdants de la mondialisation. Ils ont l’impression de vivre dans une société empêchée, où la réussite n’est plus possible », analyse Anne Madelin, consultante chez Sociovision, chargée du travail et de l’entreprise.

« Le salaire cristallise un mécontentement qui renvoie à d’autres dimensions de l’emploi, telles l’intensification et la dégradation des conditions de travail », observe l’économiste Jérôme Gautié, par ailleurs coauteur de Bien ou mal payés ? Les travailleurs du public et du privé jugent leurs salaires (éditions Rue d’Ulm, 2014). Chez les fonctionnaires, le gel du point d’indice depuis 2010 nourrit aussi la rancœur. « Deux tiers estiment qu’il n’est pas normal de moins gagner dans le public que dans le privé, a calculé le chercheur. La sécurité de l’emploi et la culture de la vocation ne permettent plus de tout accepter. »

SENTIMENT D’INIQUITÉ.

La montée du chômage ne pousse pas à prendre ses clics et ses claques. Sauf que le discours business sur l’air du « il faut faire des efforts » ne passe plus. Et pour cause. Les actionnaires, eux, ne subissent pas ce régime sec, ce qui contribue à renforcer le sentiment d’iniquité. Au deuxième trimestre 2014, en France, ils ont ainsi perçu des dividendes en hausse de 30 % par rapport à ceux touchés l’an dernier à la même époque, selon une étude du gestionnaire d’actifs Henderson Global Investors. Soit 40,7 milliards de dollars (32,9 milliards d’euros). Peu ou prou ce que les entreprises vont récupérer en allégements de charges sociales via le CICE. Et que dire des retraites chapeaux de certains dirigeants ? Telle celle de Didier Lombard, qui va peser sur les comptes d’Orange pendant des années.

Résultat, les salariés ne se sentent guère solidaires de leurs patrons. « En cas de difficultés dans leur entreprise, seuls 36 % se disent prêts à diminuer leur salaire, jusqu’à 10 %, relève Anne Madelin, de Sociovision. Mais 54 % accepteraient de renoncer à des jours de RTT. » Entre les benchmarks des cabinets de conseil en rémunération et la quasi-stagnation du smic, les DRH ont des arguments pour ne pas délier les cordons de la bourse. Mais ils ont tout intérêt à trouver d’autres leviers pour maintenir la motivation des troupes. Car plus que la grève, c’est le désengagement qui risque de faire tache d’huile. Et ça, c’est encore plus redoutable…

46 %

des salariés se déclarent insatisfaits de leur rémunération.

43 %

se sentent étranglés financièrement.

36 %

aimeraient bénéficier de chèques-cadeaux à défaut d’avoir des augmentations.

Source : Observatoire France Sociovision 2014. Sondage réalisé auprès d’un échantillon représentatif de la population âgée de 15 à 74 ans vivant en France, dont 1 000 salariés.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi