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Cécile Van de Velde

Actu | Entretien | publié le : 03.09.2014 | Emmanuelle Souffi

Pour la sociologue, le chômage des jeunes ne peut être combattu par des dispositifs « juniors ». Il nécessite une réflexion sur les itinéraires individels où estime de soi et capacité à rebondir seraient favorisées.

L’Union européenne débloque 6 milliards d’euros pour lutter contre le chômage des jeunes. Avec 24 % des moins de 25 ans au chômage, la France a-t-elle un problème avec sa jeunesse ?

Oui, mais arrêtons de dire que nous avons sacrifié une génération ! On parle du « fléau du chômage des jeunes », mais dans les pays méditerranéens, c’est pire ! Les jeunes Espagnols ou Italiens ont le sentiment de perdre le contrôle de leur vie. Ils sont dans un cri existentiel. En France, ils aspirent à se réaliser dans le travail mais ils ont intériorisé le déclassement, cette cruauté de devoir faire ses preuves, d’être choisi, de brader ou sacrifier leurs ambitions. Les problématiques touchant la jeunesse sont à la croisée des enjeux sociaux, politiques et démographiques qui interrogent notre modèle social. Nous sommes héritiers d’un système de pensée des âges où il faut franchir des escaliers avant de prétendre devenir adulte. Notre société est très stratifiée, à la fois corporatiste et méritocratique. Le classement scolaire conditionne fortement la place dans la hiérarchie sociale qui elle-même détermine le statut individuel, les perspectives socioprofessionnelles et l’accès à la protection publique – assurance chômage et retraite notamment. Tout notre système d’État providence est lié à l’emploi stable qui incarne socialement et politiquement une voie d’achèvement. Avant d’y parvenir, il faut gravir ces fameux escaliers du diplôme et de l’insertion. Le temps de la jeunesse est associé à celui de l’éducation.

« Galérer » fait donc partie intégrante de la construction de la jeunesse ?

C’est ce que j’appelle le modèle « se placer » : le temps de la jeunesse est celui de l’élaboration de son propre statut en fonction de choix d’orientation. Dans les pays du Nord, la culture protestante légitime au contraire la définition d’un temps pour soi, d’alternance entre expériences professionnelles, associatives, à l’étranger… qui permet aussi de se trouver. Cette pause est valorisée. Pas chez nous. Car le sésame, c’est l’emploi pérenne, le CDI. Les parents se doivent d’investir dans les bons diplômes qui offriront les bons emplois de demain. Le poids de la compétition scolaire est énorme. Les parcours juvéniles sont marqués par la centralité des études et par l’absence intériorisée de droit à l’erreur. Les jeunes du nord de l’Europe savent qu’ils peuvent changer de voie si cela ne leur correspond pas sans être marqués au fer rouge. Ils sont donc plus optimistes. Chez nous, on étiquette très tôt. Nous avons une culture de l’échec, source d’angoisse et de frustration. Arrêtons de choisir sa vie à 18 ans !

Dépendant de choix professionnels pensés très tôt, les jeunes Français le sont aussi financièrement…

Ce qui compte, ce sont les études et le premier emploi. Et je ne parle pas des jobs étudiants qui sont considérés comme purement alimentaires et non pas comme une source d’expérience par les employeurs, à la différence des pays du Nord. Tant que la stabilité professionnelle et financière n’existe pas, on accepte d’être dépendant de ses parents par nécessité. Pas par choix. Il n’y a pas de Tanguy volontaires ! L’âge médian du départ du nid familial est de 23 ans en France, loin devant celui des sociétés méditerranéennes (27 ou 28 ans). Les jeunes Français ont des aspirations à l’indépendance assez proches de celles de leurs camarades danois ou suédois, mais des chemins d’insertion similaires à ceux des Espagnols. Cette contradiction est vécue comme une forme de déclassement social. D’autant plus que la crise a accentué l’incertitude quant à l’avenir. Face à l’absence de débouchés acquis, le compromis social sur les études génère de fortes tensions. Le diplôme n’est plus ressenti comme une garantie absolue d’insertion mais reste encore perçu comme une clé minimale en cas de difficultés économiques, pénalisant fortement ceux qui en sont dépourvus et légitimant malgré tout un surinvestissement dans les études. Sa baisse de valeur sur le long terme se conjugue ainsi avec une crispation sur son utilité en temps de crise. En clair, on ne croit plus trop aux règles du jeu. Les politiques publiques subventionnent le maintien chez les parents jusque tard, les syndicats étudiants militent pour des allocations, alors que les jeunes voudraient prendre leur envol le plus tôt possible.

La jeunesse est une notion très vaste. Où commence-t-elle ?

