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Les petites mains du foie gras au régime maigre

Décodages | publié le : 03.12.2014 | Nicolas Lagrange

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Les petites mains du foie gras au régime maigre

Crédit photo Nicolas Lagrange

Maladies professionnelles, petits salaires et perspectives de carrière limitées… Les conditions de travail chez Labeyrie et Delpeyrat ne sont pas luxueuses. Mais elles s’améliorent, et les chantiers RH se multiplient.

À l’approche des fêtes, les usines d’abattage et de découpe de canards tournent à plein régime dans le Sud-Ouest. Là où sont implantés les deux leaders mondiaux du marché, Delpeyrat et Labeyrie. Fondé par Pierre Delpeyrat en 1890, le premier a certes beaucoup grandi, s’adossant en 1998 à la coopérative Maïsadour. Mais il a été devancé par le second. Une entreprise créée en 1946 par Robert Labeyrie, aujourd’hui filiale de la coopérative Lur Berri, qui a mieux réussi sa diversification, notamment dans le saumon fumé.

« Le secteur se porte bien, mais les marges sont faibles, de l’ordre de 2 à 2,5 %, commente Frédéric Oriol, DG de Delpeyrat. Surtout, l’activité est très saisonnière, ce qui nécessite une grande réactivité. » Avec des commandes de plus en plus tardives de la grande distribution, soucieuse de réduire les stocks. Et de forts besoins en main-d’œuvre, la transformation du foie gras faisant encore la part belle au travail manuel, malgré une automatisation croissante. Résultat : le personnel, en majorité des femmes, travaille pour les trois quarts dans des ateliers. En 2 x 7 ou en 2 x 8, du lundi au vendredi, avec une modulation horaire hebdomadaire. Et des renforts en fin d’année – intérimaires, CDD, saisonniers – pour honorer les commandes, week-ends inclus. Les troupes viennent d’abord du coin, mais pas toujours. Du fait du manque d’attractivité des métiers, les employeurs font parfois appel à des sous-traitants étrangers, d’Europe de l’Est notamment, pour les activités les plus physiques.

Endormis, saignés et plumés.

« Depuis la rentrée, nos nouvelles installations améliorent un peu les conditions de travail, témoigne Véronique Branenx, ouvrière à l’abattoir Labeyrie de Came et délégué FO. Le tapis sur lequel je mets les piles de caisses de canards vivants, à partir de 3 h 45 le matin, est mieux adapté. Mais la tâche des cinq accrocheurs qui réceptionnent les caisses reste la plus pénible : ils suspendent les canards par les pattes sur une chaîne, tête en bas, à raison de 2 500 bêtes par heure. » Les volailles sont plongées dans une eau électrifiée pour être endormies, avant d’être saignées et plumées. Ensuite, il y a l’extraction des foies et des abats, la découpe et le déveinage. « Ce sont des tâches à la fois délicates, qui nécessitent plusieurs semaines de formation, et répétitives, qui engendrent beaucoup de maladies professionnelles », poursuit la syndicaliste.

Inflammation des poignets, des coudes, des épaules, coupures, mains cognées, maux de dos… Les corps sont mis à rude épreuve. Conséquence, l’absentéisme atteint 6,1 % chez Labeyrie, tous personnels confondus, et 6,4 % chez Delpeyrat. « Mais la situation s’améliore sensiblement, assure Christophe de Lagoutine, DRH de Labeyrie. En particulier grâce aux visites comportementales de sécurité mises en place depuis deux ans et demi. Les encadrants relèvent les dysfonctionnements et échangent avec les opérateurs et les ergonomes pour mettre au point les aménagements nécessaires. » D’après la direction, le taux de fréquence des accidents a baissé de 52 à 34 dans les douze derniers mois et l’impact des nouvelles installations est perceptible sur l’absentéisme depuis la rentrée. Avec un bémol : si le nombre de maladies professionnelles a baissé entre 2011 et 2013, la durée des absences a augmenté sensiblement.

Même volontarisme affiché sur les conditions de travail chez Delpeyrat. « Nous avons beaucoup investi dans les aides à la manutention. On a construit, pour le démoulage des foies, une salle blanche sèche pour éviter l’humidité sur notre site de Saint-Pierre-du-Mont, détaille le DRH, Jean-Baptiste Pezet. En outre, les trois quarts des postes de travail ont d’ores et déjà fait l’objet d’aménagements, avec, à la clé, un taux d’accidents du travail divisé par deux. » Des avancées que reconnaît la cédétiste Nadine Lahiton. « Mais les conditions de travail restent pénibles ; avec la manutention, le froid, la chaleur, les horaires décalés. Chaque année, une dizaine de salariés sont déclarés inaptes, avec des possibilités de reclassement vraiment limitées », nuance-t-elle.

1 600 canards à l’heure.

Un problème identique chez les deux leaders du marché et chez leur concurrent Euralis, qui commercialise les marques Montfort et Rougié (voir encadré). « Le travail à la chaîne est très délabrant pour les articulations, explique un préventeur du secteur. La production s’est intensifiée et les zones du corps sollicitées sont moins nombreuses. Les entreprises travaillent sur l’ergonomie et la rotation des tâches, elles pourraient aussi mieux aménager les horaires, avec moins d’heures de nuit, plus de temps morts. Mais, pour enrayer sensiblement l’absentéisme, il faudrait produire moins. » Les cadences constituent ainsi un gros sujet de discussion entre directions et instances de représentation du personnel. Elles atteignent en moyenne 1 600 canards à l’heure chez Delpeyrat, 700 de plus chez son concurrent. « En fait, justifie le DRH de Labeyrie, nos rythmes sont soutenus, mais le nombre de kilos à l’heure par individu n’a pas augmenté depuis quinze ans. » Ce que réfute FO.

Assez proches des minima conventionnels, les rémunérations sont la deuxième préoccupation des salariés. Avec 1 936 euros brut, treizième mois et primes compris, pour douze ans d’ancienneté moyenne, Labeyrie revendique un salaire ouvrier moyen supérieur de près de 15 % aux autres entreprises du secteur. En réalité, Delpeyrat fait jeu égal avec 1 903 euros brut, en incluant le treizième mois mais pas les primes (polyvalence, nuit, etc.), pour une ancienneté moyenne de onze ans. En 2012, près de 200 salariés de La beyrie ont débrayé plusieurs jours pour obtenir de meilleures paies. « Les négociations sont toujours compliquées, assure un cégétiste. Elles impliquent souvent des concessions syndicales, avec le concours de la Confédération autonome du travail, un syndicat créé en 2013 et soutenu par la direction. » Ce que cette dernière dément, tout en mettant en avant des relations sociales désormais plus apaisées.

Entre les deux enseignes, la différence tient davantage au temps de travail et à l’épargne salariale. En effet, le numéro un du foie gras intègre les pauses dans le temps de travail effectif et attribue quinze jours de RTT aux cadres. Par ailleurs, « la participation aux résultats représente en moyenne 1,3 mois de salaire net », affirme Christophe de Lagoutine. De son côté, Delpeyrat distribue en moyenne un tiers de mois de salaire en intéressement. Et autant en participation… sauf sur le dernier exercice, une année blanche. Si les deux groupes du Sud-Ouest proposent des réductions tarifaires à leurs salariés sur le foie gras – ils seraient nombreux à acheter leurs propres produits ! –, Labeyrie a aussi développé des services annexes. Notamment une salle de sport et une conciergerie d’entreprise. Depuis octobre 2013, le champion du foie gras a également mis en place une « passerelle solidaire », cofinancée par le Fonds social européen, pour accompagner les salariés sur des problèmes externes (famille, endettement, logement, addiction…). Près de 30 salariés ont saisi leur manager, leur RRH ou l’infirmière, et bénéficié chacun d’une vingtaine d’heures d’accompagnement.

Politiques RH inabouties.

