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À Nanterre, une justice vaille que vaille

À la une | publié le : 03.12.2014 | Emmanuelle Souffi

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À Nanterre, une justice vaille que vaille

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Deux ans d’attente, parfois trois… La section encadrement des prud’hommes de Nanterre est l’une des plus grosses de France. Et des plus encombrées. Les moyens manquent, les renvois sont légion. Reportage.

Plantée au bord de la nationale, la cathédrale de verre entend toutes sortes de prières et doléances. Des demandes de réparation de salariés licenciés pour qui, plus que l’argent, la condamnation de l’employeur a des vertus thérapeutiques. À Nanterre, le conseil de prud’hommes en voit passer des cadres au salaire confortable ! Mais au bout du rouleau, mis sur la touche ou virés pour une faute pas toujours justifiée. Près de 45 % des affaires de la juridiction, qui en traite plus de 3 300 par an, échouent sur les bureaux de la section encadrement. La plus grosse d’Ile-de-France après Paris. Logique puisque à quelques encablures se situe le plus important centre d’affaires francilien, la Défense.

Total, Société générale, Accenture… Tous les grands noms arrivent ici, un jour ou l’autre. Comme si le seul moyen de solder les comptes passait par le tribunal. « Il y a des procès pour tout ! Conditions vexatoires du licenciement, absence de cause réelle et sérieuse… Les demandes s’accumulent », pointe Jean-Louis Castets, conseiller salariés (CFE-CGC). Résultat, même si le nombre de recours reste stable, les délais d’attente explosent : 28,7 mois avant d’obtenir un jugement (21,4 mois dans les autres sections) ! Et 36 mois en cas de départage. Il faut faire de patience vertu, dit-on… mais ça fait long. « À Nanterre, rien ne se passe normalement, déplore une avocate familière des lieux. Son fonctionnement me surprend toujours. »

ÉPINGLÉ PAR L’ADMINISTRATION

Ce jeudi de fin octobre, 11 affaires sont inscrites à l’audience. Sauf qu’un des quatre conseillers manque à l’appel. Or pas d’audience sans une équipe au complet. Deux coups de fil plus tard, un remplaçant est déniché dare-dare. Mais seuls trois dossiers sont finalement plaidés. « C’est comme ça tous les jours », sourit Michel André, le président du CPH, issu du collège employeurs. Conseiller depuis 1977, date d’ouverture des lieux, cet ancien chef d’entreprise pilote un navire qui a du mal à se tenir à flot. Lui comme ses 240 « matelots » en ont un peu assez d’être régulièrement épinglés par l’administration et le TGI de Paris qui, à plusieurs reprises, a condamné Nanterre pour « déni de justice » en raison de l’attente imposée au justiciable. « Mais c’est l’État qui est fautif, car il ne nous donne pas les moyens d’exécuter notre mission ! tempête-t-il. On pourrait doubler les audiences et diviser les délais par deux si on avait cinq fonctionnaires de plus. » Comme ailleurs, les greffiers sont une denrée rare. En 2012, en deux mois, trois greffiers en chef ont été mutés. Et l’unique remplaçant est arrivé… cette année ! Or ce sont eux qui mettent en forme les jugements, récoltent les pièces, dressent les procès-verbaux, établissent les calendriers. Sans ces « notaires de la juridiction », pas de procès !

Le « haro sur les prud’hommes » en fait donc tousser plus d’un. « Les magistrats veulent récupérer les 175 000 affaires en droit du travail qui leur échappent, est persuadé le président. Nous ne sommes pourtant pas des magistrats d’opérette ! » Ces non-professionnels vivent plutôt mal les velléités du gouvernement d’encadrer un peu plus leur travail en faisant appel aux « robes noires ». « Ils n’ont jamais mis les pieds dans une entreprise et on va leur demander de statuer sur un licenciement économique ou la sauvegarde de la compétitivité, c’est aberrant ! » enrage Jean-Louis Castets, un ancien de chez Total. Au rez-de-chaussée du CPH, peu de plaignants savent pourtant que ceux qui vont examiner leur dossier sont aussi des salariés, retraités, cadres ou techniciens. Mis à part leurs médailles à l’effigie de la République – dorée pour le président de l’audience, grise pour les assesseurs –, rien ne les distingue de ceux qui viennent à la barre. Si ce n’est une certaine solennité propre au monde judiciaire. Une sonnerie retentit quand les conseillers pénètrent dans la salle. On se lève.