De plus en plus, on retarde l’âge de la jeunesse. Les problématiques sociales sont loin de se réduire à cette tranche des 18-25 ans dont on parle souvent. Même l’Insee ou Eurostat élargissent leurs enquêtes aux 18-30 ans. Dans mes études qualitatives, je procède ainsi. Car la précarité, le chômage, le déclassement touchent largement les trentenaires. Être jeune n’est plus codé par un âge ou un statut. On peut être indépendant, salarié, parent, avoir 40 ans et se définir comme jeune.Devenir adulte est conditionné par l’épreuve de la vie : c’est parce que je me suis construit que je le suis enfin.

Un jeune Français vit-il moins bien qu’il y a quinze ans ?

Non, mais il a intériorisé cette difficulté à réussir mieux que ses parents.Et ce quel que soit le milieu social. Il n’attend pas grand-chose de la société. Car elle lui dit non plus que oui. Entreprises, État… On ne lui donne pas sa chance. La stratégie, c’est la débrouille. On construit seul son propre chemin. Cela dégage une formidable force individuelle (création d’entreprise, départ à l’étranger…) mais qui est également source d’angoisse.À l’intérieur de ce mouvement générationnel, il y a les perdants des perdants. D’après le Cereq, trois ans après la fin de leurs études, 80 % d’une classe d’âge sont intégrés sur le marché du travail. Mais les très peu qualifiés, qui vivent dans des territoires enclavés, issus de milieux sociaux défavorisés, se retrouvent dans une impasse, une vulnérabilité qui engendre des situations de retrait (errance, refus de la mobilité…). C’est ça le terreau du populisme. Regardez le score du Front national chez les jeunes [NDLR : 30 % des moins de 35 ans ont voté pour lui aux élections européennes] ! Il réveille les esprits sans perspectives d’avenir. Sa rhétorique autour de la peur de la mondialisation justifie cette logique de l’enfermement des plus exclus.

Pourquoi cette précarité quasi obligatoire est-elle intégrée par tous ?

Le diplôme a énormément de poids dans la répartition des richesses et des statuts. Dans notre modèle républicain, l’école acte les chemins sociaux.Le diplôme fonctionne quand la croissance est là car il forme massivement et de façon attractive. Mais en cas de crise, il est excluant. En démocratisant les études supérieures au détriment des filières professionnalisantes, en multipliant les exonérations sociales et les emplois aidés, l’État a conforté cette précarité sociale.Pour un employeur, la main-d’œuvre jeune est une main-d’œuvre aidée. On a catégorisé les 18-25 ans en créant un mille-feuille de dispositifs d’insertion qui concourent à les considérer comme des citoyens intermédiaires, et qui sont des trappes à pauvreté. Les emplois d’avenir partent d’une bonne intention, mais sont transitoires. L’alternance est trop souvent brandie comme un remède miracle mais elle n’est pas adaptée à tous les publics. Le contrat de génération est trop paternaliste. Il ancre cette idée qu’un jeune, c’est encore un étudiant, un adulte en devenir, quelqu’un qu’on doit prendre par la main. Tant que les pouvoirs publics créeront des dispositifs « juniors », il est logique que les entreprises les considèrent comme un sous-salariat.

Que faire pour sortir de cette logique ?

On soigne toujours avec les mêmes remèdes : des politiques ciblées jeunesse. L’État saucissonne les âges. Arrêtons avec les mesures d’âge et pensons plutôt parcours ! Les actifs aspirent à pouvoir rebondir quel que soit le poids des années. Mais en France, on devient vieux sur le marché du travail sans même être adulte ! Les employeurs privilégient un cœur de cible : les 30-45 ans. Entre les deux, les entrants et les sortants vont devoir passer des épreuves.Créons des plans perspectives, décloisonnons les études et l’emploi, valorisons l’expérience durant l’école ! Il faut casser ce temps des études limité à la jeunesse et permettre une véritable formation tout au long de la vie, sans regard méprisant pour ceux qui changent de voie. Valorisons les écoles sans diplôme, élargissons les missions locales à tous les âges ! Nos politiques manquent d’audace pour résoudre le chômage des jeunes générations. Plutôt que de faire une énième assise de la jeunesse, pourquoi ne pas créer un ministère des parcours de vie ?

CETTE MAÎTRE DE CONFÉRENCES À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES ÉTUDIE LES RELATIONS ENTRE LES GÉNÉ­RATIONS ET LES PARCOURS DE VIE. PRÉSIDENTE DU COLLÈGE SCIENTIFIQUE DE L’OBSERVATOIRE DE LA VIE ÉTUDIANTE, ELLE EST NOTAMMENT L’AUTEURE DE DEVENIR ADULTE. SOCIOLOGIE COMPARÉE DE LA JEUNESSE EN EUROPE (ÉD. PUF) ET DE POLITIQUES DE JEUNESSE : LE GRAND MALENTENDU (CHAMP SOCIAL ÉDITIONS).

Auteur

  • Emmanuelle Souffi