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Idées

Faut-il s’attendre à la multiplication des conflits incontrôlés ?

Idées | Débat | publié le : 03.09.2014 |

Grève de dix jours en juin à la SNCF, conflit de quinze jours en juillet à la SNCM, mouvement des intermittents du spectacle durant tout l’été, autant de cas récents où les organisations syndicales « traditionnelles » ont, parfois, été à la peine pour encadrer les mobilisations des salariés.

Jacky Bontems Président fondateur de R812 (pour Réseau 1981-2012).

La France traverse une zone de turbulences, prise entre la nécessité admise par la grande majorité du pays de se réformer et le réflexe catégoriel de « ne pas lâcher la proie pour l’ombre ». Parce que le système français repose sur une mosaïque d’intérêts catégoriels, tout mouvement de réforme peut vite se gripper par des réflexes de préservation des « acquis ». Une partie de la population craignant pour ses intérêts peut se braquer, voire user de moyens violents pour être entendue. Le risque est grand qu’un élan contestataire soit plus fédérateur que le projet national. À plusieurs reprises, des démonstrations de force ont été tentées ces dernières années. Les Bonnets rouges, les Pigeons montrent bien que les lobbies sont à l’œuvre. Ils sont souvent porteurs de conservatisme avec, en leur sein, un risque de jacquerie, de populisme et d’embrasement. Même si nous ne voulons pas jouer les « Cassandre du social », force est de constater que l’ambiance générale reste tendue, dans les universités, les hôpitaux, voire dans certaines banlieues. Difficile, dans ces conditions, de prévoir d’où peut partir le prochain incendie.

La colère généralisée est d’autant plus risquée que le maillage des interlocuteurs est faible. Il est donc impératif d’enraciner le dialogue social. La tâche est complexe. Il faut convaincre un grand nombre d’acteurs qui n’ont pas ou plus l’habitude de se parler de prendre le temps des négociations afin d’aboutir à un accord incomplet, puisque issu d’un compromis. Le dialogue social n’exige pas le consensus, mais un accord forgé de compromis. Parce qu’il donne les moyens à chacun de contribuer à l’intérêt général et de s’approprier ses résultats, il est plus robuste qu’une décision assénée unilatéralement. Ainsi, on peut se réjouir que les organisations syndicales qui n’ont pas signé l’accord sur la sécurisation des parcours professionnels s’y associent néanmoins au niveau local.

Le dialogue social permet aussi de prendre en continu le pouls de la société et d’anticiper certaines crises catégorielles. Il doit donc être renforcé et décliné à l’échelon régional. La réforme territoriale est, à ce titre, importante. En somme, le succès des réformes en France passe par le dialogue social, en associant chaque acteur aux mutations, en s’assurant que chacun contribue au projet collectif, en un mot, en menant la réforme dans la cohésion sociale.

Jean-Dominique Simonpoli Directeur général de Dialogues.

Une des caractéristiques de la crise que nous traversons est la faible conflictualité en matière de relations sociales. En dehors de quelques cas emblématiques comme la SNCF ou la SNCM, le climat social semble étrangement calme. Et pourtant, le mécontentement est présent face à la hausse constante du chômage, la baisse du pouvoir d’achat dans les fonctions publiques ou l’aggravation des conditions de travail. La virulence de quelques organisations syndicales et la multitude de journées d’action, en réponse aux politiques patronales et gouvernementales, ne peuvent masquer les faibles mobilisations et le désintérêt porté par les salariés aux appels répétés à l’action revendicative. La crise a modifié les comportements et les analyses des salariés, surtout de ceux qui exercent leur activité dans les secteurs concurrentiels. Le pragmatisme l’emporte, ce qui explique, sans doute, le peu de succès des appels à la grève.

Pour autant, les récents conflits, en particulier celui de la SNCF, doivent interroger les directions d’entreprise et même les organisations syndicales « traditionnelles » sur la radicalité exprimée à cette occasion. Ce n’est pas tant le caractère incontrôlable des conflits qui peut poser problème que la radicalité exprimée par certains salariés et portée par des syndicats comme SUD. C’est aussi un défi pour les grandes confédérations syndicales que de ne pas se laisser déborder par des forces peu sensibles à la négociation collective. Un des enjeux est d’expliquer, de faire de la pédagogie, de bâtir des diagnostics partagés sur la crise et l’état réel des entreprises et de leurs salariés.

La société française sait faire preuve d’une réelle maturité dès l’instant où tout est mis en œuvre pour analyser la nature des problèmes auxquels notre pays est confronté. Ces éclaircissements sont nécessaires pour justifier les efforts demandés aux uns et aux autres, aux salariés comme aux entreprises. C’est encore plus vrai quand il s’agit de définir la quantité d’efforts à fournir, par les uns et par les autres. Bien évidemment, ce travail d’explication peut être source de conflits, mais il est indispensable si nous voulons éviter l’existence de conflits « incontrôlés » et construire des sorties de crise maîtrisées par les différents acteurs.

Jean-Pierre Basilien Directeur de projet à Entreprise & Personnel.

Qu’est-ce qu’un conflit « incontrôlé » ? La réponse n’est pas si évidente ! S’agit-il des situations où le conflit échappe à la maîtrise des acteurs qui revendiquent de le piloter ? Les moments où les leaders, les « entrepreneurs de mobilisation », sont soudainement dépassés, « débordés », au sens propre ou figuré, ont toujours existé. Il arrive que les « troupes » ne s’arrêtent pas aux consignes données ! La reprise en main dans ces situations, une fois l’émotion passée, ne tarde pas. La « radicalité » est souvent sans lendemain.

Plus neufs, plus intéressants sont les conflits où les acteurs ne sont pas ceux qu’on attend ! Hors « système », ils ne sont pas dans le cadre institutionnel. En ce sens, ils échappent aux modes de régulation traditionnels. Incontrôlés, car au départ hors du jeu, à l’instar des Pigeons, des Bonnets rouges ou des groupes d’intermittents, ils contestent d’abord la légitimité de ceux qui sont censés parler en leur nom et défendre leurs intérêts. C’est qu’il est devenu difficile de négocier des compromis légitimes pour tous avec des acteurs faibles, dispersés, trop peu crédibles, trop loin des préoccupations, des représentations, des enjeux de ceux qu’ils sont censés représenter. Sur le terrain du social, il arrive et il arrivera que de plus en plus de salariés, de citoyens ne soient pas sensibles aux « marchandages » traditionnels, aux compromis millimétrés, aux contreparties formelles, aux mots d’ordre, aux rappels de l’intérêt général…

C’est dans ce décalage que nous pensons croissant entre la représentation institutionnalisée et le terrain qu’émergent ces « incontrôlés » : dans le monde patronal, en politique ou dans la société. Ils sont organisés, mais sur des modes différents, notamment par le recours aux réseaux sociaux. Ils connaissent la force des médias dans la construction du rapport de force (ce qu’on appelle le buzz) et surprennent par la capacité à innover dans l’action. Ils s’imposent comme interlocuteurs des pouvoirs, que cela leur plaise ou non. Les risques de cette dérégulation sociale sont connus depuis longtemps : la tentation du corporatisme dans toutes ses dimensions au sein de l’entreprise, celle du populisme dans le champ politique. À l’évidence, le contexte s’y prête. Les corps intermédiaires sont tous remis en cause. Quelle est la parole légitime aujourd’hui pour imposer des décisions difficiles ?

CE QU’IL FAUT RETENIR

// Le mouvement des intermittents contre l’accord sur l’assurance chômage du 22 mars dernier a commencé le 3 juin à Montpellier, au Printemps des comédiens. Emmené par la CGT Spectacle, mais aussi par la Coordination des intermittents et précaires, il a entraîné l’annulation de nombreux spectacles. La mission de concertation confiée par Matignon à Jean-Denis Combrexelle, Jean-Patrick Gille et Hortense Archambault doit reprendre ses travaux ces jours-ci.

// Le collectif des Bonnets rouges Vivre, décider et travailler en Bretagne, qui s’est mobilisé avec succès à l’automne 2013 contre l’écotaxe, s’est signalé par différentes actions le 15 août, après un « Printemps des Bonnets rouges » en demi-teinte pour la réunification de la Bretagne dans le cadre de la réforme territoriale.

REPÈRES

132

C’est le nombre de jours de travail perdus en France pour cause de grève pour 1 000 salariés, dans la période 2005-2009, contre 60,4 en Espagne, 23,8 au Royaume-Uni et 6,2 en Allemagne.

7,9 %

C’est le taux de syndicalisation en France en 2010. L’Italie est à 35 %, le Royaume-Uni à 26,5 % et l’Allemagne à 18,6 %, selon l’OCDE.