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Marcel Gauchet

Actu | Entretien | publié le : 04.11.2014 | Anne-Cécile Geoffroy

Selon le philosophe, profs et formateurs doivent enseigner à rechercher et à hiérarchiser les informations en libre accès sur le Web. L’enjeu : éviter une dérive inégalitaire et élitiste de la société.

Avec la révolution numérique, le fantasme d’une société sans école fleurit dans les discours. Est-ce une idée nouvelle ?

Absolument pas. Elle naît dans le sillage de Mai 68. On peut d’ailleurs la dater très précisément, avec un auteur, Ivan Illich. On a un peu oublié ce curieux personnage. Prêtre au Mexique, marqué par l’effervescence politique de l’Amérique latine de l’époque (souvenons-nous de la théologie de la libération), il a développé une critique influente de la société des institutions. Il reproche à celles-ci d’être contre-productives en plus d’être coercitives. Sa première cible sera l’école. Il publie au début des années 1970 Deschooling Society, paru en France sous le titre Une société sans école. Le titre anglais, « déscolariser la société », est d’ailleurs bien plus fort. Le programme qu’il propose consiste à remplacer l’institution scolaire par des réseaux d’échange entre les individus. Son ouvrage a eu un impact énorme à l’échelle internationale. Il a influencé les courants les plus avancés de la pédagogie libertaire, alors en pleine floraison.

Il s’est complètement trompé !

En pratique, on n’a pas déscolarisé la société. Au contraire, on l’a même surscolarisée, car ce mouvement s’est heurté à une autre tendance sociale profonde et forte : le travail des femmes, avec le problème de garde des enfants qui en découle. S’il n’y a pas eu déscolarisation, un esprit antiscolaire a en revanche pénétré l’école et nourri la défiance que connaissent aujourd’hui l’institution et les enseignants. Le système de transmission sur lequel l’école s’est construite a été complètement disqualifié. D’abord parce que le vieil argument selon lequel le bourrage de crâne ne mène à rien a fini par produire ses effets. Difficile en effet de défendre la pédagogie de l’imposition. Ensuite, parce que la transmission suppose une certaine assurance des générations en place quant à ce qu’elles ont à transmettre. Or la mondialisation et l’accélération des changements sociaux ont sapé la confiance dans un monde stable. Sommes-nous encore capables d’identifier les enseignements dont auront besoin les citoyens dans vingt, trente ans pour travailler, comprendre le monde dans lequel ils vivent ? Le doute s’est installé sur ce point. Aussi le vieux modèle autoritaire a-t-il été supplanté par un autre, centré sur l’acte d’apprendre, où l’enfant est supposé désireux d’acquérir le savoir dont il a besoin, capable de travailler en autonomie. Mais ce modèle alternatif est loin d’avoir donné les résultats escomptés.

Peut-on apprendre en dehors de toute institution ?

La révolution digitale sort de la contre-culture des années 1970. Elle donne chair et amplifie les aspirations individualistes et antiautoritaires installées dans notre société. Cet idéal sympathique qui voudrait que l’on n’apprenne que ce dont on a besoin quand on en a besoin est utopique. La plupart d’entre nous avons oublié comment, enfant, nous avons appris ce qui compte vraiment. Résultat, nous sommes convaincus que cela venait de notre propre raisonnement. Grossière illusion. La vérité est qu’on ne peut pas savoir à l’avance ce que l’on a à apprendre. C’est la société et l’institution scolaire qui le fixent. Nous sommes dépendants des gens qui savent. Il y a des connaissances dont on ne ressent pas le besoin et qui sont les conditions pour acquérir celles dont nous aurons besoin tout au long de la vie, comme apprendre à lire, à écrire, à raisonner. Là se trouve la justification de l’institution scolaire au sens large. Par ailleurs, que ce soit à l’école, à l’université ou en formation professionnelle, apprendre est une activité profondément sociale. On apprend pour s’inscrire dans une société. On apprend avec les autres et dans l’idée que l’on est soi-même capable de transmettre.

Dans l’entreprise, l’autonomie des salariés est également portée au pinacle. A-t-elle été traversée par des courants de pensée similaires ?

Bien plus qu’il n’y paraît. L’idéal de l’élève et du salarié en formation est le même à l’école ou dans l’entreprise. Celui d’une personne actrice de son propre apprentissage, capable de travailler et d’apprendre en autonomie. Dans les années 1960, le but de la formation professionnelle des adultes était la promotion sociale. Sous la pression du chômage de masse et des reconversions industrielles, son objectif a changé. Il s’agit désormais de rendre les gens employables. L’entreprise valorise alors la polyvalence, l’adaptabilité, l’autonomie. On ne parle plus que de compétences. Une philosophie très proche de ce que l’on observe à l’école.

