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Le travail illégal a son antigang

À la une | publié le : 03.09.2014 | Emmanuelle Souffi

Depuis Arcueil, gendarmes, policiers et inspecteurs du travail et de l’Urssaf pistent ensemble les filières d’exploitation de la main-d’œuvre en France et à l’étranger. De fins limiers qui ont affaire à des montages de plus en plus élaborés.

Le gendarme n’est pas qu’un chasseur de braqueurs. À l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), il coince les fraudeurs. Ceux qui arnaquent Pôle emploi, l’Urssaf, l’Assurance maladie… Et il y a du boulot ! « On en voit des vertes et des pas mûres ! » confie une fonctionnaire. Dans cette ancienne caserne militaire de brique rouge située à Arcueil, dans le Val-de-Marne, l’OCLTI abrite 38 agents dont un inspecteur Urssaf et trois inspecteurs du travail. Parmi eux, Sophia *, qui a quitté voilà un an sa section du 93 pour épauler ses collègues policiers et les guider dans les chausse-trappes du Code du travail. « Fondamentalement, on fait la même chose : on recherche des éléments constitutifs d’une infraction », note la jeune femme.

Chaque jour, pour faire tomber une filière ou coincer un patron indélicat, ils surfent sur la Toile, épluchent des logiciels complexes et des lignes de comptabilité, dressent de subtils schémas de fraude, interpellent et interrogent les suspects. Fastidieux et forcément technique. D’autant que les escrocs, bien au fait de la législation, rivalisent d’imagination pour tromper l’adversaire. « Quand l’Office a été créé en 2005, les schémas étaient assez grossiers. Aujourd’hui, les montages se sont sophistiqués grâce, notamment, aux conseils d’avocats spécialisés qui donnent du fil à retordre », pointe Patrick Knittel, le colonel qui commande l’OCLTI.

Ces fins limiers agissent sur ordre du parquet, après des informations transmises par les différentes administrations, voire des citoyens et même des syndicats, comme cette histoire de travail dissimulé dans un abattoir breton dénoncé par la CGT. À eux d’enquêter pour voir s’il y a entourloupe ou pas.

En 2013, ils ont conduit près de 120 enquêtes, presque le double par rapport à 2010 ! Leurs investigations dépassent largement le territoire. Dans les transports et l’agriculture, les fraudes au détachement se multiplient. « Le développement d’une certaine proximité entre travail illégal, blanchiment d’argent et abus de biens sociaux est inquiétant, s’alarme le colonel. Derrière tout ça, il y a une volonté d’enrichissement personnel et pas uniquement d’en tirer un avantage concurrentiel. » En témoignent les sommes en jeu : 90,5 millions d’euros de fraudes sociales et fiscales révélées en 2013 par l’Office. Trois fois plus qu’en 2011 ! Mais seuls 6,6 millions ont pu être saisis… Car les avoirs s’envolent à l’étranger via Western Union et des prête-noms. « On a parfois l’impression d’écoper la mer avec une louche », résume un lieutenant.

CUMUL D’INFRACTIONS. Consentantes car dépendantes économiquement, les victimes, quant à elles, voient leurs droits bafoués. « Ce qu’on faisait avant avec les sans-papiers, on le pratique désormais avec les citoyens des pays de l’Est », tranche Sophia. En gros, une société française ouvre une filiale fictive en Roumanie ou en Bulgarie qui sera juste une boîte aux lettres, recrute sur place et envoie ensuite ces salariés travailler dans l’Hexagone. Bilan : des charges au tarif local et des salaires au ras des pâquerettes. Heures sup non déclarées, boîtes noires trafiquées pour pouvoir rouler allégrement douze heures par jour, camion faisant office de chambre à coucher… « Les infractions se cumulent, observe Sophia. Les gens acceptent en se disant que c’est toujours mieux que chez eux. »

L’exploitation de la précarité reste complexe à établir. « La difficulté, c’est de prouver que la loi a été contournée. Un travail de fourmi », relève Cyril Colliou, le capitaine chargé de la cellule international. Cet ancien des stups de la gendarmerie de Versailles et son équipe ont démantelé un réseau de faux détachés à partir de Bratislava, un entrepôt clandestin chinois dans la région parisienne, un trafic de faux kits « Pôle emploi » (voir page 32)… Dans la Drôme, une enquête vise Norbert Den­tressangle pour travail dissimulé, marchandage et prêt illicite de main-d’œuvre, les trois infractions en matière de travail illégal. Six à neuf mois d’investigation sont nécessaires pour établir les faits et être certain que le parquet poursuivra ensuite.

Leur plus joli coup ? Avoir fait tomber Ryanair en juin 2013 pour travail dissimulé, entrave au fonctionnement du comité d’entreprise et emploi illicite de personnels navigants. La compagnie du truculent Michael O’Leary avait ouvert une base d’exploitation à Marseille en 2007 sans déclaration et en soumettant ses 130 salariés au droit du travail irlandais alors qu’ils vivaient tous en France. Les investigations de l’OCLTI, qui ont duré près d’un an, ont démontré que le personnel avait bien une activité régulière qui relevait donc de la législation tricolore. Économies réalisées sur le dos de l’Urssaf ? 4 millions d’euros ! Sanctions 10 millions d’euros de dommages et intérêts et 200 000 euros d’amendes. Auparavant, ce sont Vueling, EasyJet et CityJet, une filiale d’Air France, qui avaient fait les frais des libertés prises avec le droit communautaire. Ses succès, l’Office les doit à une étroite collaboration entre des officiers de police judiciaire chevronnés et formés à la fraude sociale et des pros du droit du travail qui apportent l’éclairage juridique. Les premiers manient la procédure pénale sur le bout du doigt. Les seconds savent reconnaître une infraction en matière d’hygiène et de sécurité. Par le passé, chacun travaillait dans son coin. On n’échangeait pas les informations en vertu du secret profes­sionnel. L’urgence d’efficacité a fait sauter les verrous.

TRAITE D’ÊTRES HUMAINS. Au sein de la cellule investigations, Sophia et Cyril ont ainsi révélé une sale affaire de traite d’êtres humains dans l’Essonne : plus de vingt ans à mettre des vers dans des boîtes pour une entreprise familiale de conditionnement d’appâts, à dormir dans un Algeco, à travailler parfois plus de 60 heures par semaine, le tout pour 5 000 euros par an et trois semaines de vacances. « On n’imagine pas que ça peut se passer chez nous… Il ne faut pas être naïf. On ne déclare pas un salarié qui est ­maltraité et exploité », rappelle Sophia. Le fils, lui, gérant de la société, empochait 140 000 euros par an. Âgés, les deux hommes avaient été recrutés à leur sortie d’un centre de rééducation pour mineurs et d’un hôpital psychiatrique. Un abus de faiblesse aux yeux de la loi, mais un « acte de charité » pour le patron, condamné à cinq ans de prison dont trois avec sursis en avril dernier. L’Office avait été alerté par le Comité contre l’esclavage moderne. L’entreprise avait pourtant été contrôlée à plusieurs reprises. Mais personne n’avait pipé mot. « Toujours cette peur de perdre son emploi, de nuire à son patron, déplore Sophia. Parfois, juste en le voyant, je sais qu’un salarié a quelque chose à me dire. »

Là où un gendarme doit tout retranscrire, l’inspectrice du travail, elle, peut respecter la confidentialité. Et débarquer sur place sans prévenir. Alors qu’un OPJ devra obtenir une autorisation du procureur. D’où la tentation d’utiliser parfois l’inspecteur du travail comme « ouvre-boîte ». Ce qui n’est guère apprécié dans le métier.

Pour repérer au mieux les arnaques, la gendarmerie nationale a créé l’an passé des cellules contre le travail illégal et la fraude dans 42 départements. L’OCLTI et l’Intefp dispensent les formations. Elles affichent complet. La brigade attire. Et c’est tant mieux. Car en face, « l’ennemi » a bien souvent une longueur d’avance…

* À la demande du témoin, le prénom a été modifié.

38 agents

Soit 31 gendarmes, 3 policiers, 3 inspecteurs du travail et 1 inspecteur de l’Urssaf travaillent à l’OCLTI.

64 enquêtes judiciaires ont permis de révéler 90,5 millions d’euros de fraudes sociales et fiscales.

130 officiers de police judiciaire sont formés tous les ans à la détection des fraudes sociales.

Source : bilan 2013 OCLTI.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi

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