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Décodages

Casse sociale en vue dans les télécoms

Décodages | Emploi | publié le : 04.06.2014 | Emmanuelle Souffi

Le rachat de SFR par Numericable témoigne de la concentration d’un secteur en proie à la guerre des prix. Les opérateurs cherchent à retrouver des marges en rognant sur la masse salariale. L’âge d’or est révolu, les salariés s’en alarment.

Jean qui rit, Jean qui pleure… Quand, le 5 avril, les salariés de Numericable sabraient le champagne, ceux de Bouygues Telecom faisaient grise mine. Les premiers car ils assuraient leur avenir, du moins à moyen terme, leur groupe avalant SFR. Les seconds car ils se retrouvaient sur le carreau telle une fiancée éconduite. Dans le monde à couteaux tirés des télécoms, tous les opérateurs ne sont pas logés à la même enseigne. Et, au bout du fil, on s’inquiète des risques de friture. Le tableau n’incite guère à l’optimisme : Free surnage, Orange survit, SFR se trouve une planche de salut et Bouygues est au bord de la noyade. En panne de résultats, le mal-en-point avait même fait alliance avec son ennemi juré, Free, pour tenter de séduire SFR. Raté ! Les syndicats redoutent même de nouvelles coupes, entre 1 500 et 2 000 suppressions d’emplois, soit près d’un quart des effectifs. Pour sortir la tête de l’eau, les géants des télécoms adoptent peu ou prou la même stratégie : nouer des alliances et jouer la complémentarité. Être performant dans le fixe, Internet et le mobile pour pro­poser de juteuses offres triple play. Et tant pis s’il faut s’endetter durant des années comme l’a fait Patrick Drahi, le boss de Numericable, qui a raflé SFR en déposant 13,5 milliards d’euros en cash dans le panier de la mariée.

L’heure est au grand Meccano. Avec 21 millions de clients dans le mobile, 7 millions dans Internet et 11 000 salariés, la fusion SFR-Numericable est la plus grosse en Europe depuis le rachat de Virgin Media par Liberty Global l’an dernier. Et sans doute loin d’être la dernière. Le secteur, fort de 128 000 emplois directs et de 300 000 indirects, est en pleine tempête. « L’Union européenne cherche à consolider le marché avec trois, quatre grands acteurs et une poignée de petits concurrents, car cela générerait une meilleure qualité de service et de plus grands investissements », relève Petra Frent, analyste au cabinet Xerfi. Depuis la privatisation de France Télécom, la filière n’en finit pas de se concentrer. Avec sa forte croissance, elle a longtemps dopé la machine à recrutements. Le secteur fait toujours figure de tremplin pour les jeunes diplômés. Mais les embauches consistent surtout à remplacer les partants au compte-gouttes. « On est en train de suralimenter ces filières de formation, s’alarme Bernard Allain, secrétaire fédéral de FO Télécoms. Or, à l’avenir, les postes n’auront plus la même technicité. »

Le veau d’or a bien maigri. Il s’essouffle dans cette fuite en avant tarifaire et cette course technologique. « Tout comme l’industrie hier, nous sommes menacés, prévient Yves Le Mouël, directeur général de la Fédération française des télécoms. Nous étions des chasseurs, nous devenons des proies. » Orange et Deutsche Telekom se font la danse du ventre. Et Bouygues attise déjà les convoitises par-delà les frontières hexagonales. Les opérateurs multiplient les accords de mutualisation des réseaux pour éviter de dépenser trop. Fini, les immeubles avec quatre antennes relais ! On partage. Free loue celles d’Orange. Et, début janvier, SFR et Bouygues ont fait ami-ami pour déployer plus rapidement la 4G. « Avec 7 milliards d’euros dépensés par an, les télécoms sont le premier investisseur privé en France, souligne le DG de la FFT. Or il faut vingt-trois ans en moyenne pour amortir ces actifs. » De quoi peser sur les comptes. Le hic, c’est que les recettes ont fondu comme neige au soleil. « Entre 2010 et 2013, Bouygues Telecom, Orange et SFR ont perdu 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 26 % de taux de marge », pointe la FFT.

Dégraissages. Les responsables ? D’abord, les insolents Google, Facebook et YouTube – les fameux over the top –, qui se font les chantres du tout gratuit. « Ils ont capté 10 % de la téléphonie. C’est de la concurrence déloyale, car ils ne sont pas soumis aux mêmes règles fiscales et réglementaires européennes », fustige Yves Le Mouël. Mais la bête noire, c’est surtout Xavier Niel et ses forfaits cassés. L’arrivée d’un quatrième opérateur a, certes, été une aubaine pour les consommateurs qui ont vu les tarifs chuter de 26 % par rapport à 2006. Pas pour les salariés. Car, afin de restaurer leurs marges et de dégager du cash pour investir, Orange et consorts ont dû dégraisser. « Sur les deux dernières années, 30 000 à 40 000 emplois ont disparu, à commencer chez les distributeurs, calcule Bernard Allain, de FO Télécoms. Or la filière a toujours été une locomotive en emplois qualifiés et elle fait vivre une batterie de sous-traitants. »