Les nouvelles modalités pédagogiques nées avec Internet, comme les Mooc, parient encore plus sur l’apprentissage informel, renforcent l’autoformation, d’autant plus qu’Internet rend les savoirs accessibles à tous.

Lorsqu’on regarde précisément qui sont les personnes qui suivent les Mooc et surtout qui sont celles qui vont au bout des formations et les valident, on se rend compte que ce sont généralement des personnes qui ont déjà un très haut niveau de formation. Elles viennent sur ces plates-formes pour y trouver un supplément d’enseignements. Pour ces profils, les Mooc sont un outil formidable. Mais ils restent une minorité. Il ne faut pas se leurrer. Comme à l’école ou à l’université, le moment décisif, là où tout se joue dans l’acte d’apprendre, se trouve dans l’interaction entre l’enseignant et les élèves, le formateur et l’adulte apprenant. C’est dans ce deuxième temps que l’on fixe ses idées. Dans l’enseignement en ligne, c’est avec les tuteurs, qui permettent de reprendre la substance du cours, que le vrai apprentissage se fait. On va chercher de l’aide auprès de groupes de pairs. Les savoirs ne prennent de sens que dans un monde de coopération. C’est tout le back-office de ces plates-formes d’enseignement qui est important et que les universités et les entreprises qui s’y engagent doivent soigner.

Vous dessinez une société à venir encore plus élitiste qu’elle ne l’est déjà.

La révolution numérique profile un monde très élitiste, gouverné par une aristocratie en jeans et baskets qui est de surcroît fort sympathique car elle ne prétend pas être le sel de la terre. Mais elle se révèle implacable pour les plus faibles. C’est la philosophie d’une école comme celle fondée par Xavier Niel. Ouverte à tous, antiautoritaire, elle se croit démocrate. Mais le processus de sélection est impitoyable : n’entre pas qui veut dans cet établissement. Par ailleurs, il sera aussi de plus en plus difficile de se passer de connaissances dans cette société numérique. Les exigences imposées aux jeunes ne cessent de grandir. Si on ne veut pas laisser au bord de la route les plus faibles, si on veut préserver une justice et une cohésion sociales, le support d’une institution comme l’école est indispensable. C’est elle qui garantit que tout le monde peut y arriver.

Que devient le rôle des formateurs et des enseignants ?

L’atout d’Internet c’est l’accessibilité de l’information. Cela nourrit le dialogue entre l’élève et son professeur. C’est une possibilité pour l’enseignant ou le formateur de bien souligner ce que le jeune ou l’adulte en formation ont intérêt à retenir. Car cette masse d’informations, non triées, non hiérarchisées, ne constitue en rien une connaissance. Le rôle des professeurs comme des formateurs sera à l’avenir d’apprendre d’abord à chercher, car naviguer sur le Net ou recourir à Google ne suffit pas. Et puis d’apprendre à trier, organiser, faire des liens entre les informations, les documents trouvés sur Internet. Autant de tâches qui supposent de maîtriser la lecture, l’écriture, le calcul. Le tuteur est sans doute la figure d’avenir du formateur et de l’enseignant. Dans le sens noble du terme : il n’est pas seulement celui qui détient un savoir, il est aussi celui qui facilite. Car la vérité de la transmission des savoirs se trouve dans la relation entre le tuteur et l’apprenant, qu’il soit « élève » ou « salarié ». À l’école, on insiste toujours beaucoup sur l’estime de soi nécessaire aux élèves pour bien apprendre. Mais on oublie un deuxième pilier tout aussi important : le sentiment de sécurité que procure quelqu’un qui sait ce que veut dire « être ignorant ». Avoir quelqu’un à ses côtés, en qui on peut avoir confiance, est une incroyable facilitation pour apprendre. Dans le cadre de l’alternance, l’entreprise se débrouille sans doute mieux de ce point de vue que l’institution scolaire.

PHILOSOPHE ET HISTORIEN, MARCEL GAUCHET EST DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (EHESS) ET RÉDACTEUR EN CHEF DE LA REVUE LE DÉBAT, FONDÉE AVEC PIERRE NORA. PÈRE DE L’EXPRESSION « FRACTURE SOCIALE », IL TRAVAILLE DEPUIS DE NOMBREUSES ANNÉES SUR LA CRISE DE L’ÉDUCATION. IL EST L’AUTEUR AVEC MARIE-CLAUDE BLAIS ET DOMINIQUE OTTAVI DE TRANSMETTRE, APPRENDRE (ÉDITIONS STOCK).

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy