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Décodages

Emmanuel Deroude artisan du nouveau Tati

Décodages | Management | publié le : 03.09.2014 | Sabine Germain

Studio de création, vente en ligne, magasins relookés : dix ans après son dépôt de bilan, Tati réinvente ses bas prix autour de nouveaux métiers. Une refonte qui préserve le pacte social de l’enseigne : salariés à temps plein en CDI et mobilité interne.

Tati a failli rejoindre Mammouth et Félix Potin au cimetière des enseignes qu’on croyait éternelles : « Un matin d’août 2003, je partais au travail quand j’ai appris par la radio que le groupe était placé en redressement judiciaire, se souvient Gérard Arnaud, directeur de la région Sud. On se doutait qu’il allait mal, mais pas à ce point. Quand je suis arrivé au magasin de Marseille, que je dirigeais alors, tous mes collaborateurs m’ont assailli de questions. Mais je n’avais aucune réponse à leur donner. »

Le plan social, qui a touché un tiers des 1 000 salariés en 2004, et les années d’errement qui ont suivi ont laissé une entreprise exsangue et des salariés en souffrance. En 2012, le suicide d’une collaboratrice du navire amiral parisien, situé au carrefour Barbès-Rochechouart, a marqué un tournant. « La direction doit à présent nous entendre et changer de méthode de management », a alors réagi la CGT. C’est précisément ce qu’elle était en train de faire. Emmanuel Deroude, arrivé à la présidence de Tati en 2010, a en effet décidé de réinventer l’enseigne aux « plus bas prix » en préservant son pacte social historique mais en ouvrant le dialogue.

1 PARTAGER SA VISION

Avant d’engager la transformation de Tati, ses nouveaux dirigeants ont voulu donner la parole aux salariés en organisant des groupes de travail. « Ils ont ainsi pu exprimer leur peur viscérale de perdre l’ADN de “Tati les plus bas prix !” », indique Nadège Plou. Cette DRH de 40 ans a choisi il y a deux ans de quitter la Fnac, dont elle était DRH France, pour « l’aventure Tati, que j’ai trouvée très stimulante. Sur le strict plan commercial, la copie de la transformation était déjà écrite et bien écrite. Emmanuel Deroude voulait la mener en s’appuyant sur des collaborateurs attachés à leur marque, mais qui avaient perdu la flamme. Il fallait donc leur proposer une nouvelle histoire ».

Une histoire validée par Éram, qui a racheté Tati en 2004 : ce groupe de chaussure et de mode qui possède une dizaine d’enseignes (Éram, Gémo, Heyraud, Bocage, TBS, Mellow Yellow…) est dirigé par Xavier Biotteau, représentant de la troisième génération aux commandes de l’affaire familiale fondée en 1927. C’est un gage de pérennité pour Emmanuel Deroude, convaincu que la transformation prend du temps : « On change le quotidien des gens, on leur demande de se remettre en question et d’accéder à de nouveaux savoir-faire. Ce n’est possible qu’avec un actionnaire stable, qui regarde à dix ou vingt ans. » Il n’empêche que l’actionnaire et la direction ont dû faire la preuve de leur engagement sur le long terme : « Alors seulement a pu s’ouvrir un véritable dialogue, lors duquel nous avons pu expliquer quels étaient les enjeux et mettre à la discussion ce qui nous semblait être les solutions », explique Nadège Plou. Une révolution pour Tati, dont les illustres fondateurs, Jules et Éléonore Ouaki, commerçants dans l’âme, étaient visionnaires et volontiers paternalistes, et n’avaient pas précisément pour habitude de débattre de leur stratégie…

« Nous avons sans doute été aidés par cette histoire, admet Emmanuel Deroude. Les collaborateurs n’avaient jamais eu la moindre information. Dès lors que vous commencez à dialoguer, que vous êtes constants dans le temps, que vous acceptez de dire, parfois, que vous vous êtes trompés, la confiance finit par revenir. » Jocelyne Duguet, déléguée centrale CFTC qui affiche trente-sept ans de maison, confirme : « Le dialogue social se remet progressivement en place et je le sens sincère. » La transformation a donc pu commencer : elle a été présentée au début de l’année lors d’une convention réunissant les 350 managers : « Nous leur avons expliqué où nous voulions aller et comment nous voulions les embarquer dans cette histoire, explique Nadège Plou. Car nous tenons à ce que les managers soient acteurs du changement. »

2 RÉINVENTER SON MÉTIER

Un changement de grande ampleur : en quatre ans, Tati est passé des « bacs à fouille » à des magasins « théâtralisés » où les produits sont présentés sur table ou en facing ; du déstockage de produits dégriffés à la création d’une offre originale ; du bazar de Barbès à la vente en ligne. Cette triple révolution a généré une refonte complète des métiers. Pour les vendeurs, d’abord, qui perdaient 80 % de leur temps de travail à faire de la mise en rayon : déballer les produits, les cintrer, les étiqueter, les badger… Des tâches physiquement usantes et à très faible valeur ajoutée alors qu’elles peuvent être réalisées sur les chaînes de production. « Nous avons repensé l’ensemble des process pour que les 100 millions de pièces vendues chaque année arrivent cintrées, étiquetées et badgées, explique Nadège Plou. Les vendeurs peuvent donc consacrer l’essentiel de leur temps au merchandising et à la relation client. »

Pour aider les 2 000 collaborateurs des magasins à s’approprier leurs nouvelles missions, Tati a créé deux écoles internes : Campus Agora pour les vendeurs ; Campus Pro pour les 340 managers (les directeurs de magasin et leurs adjoints).

« Nous avons construit Campus Pro en écoutant les besoins des managers, explique Caroline Fouet, responsable formation. Cela nous a permis de comprendre à quel point le diplôme était important pour une population largement auto­didacte. » Ce programme de 378 heures de cours sur dix-huit mois débouche sur un titre de manager d’univers marchand (équivalant à un bac + 2) pour les directeurs et à un titre de responsable de rayon (bac + 1) pour les adjoints. « Décrocher un bac + 2 à 44 ans, bien sûr que c’est motivant ! » sourit Marielle Dupont, directrice du magasin de Lyon. Pour les managers aussi bien que pour les employés : « Ces derniers ont exprimé le souhait de bénéficier, eux aussi, de parcours qualifiants, commente Nadège Plou. Ça prendra plus de temps, parce que la population est plus nombreuse, qu’il faudra tronçonner les diplômes pour créer des parcours certifiants sur plusieurs années et mobiliser les comptes personnels de formation. Mais je suis sûre que nous y arriverons. »

Ces programmes de formation, cofinancés par le Forco (l’Opca du commerce et de la distribution), représentent un effort financier considérable pour Tati, qui a vu son budget formation tripler en 2014, passant du minimum légal à 5 % de la masse salariale. « Le CICE [crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi] est arrivé à point nommé. Il a été entièrement affecté aux 3,5 millions d’euros du plan de formation 2014 », avoue Emmanuel Deroude.« Lancer Campus Agora et Campus Pro n’aurait sans doute pas été possible il y a deux ans, observe Caroline Fouet. Il fallait que le nouveau concept fasse ses preuves pour que notre projet de formation s’ancre dans cette stratégie. » Car la rénovation des magasins et la formation des vendeurs ne sont qu’un des volets de la transformation de Tati. Parallèlement, l’enseigne s’est inventé deux nouveaux métiers : le stylisme et la vente en ligne.

Historiquement, le modèle de Tati était fondé sur l’achat de surstocks et d’invendus écoulés à bas prix. Aiguillonnés par la fast fashion des H&M et Zara, les clients ne veulent plus des invendus de l’année précédente : ils exigent toujours les plus bas prix, mais à la mode. Tati a donc conçu son propre studio : une centaine de stylistes, modélistes et chefs de produit chargés de dessiner 90 % de l’assortiment après avoir humé l’air du temps et visionné les défilés de couture. « La façon dont nous avons créé de toutes pièces ce studio est devenu un cas d’étude pour les écoles de mode, explique Nadège Plou. Aujourd’hui, nous attirons de jeunes talents qui pourraient aussi bien aller chez des grands noms de la mode. »

Dans le même temps, Emmanuel Deroude a décidé de lancer un site de vente en ligne. Une équipe de 25 webmarketeurs a été constituée avec d’ex-comptables, contrôleurs de gestion ou vendeurs formés à la vente en ligne. « Nous considérions alors qu’il n’y avait pas de compétences sur le marché », explique Nadège Plou. Dès sa première année d’activité, en 2010, tati.fr est distingué par la Fédération de la vente à distance, qui lui décerne le titre de meilleur nouveau site. Aujourd’hui, il représente 10 % des ventes de Tati, avec 1 million de clients et 10 millions de pièces vendues en 2013. Sa logistique a été confiée à un prestataire de Beauvais, qui a recruté 200 collaborateurs pour gérer la préparation des commandes et le centre d’appels.

Ces révolutions ne semblent guère déstabiliser Jocelyne Duguet, déléguée centrale CFTC : « Il fallait changer pour rester dans le marché, commente-t-elle. Mais j’ai aussi le sentiment que nous revenons aux sources. »

3 PRÉSERVER LE CONTRAT SOCIAL

Malgré tous ces changements, Emmanuel Deroude a tenu à préserver ce qu’il considère comme « intangible » : le contrat social Tati, qui repose notamment sur des embauches à temps plein en CDI et des perspectives de carrière ouvertes à des personnes sans qualification. Moyennant quoi l’enseigne affiche un turnover de 8 %, deux fois inférieur à la moyenne du secteur. Les 90 % de salariés à temps plein en CDI sont non négociables : « C’est contraignant en termes d’organisation, admet le P-DG. Mais pour nos collaborateurs qui sont de plus en plus souvent chefs d’une famille monoparentale avec de longs temps de transport, c’est primordial. » Cela passe par le recours aux CDD durant les périodes de pointe. « Mais c’est plus facile à gérer que dans des enseignes connaissant de gros pics saisonniers, telles que la Fnac », concède Nadège Plou. Les ouvertures tardives restent également taboues. Quant à celles du dimanche, elles ont lieu par la force des choses dans les zones concernées, où les autres commerces sont ouverts : elles sont couvertes par un accord d’entreprise de 2012 qui prévoit une majoration salariale de 200 % les dimanches de fin d’année (100 % les autres dimanches), sur la base du volontariat, avec possibilité de revenir sur sa décision tous les six mois.

Autre marqueur social de Tati : la mobilité interne, qui fait partie de ses gènes. Après un gros trou d’air au début des années 2000, la machine est repartie, avec 80 % de managers issus des rayons, et des allers-retours fréquents entre le siège et les magasins. Les directrices de l’import et de la communication sont d’ex-caissières, et Gérard Arnaud, directeur régional, a débuté comme magasinier dans l’entrepôt de Garonor. Marielle Dupont, directrice du magasin de Lyon, n’entend pas laisser passer sa chance : « Après avoir inauguré le magasin de Chalon-sur-Saône, j’ai géré la rénovation de celui de Lyon qui, malgré sa petite surface, pointe dans le top 5 des meilleurs chiffres d’affaires. À présent, j’aimerais diriger un plus grand magasin. Je sais que la direction est à l’écoute de ceux qui manifestent leur envie d’évoluer. »

Reste la question des salaires, calés sur les minima de branche, c’est-à-dire le smic pour les employés : « De ce point de vue, nous ne sommes pas dans le secteur idéal, commente Jocelyne Duguet. Mais on arrive toujours à obtenir quelque chose lors des négociations annuelles obligatoires, notamment pour les plus bas salaires. »

4 AMÉLIORER LES CONDITIONS DE TRAVAIL

Lors des premiers groupes de travail liés à la réorganisation de Tati, les collaborateurs ont été invités à faire part de leurs « irritants » : ces petits travers qui leur pourrissent la vie. Le problème de la mise en rayon des produits ni cintrés, ni étiquetés, ni badgés est ressorti de façon massive. En réorganisant ses process, l’enseigne a considérablement agi sur la pénibilité. Ce qui ne l’empêche pas de faire de la prévention des TMS en misant sur la polyvalence (les seniors, par exemple, passent 50 % de leur temps en caisse et 50 % en rayon) et par des formations gestes et postures (deux jours par employé de magasin).

Emmanuel Deroude est convaincu que la rénovation des magasins est un facteur de bien-être essentiel pour les équipes de vente. A fortiori dans un réseau qui a laissé son parc se dégrader faute d’investissements. « Ça change l’espace de travail des collaborateurs, qui apprécient qu’on s’occupe d’eux. Nous avons rénové 65 magasins en deux ans : ces chantiers ne sont pas faciles à gérer pour les équipes. Mais quand leurs collègues voient les résultats en termes de confort et de chiffre, ils sont impatients d’y passer ! » D’ici à deux ans, tout le parc devrait être remis à neuf.

DATES CLÉS

1948

Jules Ouaki ouvre sa première boutique parisienne à Barbès.

1991

Fabien Ouaki, le fils cadet, devient P-DG et engage une diversification ­hasardeuse (Tati Or, Tati Vacances…).

2004

Dépôt de bilan et reprise par le groupe Éram.

REPÈRES

415

C’est, en millions d’euros, le chiffre ­d’affaires de Tati en 2013.

2 000 salariés.

140 magasins.

Source : Tati.

Entretien avec Emmanuel Deroude, P-DG de Tati
« Pas de pacte de responsabilité sans pacte de solidarité »

En reprenant Tati, vous auriez pu ne garder que ses points de vente. Pourquoi avoir conservé la marque ?

Parce qu’elle vaut de l’or ! Tati est connu de 90 % des Français, qui l’identifient aux plus bas prix. Au moment de la reprise, Tati comptait 50 magasins ; 25 ont été fermés. Au rythme de 20 ouvertures et de 20 millions d’euros d’investissement par an, il en existe aujourd’hui 140, dont 65 ont été rénovés. Les jours d’inauguration, nous sommes encore surpris de voir les centaines de clients qui se pressent devant l’entrée.

Après le dépôt de bilan de 2004, le plan social et des années difficiles, comment restaurer la confiance ?

Quand une entreprise est en souffrance, il est vain de lui plaquer un projet court-termiste et financier. J’ai accepté de prendre la présidence de Tati, il y a quatre ans, car je savais que le groupe Éram m’offrait la possibilité de donner aux collaborateurs le temps de se reconstruire.

Se reconstruire ou reconstruire l’enseigne ?

Les deux. Je savais que Tati ne redeviendrait pas désirable en un claquement de doigts. Nous avons repensé son modèle, avec une nouvelle offre dessinée à 90 % par le pôle création d’une centaine de personnes que nous avons instauré ; avec de nouveaux magasins reprenant les codes du commerce moderne ; et avec un site Internet qui a réussi à capter en quatre ans plus d’un million de clients. Je suis en effet convaincu que l’ADN de Tati n’est pas dans les bacs à fouille mais dans la culture des plus bas prix et dans l’attachement quasi viscéral de ses collaborateurs.

Un attachement qui s’est longtemps porté sur la personnalité des fondateurs, Jules et Éléonore Ouaki. Comment passer d’un management paternaliste à la culture du fair cost que vous prônez aujourd’hui ?

La famille Biotteau partage la philosophie des fondateurs : des commerçants dans l’âme qui savaient que la réussite repose sur le bon sens et la proximité. Et sur son modèle social : le groupe Éram propose des parcours de long terme et réinvestit la totalité des bénéfices dans l’entreprise. Avec 415 millions d’euros de chiffre d’affaires, Tati est un nain parmi des géants qui font des milliards de chiffre d’affaires en surfant sur la vague des bas prix. On oublie que les trois quarts des ménages français vivent avec moins de 30 000 euros par an : à quatre personnes en moyenne, cela oblige à faire des arbitrages. Chez Tati, nous vendons les mêmes produits que nos concurrents. Mais la robe qui sort d’usine à 6 euros, nous la vendons 15 euros, alors que nos concurrents doivent la vendre 30 euros pour payer les stars qui font leur publicité et les aménagements de leurs magasins. Le fair cost, ce n’est pas dégrader le produit, comme dans le low cost, c’est le vendre sans marketing et sans intermédiaires.

Après Zara et H&M, voici venir Primark sur le créneau du bas prix…

Primark a le même positionnement que nous, avec une offre un peu plus junior et très « mode ». Je considère Tati comme un grand magasin moderne et populaire pour toute la famille. Mais il y a une différence : Primark s’est développé dans des pays (Grande-Bretagne, Espagne, Allemagne…) où les coûts salariaux sont moins élevés qu’en France. Nous verrons ce que cela donnera sur les résultats en France…

Vous considérez qu’il y a un problème de coûts salariaux en France ?

En tant que distributeur, nous sommes face à une concurrence locale sur laquelle les coûts salariaux ont peu d’impact. J’ai l’impression qu’on ne se pose pas les bonnes questions. La France connaît deux problèmes majeurs : l’urgence de restaurer les marges des entreprises et la défiance des citoyens. Le pacte de responsabilité est donc une très bonne chose. Mais il ne peut aller sans pacte de solidarité : si l’on rend de l’argent aux entreprises, il faut aussi en donner aux salariés les plus touchés par la crise. Cette contrepartie est fondamentale pour avoir le sentiment que l’on écrit une histoire ensemble. C’est ce que nous faisons chez Tati, où l’on ne conçoit pas notre contrat de progrès sans son corollaire, le contrat de stabilité.

Propos recueillis par Sabine Germain

Emmanuel Deroude

45 ans.

1991

Consultant chez Arthur Andersen après son diplôme de l’EM Lyon.

1998

Après avoir géré la reprise du groupe Bidermann, dirige l’une de ses marques, Kenzo Homme.

2002

Reprend Giga Store en LBO.

2009

Dirige le pôle discount du groupe Éram, à qui il a vendu Giga Store.

Auteur

  • Sabine Germain