Avec plus d’un demi-siècle d’antériorité, Delpeyrat est moins structuré sur le plan RH que son principal compétiteur. À la suite de nombreuses acquisitions, certaines récentes, il compte une vingtaine de sites – contre deux pour Labeyrie – et présente de multiples spécificités sociales. Malgré sa taille, le vaisseau amiral de Maïsadour n’a pas non plus de comité central d’entreprise. « Nous allons en créer un au début de l’an née 2015, indique le DG, Frédéric Oriol. C’est un chantier difficile, mais nous souhaitons harmoniser les conditions sociales. »

Le challenger insiste sur la création d’une école de vente et sur la professionnalisation croissante des managers, dont plus de 90 % seraient issus de la promotion interne. Comme chez Labeyrie. Ce dernier a mis sur pied une formation de douze jours sur une année, en partenariat avec HEC. L’école de commerce a déjà accueilli une trentaine de managers, sur les 160 de l’effectif. Par ailleurs, depuis septembre 2013, une quarantaine d’encadrants travaillent à distance deux jours par mois au plus. Si les cadres bénéficient tous d’entretiens annuels, ce n’est pas encore le cas des techniciens. Et encore moins des ouvriers, dépourvus de tout rendez-vous RH formalisé. Chez Delpeyrat, c’est l’inverse. Les entretiens sont généralisés en production mais moins systématiques pour l’encadrement. Le numéro deux du foie gras est d’ailleurs mieux-disant en ce qui concerne les dépenses de formation. Il y consacre 2,7 % de sa masse salariale contre 2,3 % pour son rival. Idem en matière d’alternance, avec 2 % des effectifs concernés contre 1,3 %.

Globalement, Labeyrie conserve une longueur d’avance sociale sur Delpeyrat. Mais le leader a encore du chemin à parcourir avant de pouvoir se glorifier d’une « politique RH digne des grands cabinets d’audit de la Défense », pourtant vantée dans ses communiqués de presse…

Delpeyrat

EFFECTIF

2500 salariés en ETP pour Delpeyrat et ses filiales, dont 1500 dans la filière canards.

VENTES

13,7%

C’est la part de marché (en valeur) sur les ventes de foies gras de fin d’année en France.

CHIFFRE D’AFFAIRES

580 millions d’euros toutes filières confondues.

Salle de démoulage des foies à Saint-Pierre-du-Mont.
Labeyrie

EFFECTIF

4500 salariés en ETP pour Labeyrie Fine Foods, dont 1500 dans la filière canards.

VENTES

24,5% C’est la part de marché (en valeur) sur les ventes de foies gras de fin d’année en France.

CHIFFRE D’AFFAIRES

796 millions d’euros toutes filières confondues.

Atelier de préparation des foies sur le site de Came.
L’offensive commerciale et sociale d’Euralis

« Vous ne direz plus LE foie gras mais LES foies gras »… Lancée à la fin 2013, la campagne de communication de Montfort a fait gagner 3 points de part de marché à la marque phare du groupe coopératif Euralis, dont le siège social est à Lescar, près de Pau. Avec un retour aux bénéfices espéré l’an prochain. D’autant plus que Rougié, sa marque destinée à la restauration, se porte bien.

Le numéro trois du foie gras – qui emploie près de 1 300 salariés en équivalent temps plein et talonne Delpeyrat – a aussi étoffé sa politique RH. « Nous avons signé 14 accords en un an, sur l’épargne salariale, la retraite complémentaire ou encore le droit syndical, souligne Cécile Deixonne, DRH d’Euralis Gastronomie. Et nous allons bientôt négocier sur les classifications et les compétences, mieux valoriser certains métiers et reconnaître financièrement la polyvalence. » Le groupe déploie une école de management, forme ses encadrants sur les problématiques de rémunération et va distribuer un bilan social individuel début 2015 à chaque salarié.

Pour autant, le salaire ouvrier moyen dépasse à peine 1 700 euros brut, treizième mois compris, pour une ancienneté moyenne de sept ans. Par ailleurs, « l’harmonisation des primes, très diverses selon les sites, n’est pas encore réalisée et certains projets sociaux, à l’horizon 2020, sont bien lointains », regrette Lionel Duzer, le délégué syndical FO. La priorité reste l’amélioration des conditions de travail. « Les avancées sont réelles, mais il faut aller plus loin, plus vite et travailler sur les reclassements en cas d’inaptitude », ajoute la cédétiste Corinne Breuil. La nouvelle politique de sécurité a fait baisser les accidents du travail depuis deux ans, mais l’absentéisme global s’établit encore aux alentours de 9 %.

Le numéro trois de la production s’attache à étoffer sa politique RH.

Auteur

  • Nicolas Lagrange