RENVOI À MAI 2017

Ce jour-là, ils ne s’en laissent pas compter. S’il y a quelque chose qui les agace profondément, ce sont ces avocats qui envoient leurs conclusions à la partie adverse la veille du jour J ou qui continuent de surligner leur épais dossier comme s’ils n’avaient pas pu le faire avant. Et le temps, ils l’ont pourtant eu. Presque deux ans depuis l’échec de la conciliation. « Vous vous rendez compte que nos dates de renvoi, c’est mai 2017, maître ? » tance Geneviève Laurans, conseillère employeurs, à une avocate qui a communiqué son dossier hier soir à son confrère. La sentence est immédiate : radiation. Idem dans cette affaire qui traîne depuis deux ans sans que des pièces aient été échangées entre les parties. Clients négligents, avocats débordés… Une des principales causes de l’engorgement du CPH résulte de cette accumulation d’affaires qui végètent au fond des tiroirs. « Pour certaines, ça fait six ans que nous sommes en sursis à statuer ! déplore Michel André. Le premier renvoi est devenu classique. » Fin septembre, leur nombre, ainsi que celui des radiations, atteignait 45 %!

Et quand l’affaire est plaidée, c’est au pas de course. Philippe Keravel, le président de séance, scrute sa montre comme le lait sur le feu. « Il vous reste deux minutes, maître », lance-t-il à une jeune avocate qui conteste le licenciement pour insuffisance professionnelle de son client. Elle prétend qu’il n’a pas eu les moyens de son poste et qu’il n’a pas été remplacé après son départ, preuve qu’on s’est débarrassé de lui pour faire des économies. Mais elle n’a aucun témoignage pour appuyer ses dires. Véronique a le même souci. Elle se défend toute seule, son avocat n’est pas là. Elle a été limogée en période d’essai au retour d’un arrêt maladie. Les faits remontent à 2009… « Je n’ai rien, je suis désolée, c’est très dur d’obtenir des attestations par les temps qui courent », s’excuse-t-elle.

La justice prud’homale a beau être orale, elle a besoin de pièces pour éclairer les faits et trancher. « Affirmer n’est pas un moyen de preuve, résume Michel André, le doyen du CPH. Je me souviens de cet ouvrier en bleu de travail qui est venu en référé avec ses trois enfants. Il réclamait ses salaires, il avait certainement raison, mais il n’avait rien pour l’établir. Entre la détresse humaine et le droit, c’est le second qui prime… »

Elles sont serrées toutes les deux à côté de leur avocat qui, visiblement, découvre le dossier en même temps que les conseillers. Deux licenciées économiques à qui l’entre prise a fait des propositions de reclassement farfelues ou insuffisantes. Le défenseur – pourtant bien connu sur la place de Paris – s’emmêle les pinceaux, se perd dans des détails. Ses clientes trépignent. « On aimerait prendre la parole, répondre aux questions, mais on n’a le temps de rien, j’ai l’impression d’être privée de mon procès », regrette cette ancienne directrice marketing de 57 ans, au chômage depuis un an et demi. « Tout ne se joue pas à l’audience, assure Catherine Rinuy, conseillère employeurs. Mais une bonne plaidoirie signifie souvent un bon dossier. »

Il est 18 heures. Les quatre magistrats vont délibérer. La porte se referme sur leurs discussions qu’on imagine parfois animées. « Ici, je ne revendique pas mon étiquette syndicale, se défend Philippe, qui ne nous donnera d’ailleurs pas le nom de sa centrale. On s’attache d’abord au droit, on ne fait pas de prosélytisme. » Véronique et les autres seront fixés le 29 janvier 2015. C’est presque demain finalement…

240 conseillers siègent aux prud’hommes de Nanterre

3 346 affaires ont été jugées en un an.

21,4 mois C’est le temps d’attente moyen avant d’obternir un jugement.

Source : ministère de la justice. Chiffre au 30 septembre 2014.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi