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Décodages

Christophe de Margerie, le social en héritage

Décodages | Management | publié le : 04.11.2014 | Emmanuelle Souffi

En quatre ans, l’homme à la célèbre moustachea recentré le groupe Total sur l’énergie et insufflé une culture de la réduction des coûts. Sa brutale disparition précipite sa succession et impose à Total de tourner une page alors que le raffinage vit des heures difficiles.

Il aimait surprendre. Mais là, c’est un bien mauvais tour que ce patron détonnant a joué malgré lui à ses 98 000 salariés et à ses proches. De la Défense au Moyen-Orient qu’il connaissait comme sa poche, le groupe Total est sous le choc après le décès accidentel de son P-DG. L’image de Christophe de Margerie était accolée à celle du pétrolier, où ce diplômé de l’ESCP a fait toute sa carrière. La CFE-CGC – dont il aimait rappeler qu’il en avait été adhérent plus jeune – salue « sa vraie éthique sociale ». « Son prédécesseur n’était pas très chaleureux, il avait réponse à tout. Le côté humain, on l’avait retrouvé avec lui », regrette Khalid Benhammou, le coordinateur du troisième syndicat. Un concert de louanges alors que le cinquième pétrolier mondial opérait un recentrage sur l’énergie et lançait un plan d’économies sans précédent.

En deux ans, la « World Company » aux généreux profits a perdu de sa superbe. L’Europe souffre d’une surcapacité de production qui fait plonger les résultats. Les prix chutent alors que le pétrole coûte de plus en plus cher à extraire. Audacieux, les nouveaux gisements au Brésil ou au large de l’Angola ne sont pas à la hauteur des investis se ments dans l’exploration-production (EP). Lors des vœux de fin d’année, Christophe de Margerie avait tonné : l’heure est à la réduction des coûts. « L’EP concentre 80 % des investissements et produit 80 % des richesses. Quand elle va mal, le groupe va mal », conclut François Viaud, le DRH du groupe. À Londres, fin septembre, le directeur financier a enfoncé le clou : 2 milliards d’euros d’économies à réaliser. Les investisseurs sont repartis rassurés. Les salariés, pas vraiment.

La tragique disparition du patron rajoute aux inquiétudes. Car, en quatre ans, « Big Moustache », son sobriquet, a profondément changé l’image du géant français en prônant la transparence qui lui avait fait défaut aux pires moments de son histoire. « Avant, Desmarest fuyait le dialogue social. De Margerie, lui, courait après ! » souligne François Pelegrina, coordinateur CFDT, le premier syndicat. Jovial, taquin, empathique ce qui le rendait sympathique, le roi du pétrole n’aimait pas jouer les nababs même s’il était bien né – il était un petit-fils Taittinger. Le capitaine d’indus trie avait prévu de lâcher le gouvernail en 2018, le temps de préparer sa succession. Le sort en a décidé autrement. Patrick Pouyanné, patron de la branche raffinage-chimie (RC) et dauphin déjà intronisé, assurera la direction générale en tandem avec Thierry Desmarest, qui redevient président. Des hommes de la maison capables de maintenir le cap et de rassurer les troupes. Car le printemps risque de ne pas être rose dans les raffineries. Au 44e étage de sa tour, le P-DG de la deuxième capitalisation boursière française répétait toujours : ni fermeture ni licenciement. À ses successeurs de conserver ce sens certain des responsabilités tout en améliorant la rentabilité du groupe. « Total est tout sauf un patron voyou », prévient la CFDT.

1 ANTICIPER LES LENDEMAINS QUI DECHANTENT

Dans les raffineries, on fait grise mine. Face aux surcapacités européennes, Christophe de Margerie ne tablait plus sur 3 millions de barils par jour à l’horizon 2017, mais sur 2,8 millions. En 1975, l’Hexagone comptait 24 raffineries. Aujourd’hui, il en reste 12 dont 5 appartenant à Total. Les pertes atteignent 700 millions d’euros, selon l’Union française des industries pétrolières. Inadaptés à la demande qui réclame du gazole, les sites français produisent surtout de l’essence, obligeant à importer ce qu’on n’a pas. Et, en bon Vendéen, Christophe de Margerie ne comptait ni laisser filer les déficits ni investir pour fournir davantage de gazole. Dans le collimateur : la raffinerie de La Mède, en Provence, qui perd 110 millions d’euros par an. Le comité central d’entreprise de fin septembre n’a pas rassuré les troupes. Le patron de la branche raffinage-chimie, Patrick Pouyanné, a renvoyé les décisions au printemps prochain. Donges, dans l’Ouest, et la plate-forme de Gonfreville, dans le Nord, tremblent aussi. Mais, à chaque fois, Total s’engage à remplacer les activités déficitaires par de nouveaux segments plus rentables. Quitte à mettre des années pour qu’ils voient le jour. Toujours moins coûteux qu’une fermeture suivie d’une dépollution.

Total, c’est un peu l’anti-Petroplus. « Les transformations qui marchent sont celles qui sont anticipées », clame Olivier Chavanne, le DRH RC. Le département stratégie planche sur les perspectives de développement en lien avec les compétences des salariés. Près de Dunkerque, quatre ans après le choc de l’arrêt de la production, la raffinerie des Flandres vit une nouvelle histoire. Aujourd’hui centre d’assistance technique et dépôt pétrolier stratégique, elle est devenue une école de formation unique au monde. Sur les 350 salariés, 14 ont décroché un certificat de formateur aux métiers du pétrole. Parmi eux, David Nevicato : « On avait tous une idée préconçue de la formation, mais on a appris plein de choses sur la nature humaine. »

Des quatre coins du monde, venus de chez Total ou de PME, les stagiaires apprennent in situ à entretenir, manier les vannes automatiques et autres installations. L’eau a remplacé le pétrole, et l’azote les hydrocarbures. « C’est de la pé dagogie active, avec de vrais instruments, pas des joujoux », complète Sébastien Cantois, un ancien opérateur. En 2013, 6 000 jours de cours ont été dispensés. Grâce à la convention d’ancrage signée avec la région, 400 emplois ont été créés ou sauvés. Les 70 hectares abritent 130 sous- traitants qui ont repeuplé le site. « Nous sommes dans une industrie à cycle long. Cela fait partie de notre ADN que de prévoir », commente François Viaud, le DRH. Comme à Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques, où, dès le début de l’exploitation du gisement de gaz en 1957, 1 franc est mis de côté pour chaque mètre cube extrait. Résultat, quand l’activité cesse, en octobre 2013, la cagnotte atteint 20 millions d’euros.

À Carling, en Moselle, Total va injecter 160 millions d’euros pour reconvertir la plate-forme pétrochimique après l’arrêt du vapocraqueur annoncé en 2013 – 210 postes sont touchés sur 550. Le tout sans licenciement. « On garantit un emploi à chacun des salariés sur le site », promet Olivier Chavanne. Pour les syndicats, le compte n’y est pas. « Un emploi supprimé chez nous, c’est sept de moins chez les sous-traitants ! » calcule Christian Votte, délégué CGT au RC. Et, pour les Total, apprendre un nouveau métier reste parfois un crève-cœur. « C’est comme si vous conduisiez un A380 et qu’on vous met sur un petit coucou », raille le cégétiste.

2 CONSTRUIRE UNE CULTURE GROUPE

Sous l’ère de Margerie, Total est devenu un groupe intégré, qui produit de l’énergie, y compris solaire, de A à Z. En 2011, il mène tambour battant une réorganisation qui voit naître trois branches : exploration-production, raffinage- chimie, marketing-services. Objectifs ? Faire travailler ensemble 74 000 salariés et relancer des activités qui étaient étouffées par le poids pris par l’EP, le poumon du groupe. « Au marketing, nous sommes redevenus conquérants et non plus attentistes ! Ça faisait des années que ça n’était pas arrivé ! » se félicite Éric Sellini, coordinateur de la CGT. Total Access, offre low cost de stations-service, taille, depuis, des croupières à la grande distribution.

Pour expliquer la réorganisation aux salariés du marketing, une commission spécifique a été créée au sein du CCE. Avec les changements de périmètre, près de 1 200 personnes ont bougé. « Les collaborateurs ont senti qu’on leur donnait les moyens de croître », constate Odile de Damas-Nottin, DRH MS. Entre le raffinage et la chimie, les compétences, les bonnes pratiques et les produits s’échangent désormais. « Nous réalisons 250 millions de dollars de synergies par an », évalue Olivier Chavanne, DRH de la branche raffinage-chimie.

Afin d’accompagner cette vaste remise à plat et de gommer les jalousies entre les seigneurs de l’EP et les autres, un socle social commun a vu le jour. Égalité professionnelle, intéressement-participation, santé-prévoyance, mobilité… De Paris au Moyen-Orient en passant par l’Afrique, les droits se déclinent uniformément. « La politique RH est cohérente aux bornes de chaque pays et unité, estime le DRH François Viaud. Il fallait fédérer, conserver la mobilité et maintenir une équité sociale. » Et faire profiter ceux qui dopent le groupe du modèle social Total. « Les non-Français sont traités comme de vrais salariés Total, pas comme des salariés à part  », se félicitait Christophe de Margerie.

Reste que les filiales et les stations-service en location-gérance évoluent en dehors du socle. « Le modèle social est à plusieurs vitesses, très lié à la rentabilité des sociétés », déplore Khalid Benhammou, de la CFE-CGC. Entre l’EP qui comprend 80 % de cols blancs et le raffinage qui en possède deux fois moins, les carrières ne suivent pas toujours le même rythme. « Les cadres ont le choix de leur prochain poste. Pas les Etam. C’est la direction qui décide pour eux », souligne la CGT.

3 GERER LES DIVERSITES

Avec ses 4 145 expatriés de 80 pays différents, Total est certainement la plus internationale des boîtes françaises ! « La mobilité est au cœur de notre industrie. Un foreur va là où se trouvent les puits », explique Françoise Gerdil-Neuillet, DRH de la branche EP. Pour accompagner ces troupes, une armée de gestionnaires de carrières et la bible de la maison, les Rapmi (règles d’administration du personnel en mobilité internationale). Un document d’une soixantaine de pages qui liste tous les avantages pécuniaires, matériels et logistiques. « C’est la chasse gardée de la direction générale, regrette François Pelegrina, de la CFDT. Nous souhaiterions négocier un véritable accord sur la mobilité qui offrirait les mêmes garanties pour tout le monde. »

Primes de scolarité, de résidence, en cas de départ sans la famille, bonus… Partir reste un bon plan. Car des pays comme l’Ouganda, l’Angola ou encore l’Arabie saoudite ne font pas forcément rêver. Bien souvent, l’épouse doit quitter son travail. « Les doubles carrières sont intégrées au maximum dans le processus de mobilité, mais on ne peut pas garantir à tous une solution », reconnaît la DRH de l’EP. Comme une trentaine de sociétés du CAC 40, Total adhère au Centre interentreprises de l’expatriation. Les membres s’y engagent à permettre au conjoint d’expatrié de bénéficier d’un congé sans solde le temps que dure l’expérience à l’étranger.

La diversité se conjugue également au féminin. Cinq femmes ont fait leur entrée au conseil d’administration – aucune encore au comex –, et le taux de cadres dirigeantes est passé de 6 % en 2005 à 17 % en 2013. En 2010, après une étude de l’Apec, 2 300 salariées, soit une sur deux, ont été augmentées pour gommer les écarts – en moyenne de 2,3 %. Le réseau Twice réunit 3 000 d’entre elles partout dans le monde. Mentoring, networking, ateliers sur le marketing de soi, la parentalité… Il les aide à se projeter dans des carrières vers lesquelles elles n’oseraient pas aller. L’accord égalité hommes-femmes neutralise le congé maternité sur les fiches de paie et prévoit des coups de pouce au retour. Des aides à la garde d’enfants (jusqu’à 75 euros par jour) sont prévues en cas de formation ou de mission.

Même si le groupe s’engage à recruter des femmes dans les mêmes proportions que les diplômées des écoles qu’il vise, l’or noir reste un monde très masculin. « Nous sommes une boîte d’ingénieurs, pointe Éric Sellini, de la CGT. Ce qui est naturel chez un homme ne l’est pas chez une femme qui cherche avant tout à être reconnue pour son travail. » Côté syndical, les stéréotypes perdurent… et la féminisation tarde aussi à devenir une réalité.

4 PROTEGER LA SANTE

2009, annus horribilis. Cette année-là, le compteur explose. Cinq décès, notamment à la raffinerie des Flandres et à Carling, ce qui précipitera un peu plus leur chute. « Un accident reste un drame familial, pour l’entreprise, les collègues. Ça coûte également cher à l’activité, ça fait mal à l’image », résume François Pelegrina, de la CFDT. Le pétrolier prend le taureau par les cornes et inspecte la sécurité de 13 sites français. Le rapport pointe une organisation trop complexe. Depuis, pas un comité d’entreprise européen ni un comité de groupe ne commencent sans un point sécurité ! Le moindre rendez-vous dans une tour de la Défense donne droit à un petit papier sur les règles à respecter en cas d’incendie ! « La sécurité est la priorité numéro un. Le directeur est directement rattaché au DG de la branche », note Odile de Damas-Nottin, DRH de la branche marketing-services.

Une ou deux fois par an, comme ses homologues, elle fait son safety tour et veille au respect des règles d’or édictées dans la foulée de 2009. Les stages de sécurité concernent tout le monde jusqu’au sommet de la pyramide. Entretien annuel d’évaluation, rémunération variable et intéressement reposent en partie sur l’évolution de l’indicateur maison. Même le salaire du P-DG en dépend. « L’accidentologie s’améliore de 15 à 20 % par an, se félicite François Viaud. Notre durabilité passe par là. Les salariés ne nous par donneraient pas la moindre négligence sur ce terrain. » Dans le monde, quatre personnes ont perdu la vie cette année au travail. Hors de l’Hexagone, les conditions de travail et le respect des consignes font parfois les frais des impératifs de productivité. Qui risquent de s’accroître dans les mois qui viennent…

DATES CLÉS

1924

La Compagnie française des pétroles est créée par Raymond Poincaré, président du Conseil de la IIIe République.

1999

Total absorbe PetroFina. L’Erika s’échoue au large de la Bretagne.

2000

Total avale Elf.

2001

L’explosion de l’usine AZF à Toulouse provoque la mort de 31 personnes.

REPÈRES

189 milliards d’euros de chiffre d’affaires groupe en 2013.

10,7 milliards de résultat net, en baisse de 15 % par rapport à 2012.

98 800 salariés dans 130 pays.

EFFECTIFS EN FRANCE

5 000 dans la branche exploration-production,

15 000 au raffinage-chimie,

11 000 au marketing-services.

Source : Total.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi