logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Hyperflexibilité à la britannique

Décodages | International | publié le : 03.09.2014 | Tristan de Bourbon

Pas de durée du travail, pas de revenu garanti, mais une disponibilité de tous les instants… Le « contrat zéro heure » concerne 1,4 million de travailleurs. Le gouvernement veut faire la chasse aux employeurs qui en abusent et promet des mesures avant les élections de 2015.

L’administration britannique est en train d’ouvrir les yeux. Après avoir clamé pendant un an que seuls 250 000 Britanniques travaillaient avec un « contrat zéro heure », le Bureau national des statistiques vient d’avouer avoir sous-estimé leur nombre : il en comptabilise aujourd’hui 1,4 million. Soit 6 % de la population active. Utilisés depuis les années 1990, ces contrats lient l’employé à leur employeur et peuvent donc lui interdire de travailler parallèlement, sans lui assurer la moindre heure de travail ni, donc, le moindre revenu. Créés officiellement pour les employés saisonniers et les étudiants, ils ont rapidement été utilisés pour maintenir les salariés sur leur lieu de travail lors des périodes creuses sans avoir à les rémunérer. L’arrivée du Parti travailliste au pouvoir en 1997 a changé la donne : un employé requis sur son lieu de travail doit désormais être payé même s’il ne travaille pas. Mais ces contrats ultraflexibles ont perduré.

À la suite de la publication d’une étude l’été dernier par l’Institut du personnel et du développement (CIPD) révélant leur omniprésence dans de nombreux secteurs de l’économie, en particulier la grande distribution et la restauration, et pointant du doigt les groupes McDonald’s, Burger King, Tesco, SportsDirect ou Boots, la classe politique s’est agitée. Le gouvernement a promis une enquête sur leur usage tout en soulignant que ce type de contrats est nécessaire pour la bonne santé de l’économie britannique. Pour le ministre des Entreprises, le libéral démocrate Vince Cable, « les contrats zéro heure ont leur place dans le marché du travail actuel […]. Mais il y a beaucoup d’abus, avec des employeurs tirant avantage d’un marché du travail encore fragile pour imposer des conditions de travail peu sûres accompagnées d’une formation ou d’un engagement minimaux ».

Michael, qui préfère rester anonyme, comme toutes les personnes interrogées, assure n’avoir « pas eu le choix : j’ai dû accepter cet emploi après avoir été menacé d’être radié de la liste des demandeurs d’emploi. J’aurais donc perdu mes allocations et me serais retrouvé sans rien ». Le ministère du Travail assure pourtant que la signature de ces contrats n’est pas obligatoire.

Ce trentenaire explique également que l’irrégularité de ses revenus l’oblige à s’inscrire et à se désinscrire presque toutes les semaines de son centre pour l’emploi, sans quoi il vivrait sans argent les semaines où son employeur ne lui propose pas de travail. « Si je travaille moins de seize heures hebdomadaires, mon travail ne me fait réellement gagner que 5 livres [6 euros], car le reste de mes revenus est déduit de mon allocation chômeur [71,70 livres par semaine pour les plus de 24 ans], précise-t-il. Je travaille donc pour mon allocation. »

Emploi du temps imprévisible. Garde d’enfants, Julia indique que « la plupart de [ses] collègues travaillent également sous contrat zéro heure. Nous ne pouvons pas prévoir notre emploi du temps car nos responsables ne nous préviennent jamais à l’avance : ils veulent pouvoir répondre à une demande de dernière minute. Il m’arrive régulièrement de repartir chez moi à peine arrivée car il n’y a rien de prévu pour moi. Et mieux vaut être bien avec ses responsables, sans quoi on peut se retrouver plusieurs semaines sans travail »…

Selon l’enquête du CIPD, 14 % des contractuels assurent que chaque semaine ou presque leur employeur ne leur fournit pas assez d’heures de travail pour vivre, un phénomène qui arrive de manière irrégulière à 18 % d’entre eux. S’ils ne sont pas inscrits au chômage, nombre de ces contractuels en vivent pourtant le quotidien : leur contrat ne spécifiant pas de revenu minimum, ils ne peuvent pas obtenir de prêt auprès d’institutions bancaires et se tournent donc souvent vers des prêteurs aux taux faramineux. Louer un logement relève également de l’impossible.

Abbie, une Londonienne de presque 30 ans employée par une chaîne de magasins de vêtements, se souvient du soulagement de sa mère lorsqu’elle a signé son contrat : « C’est toujours mieux que rien en cette période de fort chômage, m’a-t-elle dit. L’employeur me l’a vendu comme l’opportunité de travailler quand je veux ; sans me dire qu’il ne me donnerait pas assez d’heures et donc de revenus pour vivre. » Le CIPD assure que 38 % des contractuels veulent travailler plus – dont 14 % qui ne gagnent pas assez pour vivre –, 52 % sont satisfaits de leur situation et 10 % sont indécis.

Abbie raconte la pression psychologique persistante subie par les contractuels : « Ils nous font miroiter un contrat de huit ou douze heures minimum… Une carotte pour nous empêcher de nous plaindre, notamment parce que nous ne recevons notre planning qu’au dernier moment alors qu’il est réalisé longtemps à l’avance. Les employés qui se sont plaints, ou qui ont dit chercher un autre travail en parallèle, ne se sont plus vu offrir d’heures. Mais, sous contrat, ils ne pouvaient pas recevoir d’allocation chômage. » Selon le CIPD, 24 % des employeurs interdisent tout le temps ou la plupart du temps à leurs employés de prendre un second emploi, qui les rendrait moins disponibles. Un monopole auquel s’opposent l’institution et une poignée de responsables politiques, conscients de ses conséquences sociales et financières.

Une loi en perspective. Le ministre Vince Cable a ainsi annoncé la chasse aux employeurs qui empêchent leurs salariés de chercher un second emploi alors qu’ils ne leur fournissent pas assez de travail ou de revenus. Le gouvernement devrait proposer une loi avant les élections législatives de 2015, et peut-être un code de conduite sur les contrats zéro heure. L’opposition travailliste réclame une plus ample protection des travailleurs, avec la mise en place de compensations si des heures de travail sont annulées au dernier moment, et la transformation des contrats zéro heure en contrats à temps plein si les employés finissent par travailler régulièrement.

Plus largement, Ed Miliband, le leader du Parti travailliste, a intégré la question des contrats zéro heure à sa stratégie générale sur les faibles salaires. « La Grande-Bretagne reste l’une des économies avancées où les salaires sont les plus faibles, a-t-il rappelé. Nous devons donc aller plus loin et prendre des mesures radicales contre les bas salaires. Nous allons établir un lien clair entre le niveau du salaire minimum et la fourchette des salaires versés aux autres travailleurs. Les travailleurs payés au salaire minimum ne doivent pas être oubliés, car ceux qui travaillent dur pour créer la richesse de notre nation doivent aussi en profiter. »

Le gouvernement n’est pas sourd à ces propos. Vince Cable a d’ailleurs admis qu’« au début de ce gouvernement les autorités avaient prévu que les salaires dépasseraient l’inflation de 2 %. En fait, ils peinent à tenir le même rythme que celle-ci.[…] Nous ne voulons pas reproduire l’expérience américaine, où, sur une décennie, les salaires ont stagné, même en période de croissance économique ». Des mesures sont donc nécessaires pour inverser la tendance. Mais, à l’approche des élections générales, il paraît douteux que le gouvernement ose affronter le lobby des grandes entreprises.

Auteur

  • Tristan de Bourbon