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Le partage, c'est aussi du business

À la une | publié le : 04.11.2014 | Stéphane Béchaux

Transport, hébergement, bricolage…, les nouveaux venus de la conso collaborative ont le vent en poupe. Entre échange et vrai business, ces trublions, nourris par la crise et le Web, déstabilisent les entreprises traditionnelles.

Non, les pépites de la share economy n’ont rien inventé. Franchement rien. Les consommateurs français n’ont pas attendu l’avènement des sites Web Leboncoin, BlaBlaCar, Airbnb, KissKissBankBank ou Zilok pour partager, échanger ou revendre des biens et des services. Que celui qui n’a jamais prêté sa voiture, emprunté une perceuse, acheté un vélo d’occasion, sous-loué son trois-pièces ou investi dans l’entreprise du beau-frère lève la main ! Sans le savoir, voilà donc belle lurette que les Français pratiquent la « consommation collabo rative » et participent à l’essor de cette économie dite « participative » ou « du partage ». Le phénomène n’a plus rien de marginal. On estime que près de deux tiers d’entre eux se seraient déjà adonnés à ces nouvelles pratiques.

Toutes sortes d’écoles s’affrontent sur le périmètre, les concepts et la sémantique de ce modèle émergent. Faut-il y inclure la plate-forme américaine Uber, qui offre une solution alternative aux taxis mais ne partage rien du tout ? Ou le site Web La Ruche qui dit oui !, qui rapproche consommateurs et producteurs locaux en contournant les supermarchés ? De même, peut-on mettre dans le même panier l’accueil gratuit d’un couchsurfer dans son appartement et la location payante de sa résidence principale ? « L’économie du partage est un concept un peu fourre-tout, avec une teinte souvent moralisatrice. Il n’est pas facile d’en dessiner les contours », confirme Antonin Léonard, cofondateur de OuiShare, un think tank dédié à cette économie.

CONSOMMATEURS EFFRÉNÉS

Ce grand réceptacle ne rassemble pas seulement militants écolos et bobos, adeptes de la décroissance, du développement durable ou de la lutte contre l’obsolescence programmée. On y trouve aussi des consommateurs effrénés et des fashion victims, habitués à renouveler leur garde-robe ou leur équipement high-tech tous les six mois. Ou des travailleurs précaires qui jouent les taxis clandestins ou les faux artisans sans autre ambition que d’arrondir leurs fins de mois. « Derrière cette définition d’économie du partage se cachent des visions politiques et économiques radicalement différentes. Certains se situent dans la déconsommation, d’autres dans l’hyper consommation. La seule chose qui rapproche tout le monde, c’est le numérique », affirme Damien Demailly, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).

De fait, sans les récentes innovations technologiques, la consommation collaborative n’aurait jamais dépassé le stade du vide-greniers, du covoiturage entre voisins ou de la bourse aux vêtements associative. Celle-là s’est nourrie de la révolution numérique pour bâtir de nouvelles offres on line qui font désormais trembler les acteurs économiques traditionnels. Et pas seulement les artisans taxis de Berlin, San Francisco et Paris, menacés par l’arrivée de chauffeurs indépendants connectés à des plates-formes de réservation. Les mastodontes, aussi, tremblent sur leurs fondations. À l’image des leaders mondiaux de l’hôtellerie Accor et Hyatt, déstabilisés par l’ascension spectaculaire d’Airbnb. Une start-up valorisée à près de 10 milliards d’euros, alors même qu’elle ne possède aucun des 800 000 logements qu’elle propose à la location entre particuliers dans le monde entier. À l’image, également, des constructeurs automobiles, priés de re penser leurs offres pour satisfaire de jeunes urbains avides de solutions de mobilité, mais pas prêts à investir dans une voiture individuelle. À l’image, enfin, des géants du transport, telle la SNCF. Bousculé par l’émergence des sites Web de covoiturage, voilà le champion du rail forcé de concevoir sa propre plate-forme numérique, IDVroom. Avec la volonté de s’inscrire dans la révolution plutôt que de la subir.

REVENU D’APPOINT

Portée par les nouvelles technologies, l’économie du partage se nourrit aussi du marasme économique. En panne de pouvoir d’achat depuis la déconfiture boursière de 2008, les Français trouvent dans les nouveaux usages collaboratifs un moyen de maintenir, tant bien que mal, leur niveau de vie. « Avec la crise, les consommateurs ont revu leurs priorités et ont baissé en gamme pour acheter moins cher. Mais comme ces ajustements classiques ne suffisent pas, ils essaient aussi d’être malins en explorant de nouvelles voies », analyse Philippe Moati, coprésident de L’Observatoire Société et Consommation (L’Obsoco). Comment faire pour payer l’essence et le péage ? Remplissons la voiture ! Acheter un nouvel iPhone ? Revendons l’ancien ! Se loger à Barcelone ? Louons notre appartement ! Quelques clics suffisent désormais pour « marchandiser » ses biens. Sans grand risque, les ?plates-formes proposant toutes des outils sophistiqués pour vérifier la bonne réputation des membres.

Ces tendances pourraient s’avérer durables, quand bien même le PIB hexagonal reprendrait de la hauteur et le chômage piquerait du nez. « Les gens qui utilisent ces services prennent des habitudes, ces ex périences leur plaisent. Il y a un effet cliquet, ils ne reviennent pas en arrière. Les acteurs économiques traditionnels n’ont pas le choix, ils vont devoir s’adapter à cette économie circulaire. Plutôt que de vendre des objets, ils devront demain offrir des services », analyse Anne-Sophie Novel, auteure de la Vie share, mode d’emploi (éditions Alternatives, 2013). Réponse à la crise, ces usages s’inscrivent aussi dans des évolutions sociologiques plus profondes. « Il n’y a pas un refus massif de la société de consommation de la part des Français mais une montée de la déception, un rejet des marques. Si vous offrez aux individus la possibilité de payer moins cher tout en donnant un sens collectif à leur consommation, ils sont preneurs. Ce couplage s’avère très efficace », analyse Philippe Moati. À condition, néanmoins, que ces expériences de consommation ne se transforment pas en mésaventures. Car ici, tout repose sur la confiance. Celle que vous mettez dans le conducteur inconnu qui vous transporte, ou du propriétaire qui vous loge…

Ce gros détail mis à part, les grandes entreprises ont donc du souci à se faire. Tout comme leurs salariés qui, ô schizophrénie, contribuent en tant que citoyens à mettre à bas ce vieux modèle capitaliste qui les fait vivre. Qui imagine qu’en covoiturant entre Rouen et Lille il met en danger le tonton cheminot ? Ou qu’en sous-louant son appartement bordelais pour les vacances il menace sa cousine salariée chez Gîtes de France ? Face à cette vague montante, bien malin qui peut prédire les évolutions futures. Quoi qu’en disent ses promoteurs, cette share economy n’est pas vertueuse par essence. Pas même pour l’environnement. « Pour que le covoiturage, par exemple, ait un impact écologique positif, encore faut-il que les prix pratiqués interdisent d’en faire une activité rentable. Sinon, vous augmentez le trafic automobile au détriment des transports collectifs et polluez davantage », illustre Damien Demailly, de l’Iddri.

Des arguments qui plaident pour une régulation de ces activités naissantes. Avec un rôle pivot des pouvoirs publics. Hier inactives, les administrations – Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) en tête – s’intéressent désormais de près au phénomène. Pour des raisons d’abord pécuniaires et réglementaires. Et pour cause. Qui déclare les revenus qu’il génère en louant son domicile sur Airbnb ou sa voiture sur Buzzcar ? Personne ! Qui paie la TVA sur les sommes gagnées en transportant des touristes via UberPOP ? Personne non plus. « Toutes les administrations ont mis en place des cyberenquêteurs pour réaliser une veille des activités sur Internet. Nous avons signé des accords de coopération avec la police, les impôts, les douanes pour traquer les abus et les fraudes », assure-t-on à la DGCCRF. Il n’empêche, l’immense majorité des flux monétaires entre particuliers échappe à toute taxation. Notamment parce que leurs bénéficiaires restent anonymes.

ENJEUX FINANCIERS CROISSANTS

Tolérable sur de faibles volumes, cette opacité ne peut perdurer avec des enjeux financiers en croissance exponentielle. Encore moins quand les nouveaux acteurs taillent des croupières aux secteurs traditionnels qui, eux, paient taxes, cotisations et impôts… Une concurrence déloyale qui oblige les syndicats professionnels à arpenter les couloirs de Bercy. Dans leurs mallettes, des solutions parfois très simples. Telle celle prônée par André Gallin, président des loueurs de voiture de courte durée au sein du Conseil national des professions de l’automobile. « Chez Buzzcar ou OuiCar, 100 % des loueurs sont des particuliers. Or ces sites disposent de systèmes informatiques très élaborés. Si on les obligeait à déclarer au fisc les revenus de leurs membres, cela ne leur poserait aucune difficulté technique », souligne-t-il. Une proposition pas très Web 2.0. Mais de nature à encadrer les pratiques. Et à contraindre les acteurs à… partager avec la collectivité.

“Je finance mes voyages”

NATHALIE CHAILLOU, membre de Sejourning

Je loue mon deux-pièces sur Sejourning pour financer mes voyages depuis l’an dernier. Au début j’ai été débordée ! J’aurais pu ne plus habiter chez moi tellement la demande était forte. Je le loue dix à quinze semaines par an. À 60 euros la nuit, Paris devient abordable pour de nombreuses personnes qui ne peuvent plus se payer l’hôtel. Comme cette dame qui vient en formation au Cnam plusieurs fois dans l’année. Pour elle, c’est rentable. Et moi je fais des rencontres très intéressantes. J’ai, depuis, découvert les services d’une autre plate-forme collaborative, à qui je confie la logistique du ménage, devenue un peu pesante à force.

35 %

C’est le rythme annuel auquel devrait croître le marché mondial du covoiturage jusqu’en 2020.

5,6 milliards d’euros, c’est le chiffre d’affaires qu’il devrait générer.

Source : cabinet Roland Berger.

JACQUES-FRANÇOIS MARCHANDISE Directeur de la recherche et de la prospective de la Fondation Internet Nouvelle Génération (Fing)
“Le consommateur est devenu un concurrent sévère du salarié”

Comment expliquer le succès de la consommation collaborative ?

Quand on demande aux consommateurs pourquoi ils utilisent des services comme BlaBlaCar ou Leboncoin, pour les plus connus, ils répondent qu’ils cherchent à faire des éco nomies. La crise, la question du pouvoir d’achat sont des éléments de réponse. On sait aussi que l’argument écologique est très puissant pour certains. La personne qui loue sa chambre d’amis pour améliorer l’ordinaire n’a pas les mêmes motivations que celle qui partage sa voiture pour réduire son empreinte carbone. Mais c’est sans doute la promesse de lien social qui transcende ces deux premiers facteurs. Depuis trente ans, avec l’essor du numérique, toutes les nouvelles propositions de sociabilité connaissent un vrai succès. On l’a vu avec le Minitel, on l’observe aujourd’hui avec les smartphones. Ce qui se joue avec la consommation collaborative, c’est l’idée qu’elle peut aussi être sociale. Le citoyen trouve une satisfaction à acheter ou à vendre des biens à des personnes qui ont les mêmes centres d’intérêt. Il a le sentiment d’enrichir sa sociabilité. On est ici dans une économie aussi collaborative que conversationnelle.

Pour partager, il faut posséder. Ne risque-t-on pas de renforcer les inégalités ?

De l’économie collaborative, on relève aujourd’hui son aspect monétisé. Via les plates-formes de mise en relation, des personnes qui possèdent un logement, une voiture peuvent louer leurs biens et s’assurer un revenu complémentaire. Dès les débuts du covoiturage on a assisté à la professionnalisation de certains particuliers. Mais beaucoup d’autres acteurs de cette économie restent sur le don, le prêt, la gratuité de l’échange. Et aujourd’hui personne n’est capable de dire quel modèle va l’emporter. On dispose de trop peu de données pour savoir si les citoyens espèrent se construire un vrai revenu d’appoint, ou si ces moyens numériques mis à disposition du plus grand nombre peuvent transcender les fractures sociales, économiques ou, au contraire, les renforcer.

Quelles nouvelles formes de revenu pourrait-on voir apparaître ?

Le modèle économique des plates-formes numérique est basé sur les data. Ces données que chacun produit chaque jour en marchant, en se pesant, en consultant des sites Internet, en discutant via les réseaux sociaux ont de la valeur. On pourrait imaginer que, demain, les citoyens vendent leurs données. Ces plates-formes financeraient alors une sorte de revenu universel d’existence en contrepartie de l’exploitation des informations. On pourrait aussi imaginer que, face à la volatilité de leurs clients, les plates-formes de partage leur proposent de devenir actionnaires. On parlera peut-être un jour de sharecapitalisme.

Si la nature des revenus change, le travail aussi…

Nous assistons au prolongement d’un mouvement né avec le numérique où le consommateur est devenu un concurrent sévère du salarié. Chez Amazon, l’internaute produit de l’information gratuitement en faisant la critique d’un livre. Chez Free, les clients s’entraident pour résoudre des problèmes techniques à travers des forums de discussion. C’est une forme de travail gratuit, une exploitation du consommateur qui ne dit pas son nom. Le fait nouveau avec la consommation collaborative, c’est que cette bascule du travail du salarié vers le consommateur est explicite. On ne se cache plus. C’est même l’une des promesses de cette économie qui favorise un marché du travail des petits boulots. Tant que cette part de travail participe au financement de notre modèle social, tout va bien. Mais certains services échappent au système de charges sociales sur lequel est bâti notre modèle. C’est sans doute le côté obscur de l’économie du partage. Dans le même temps, elle réinvente les notions de gratuité, de solidarité, de bien commun qui se sont étiolées au sein de nos sociétés. On tarde néanmoins à comprendre que nous allons sans doute vers une société où le salariat deviendra minoritaire.

Quel rôle l’État doit-il jouer ?

Une grande partie des acti vités de l’économie colla borative se place dans des champs surchargés de normes, comme le transport, le logement, le tourisme. Des champs hyperrégle mentés pour de très bonnes raisons, et notamment celle de la protection du consommateur. Le réglage de l’intervention publique est très difficile. On peut peut-être imaginer que la régulation de ces activités se fera à l’avenir à un niveau régional ou à l’échelle d’une métropole. Elle aura pour rôle d’éviter les abus, d’assurer plus de justice dans l’accès à ces services. De grandes villes commencent à travailler sur ces questions, comme Lyon, Lille ou Rennes. On commence à concevoir des appartements dédiés à la colocation, on pourrait aussi imaginer des villes qui proposent à leurs habitants de mettre à disposition leur automobile dans un parc partagé.

Propos recueillis par A.-C. G.

Auteur

  • Stéphane Béchaux