Du Taxiphone du boulevard Barbès à Paris au call center qui perd un gros contrat, ça trinque à tous les étages. 2013, annus horribilis ! Phone House (1 200 salariés) a annoncé la fermeture progressive de toutes ses boutiques. Le mal-en-point Bouygues Telecom a supprimé quelque 500 emplois et SFR a fait partir 900 salariés. Grâce à sa pyramide des âges, Orange devrait s’alléger de 30 000 personnes d’ici à 2020. Début 2013, 13 280 de ses salariés, qui avaient commencé à travailler jeunes, ont déjà quitté le paquebot. D’ici à 2017, 14 000 seniors employés à temps partiel vont faire de même. Alors que son chiffre d’affaires a encore chuté de 3,8 % au premier trimestre, l’opérateur historique a décidé de ne remplacer qu’un départ sur quatre. Trop peu pour les syndicats, qui pointent une nouvelle dégradation des conditions de travail. Comme un bis repetita de la triste période 2007-2009, 10 salariés se sont suicidés depuis janvier. « La direction annule ou reporte certains projets car elle voit bien qu’il y a un problème de sous-effectifs, note Christian Pigeon, de SUD PTT. Si on versait 13 centimes de moins aux actionnaires, on pourrait créer les 5 000 emplois qui manquent ! »

Digitalisation à fond. Ce phénomène de stop-and-go, les autres le connaissent aussi. Car à trop vouloir dégraisser, on se prive de compétences cruciales, dans le commercial et la recherche et développement, pour résister à la concurrence. « Plus de 200 recrutements sont en cours pour combler les trous, souligne Olivier Lelong, délégué syndical central CFDT de SFR. Le plan de départs doit permettre d’économiser 90 millions d’euros par an, mais on ne peut pas fonctionner avec aussi peu de monde. » Dans la tête des directions, le modèle Free qui a digitalisé à fond la relation client. Avec ses quelque 5 000 salariés dont une filiale au Maroc, le Petit Poucet des télécoms est le champion du low cost. Éclaté en petits établissements indépendants, l’empire Niel fait l’impasse sur de coûteux accords sociaux et réduit les instances représentatives du personnel à la portion congrue quand les mastodontes doivent gérer une masse salariale beaucoup plus lourde. « Chez Bouygues, on va dépenser 200 à 400 euros pour dépanner un client. Free le laisse râler et le lâche dès que ça lui a coûté plus de 100 euros », pointe un concurrent. Les Freenautes – communauté d’addicts à la marque – s’entraident et font office de service après-vente.

De plus en plus, la machine remplace le salarié au bout du fil. Quand Stéphane Richard veut faire d’Orange « le premier opérateur de l’ère digitale », il ne dit finalement pas autre chose. « Le personnel encourage les clients à se renseigner sur les réseaux sociaux et l’espace Web dédié. Le public fait le boulot lui-même, ce qui permet de contracter les postes dans les centres d’appels », déplore le représentant de SUD PTT.

Du côté de SFR-Numericable, sous la pression des syndicats et du gouvernement, le patron du nouveau numéro deux du secteur a promis de ne pas licencier durant les trente-six prochains mois. D’ici à l’été, Patrick Drahi espère obtenir un avis favorable de l’intersyndicale à la fusion – qui ne devrait pas être effective avant la fin de l’année. Mais après ? Le sort des boutiques suscite l’interrogation. SFR compte en supprimer 150. D’après la CFDT, 22 magasins sont proches d’une enseigne Numericable. Des doublons qui engendreront au mieux quelques mobilités. Et, au pire, des suppressions de postes. Dans l’immédiat, les questions sont plus pragmatiques. « Les salariés se demandent s’ils vont devoir déménager sur le campus SFR à Saint-Denis, si leurs acquis sociaux vont être préservés, car les conventions collectives ne sont pas les mêmes, et quelles vont être les synergies », égrène Jean-Marc Dubois, délégué syndical CFDT de Numericable.

Tous les regards se tournent désormais vers Bouygues Telecom, au cœur de la tourmente. Les 2 milliards d’euros tirés de la vente des parts du groupe de Martin Bouygues dans Alstom apporteraient à la branche de téléphonie mobile un peu d’air frais. Et agrémenteraient le panier de la future mariée. Car, avec quatre opérateurs, la France fait figure d’exception. La Chine ou les États-Unis n’en comptent que deux. En panne de réseau, Free fait encore la fine bouche pour avaler Bouygues. Orange pourrait être tenté de récupérer l’avance de son concurrent dans la 4G. Dans tous les cas, ça va faire mal.

REPÈRES

300 000

C’est le nombre d’emplois indirects du secteur.

68 MILLIONS

d’abonnés à un mobile en France.

1,2

MILLIARD D’EUROS

de taxes spécifiques versées tous les ans à l’État.

Sources : Arcep, FFT.

10 000 emplois dans le très haut débit

C’est un peu la planche de survie. Celle sur laquelle le gouvernement mise pour enrayer le déclin des télécoms, en proie à une guerre des prix qui grignote les marges et donc la capacité à innover. Le 20 février, François Hollande annonçait un plan d’investissement de 20 milliards d’euros pour couvrir en très haut débit tout l’Hexagone d’ici à 2023. Charge à l’État et aux collectivités de financer les zones les moins denses. Reviennent aux opérateurs celles qui le sont davantage. À la clé, 10 000 emplois selon l’Élysée. La Fédération française des télécoms (FFT) table sur le double. « Les investissements ont toujours un effet de levier sur les emplois indirects, rappelle Yves Le Mouël, son directeur général. Un euro investi dans le très haut débit génère 6 euros de PIB et 3 euros de recettes fiscales et sociales. » Pour répondre aux besoins de formation en fibre optique, la FFT a mis en place des plates-formes techniques d’apprentissage avec le soutien des chambres de métiers, de l’Opca de la cons­truction et des régions ; 47 seraient nécessaires pour accompagner le déploiement. En 2019, 4 450 formations devraient ainsi être dispensées, selon la FFT. Des cycles de formation du CAP au BTS avec une spécialisation fibre ont été également lancés. La première promotion de diplômés sortira en septembre. « Il y a là un vivier d’emplois locaux pour tous les niveaux qui seront pérennes car il faudra ensuite maintenir et entretenir le réseau », estime Bernard Allain, secrétaire fédéral de FO Télécoms.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi