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Serge Paugam

Actu | Entretien | publié le : 04.06.2014 | Anne Fairise

Notre modèle d’intégration sociale, bâti sur le lien professionnel, est mis à mal par le chômage et la précarisation. C’est la cohésion de la société qui est menacée.

Dans votre dernier livre collectif, vous étudiez la relation entre la production des inégalités et les mécanismes d’intégration des individus à la société. C’est inédit.

Le défi a été de rapprocher deux questions renvoyant à des traditions sociologiques considérées comme opposées. Les sociologues étudiant l’intégration sont sensibles à la question du lien social ; ceux travaillant sur les inégalités se fondent sur une théorie de la stratification sociale et donc des divisions sociales. Les premiers étudient ce qui fait société et permet la cohésion au-delà des différenciations sociales ; les seconds voient ce qui divise les individus au-delà de leur commune appartenance à la société. Pour dépasser ce clivage, nous avons analysé les formes inégales de l’intégration sociale en partant des liens sociaux attachant les individus entre eux et à la société : le lien de filiation (entre parents et enfants), de participation élective (entre amis), de participation organique (entre acteurs de la vie professionnelle) et de citoyenneté (entre membres de la communauté politique). Tous apportent aux individus la protection et la reconnaissance nécessaires à leur existence sociale et fondent leur intégration à la société. Mais ils sont d’intensité inégale selon les milieux sociaux. Il s’agissait d’apprécier comment ils ont évolué durant les années de crise et comment leur fragilisation a pu renforcer les inégalités traditionnelles.

Vous révélez des inégalités, par exemple face au délitement du lien familial…

Il ne touche pas les Français également. Selon une enquête dans l’agglomération parisienne, plus de 20 % des ouvriers n’ont plus, ou pratiquement plus, de relations avec leur père ou leur mère, alors que moins de 5 % des cadres sont dans cette situation. Cela révèle donc une inégalité dans les possibilités de recours à l’entraide familiale intergénérationnelle, en cas de coup dur. Même si on sait que, globalement dans l’Hexagone, la famille n’est pas un refuge face à la crise, contrairement aux pays d’Europe du Sud où elle joue un rôle de régulation de la pauvreté ou de compensation face à la perte d’emploi. En Espagne, la crise a réactivé les solidarités familiales : les jeunes restent au foyer au-delà de 30 ans ou acceptent de revenir, même plus tardivement, chez leurs parents.

Vous constatez que notre modèle d’intégration est à bout de souffle. Pourquoi ?

La part de la population capable de se conformer aux mécanismes d’intégration de notre modèle social, et donc d’être pleinement intégrée, ne cesse de diminuer. Ceux-ci reposent, depuis les Trente Glorieuses, sur trois piliers : un emploi offrant protection et reconnaissance sociales, un modèle familial stable et la certitude des citoyens qu’une intervention régulatrice de l’État soutiendra les populations fragilisées. Chacun d’entre eux a été mis à mal par les décennies de crise. Cela explique le doute généralisé sur notre modèle d’intégration. En étudiant l’état de force ou de faiblesse des liens sociaux, nous avons distingué trois manières de vivre le fait de ne pas être pleinement intégré. Ceux dont les liens sociaux ont été fragilisés, parce qu’ils vivent une précarité professionnelle, sont dans la frustration. Ceux dont les liens sont partiellement rompus compensent cette perte en entrant en résistance, y compris identitaire, par un surinvestissement dans des groupes : les communautés ethniques ou religieuses dans les quartiers populaires, les bandes pour les jeunes… Enfin, ceux qui subissent une rupture cumulée des liens basculent dans la survie.

Combien de Français sont concernés ?

La situation s’est nettement dégradée. Au début des années 1990, j’estimais dans une étude pour le Cerc que la moitié des actifs rencontrait des difficultés d’intégration. Aujourd’hui, nous pouvons l’estimer à la moitié de la population. Nous sommes à un point de fracture inquiétant. Si notre modèle d’intégration n’évolue pas, la cohésion de la société continuera à se dégrader.

La dégradation de l’emploi explique cette bascule ?

En France, le lien professionnel joue plus qu’un rôle d’intégration à la société. C’est le plus important des liens qui rattachent l’individu à la société : il régule tous les autres. Dès que la situation professionnelle se dégrade, tous les autres liens se trouvent fragilisés, des relations à la famille au rapport à la citoyenneté… Prenez les mères travaillant à temps partiel, avec de grandes amplitudes horaires : elles ont du mal à mener de front leur vie familiale et leur vie professionnelle. Or ces dernières décennies ont profondément affecté le lien professionnel. Le chômage s’est enkysté. Et la précarité s’est accrue, d’abord dans l’emploi, avec le développement de formes atypiques d’emploi (CDD, intérim, stages, contrats aidés, etc.) qui n’apportent plus la protection sociale assurée hier par le CDI à temps plein. Elle s’est aussi accrue dans le rapport au travail, sous le coup de nouvelles organisations en entreprise qui concèdent plus d’autonomie aux salariés, sans leur en fournir forcément les moyens, et intensifient le travail. Ce déficit de protection dans l’emploi et ce déni de reconnaissance dans le travail expliquent l’ampleur de l’insatisfaction chez les actifs français. Selon une nouvelle exploitation d’une enquête européenne sur les conditions de travail, un tiers des salariés sont en situation précaire d’emploi et 43 % s’estiment en situation précaire par rapport au travail. En France, les politiques d’emploi ont une part de responsabilité dans la montée des insatisfactions.

En quoi ?

Les politiques publiques françaises de lutte contre le chômage ont multiplié les statuts dérogatoires au droit du travail et institutionnalisé, lorsque ces situations intermédiaires entre chômage et emploi sont devenues pérennes, un sous-salariat précaire. On peut rencontrer aujourd’hui des actifs ayant toujours travaillé mais n’ayant jamais accédé à un emploi stable en CDI, qui reste la norme de référence. Je ne dis pas que ces politi­ques ont été inutiles, mais elles sont inefficaces au regard de l’objectif de favoriser une intégration véritable. Car elles entretiennent les individus dans un entre-deux qui les dévalorise.

Une protection, du type RSA, participe à la montée des insatisfactions ?

Ce qui me frappe le plus, c’est la raison pour laquelle les politiques préventives échouent. On intervient trop tardivement, quand les chômeurs sont découragés. Et comme on est insatisfaits du résultat, on met en place des dispositifs d’incitation à la reprise d’activité, comme le revenu de solidarité active (RSA), sans refondre les modes d’accompagnement. Les pays nordiques ont, eux, misé sur l’accompagnement social et la formation des demandeurs d’emploi, avec raison.

La formation des demandeurs d’emploi va être renforcée.

Il faut s’en réjouir mais nous restons très loin des moyens alloués dans d’autres pays. Et en France, autre obstacle, les acteurs spécialisés dans l’accompagnement des demandeurs d’emploi sont peu liés au monde économique.

Vous pointez aussi les défaillances de politiques basées sur le principe d’égalité…

Ces défaillances renforcent le sentiment de méfiance à l’égard des institutions chez les populations les plus socialement disqualifiées qui sont visées par ces politiques. La loi Dalo (droit au logement opposable) est un bon exemple : elle relève de l’effet d’annonce, vu l’état du marché du logement et les faibles moyens de l’administration. Dans le domaine de la santé aussi, il persiste de nombreuses discriminations dans l’accès aux droits mal perçues des personnes en difficulté. Elles ont accès à la couverture maladie universelle mais sont refoulées par certains médecins. Que signifient des droits qui ne sont pas effectifs ? Cela entretient une suspicion par rapport au traitement attendu d’une stricte égalité entre citoyens, et affaiblit le lien de citoyenneté. Selon l’enquête Santé, inégalités et ruptures sociales réalisée dans l’agglomération parisienne, 15 % des habitants de quartiers à forte concentration de cadres considèrent que leurs droits ne sont pas respectés, contre 45 % des habitants des quartiers populaires.

Comment sortir de cette crise du modèle d’intégration ?

Je pense que nous sommes à un point de non-retour et qu’il faut repenser les fondements de notre modèle. Une voie de sortie pourrait être de repenser l’importance du lien de citoyenneté, d’en faire celui qui régule tous les autres dans un esprit universaliste, comme dans les pays d’Europe du Nord. Cela implique une autre conception du travail, de la réussite personnelle, de la solidarité. Mais il faut, pour cela, retrouver une confiance collective dans les institutions servant l’intérêt général, et dans les politiques publiques qui doivent assurer à tous que leurs droits seront respectés, que les discriminations seront combattues et que leur contribution individuelle à la vie économique, sociale, politique sera reconnue, et si possible valorisée.

CE SOCIOLOGUE DE 54 ANS, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS ET D’ÉTUDES À L’EHESS, EST SPÉCIALISÉ DANS L’ÉTUDE DES INÉGALITÉS ET DES RUPTURES SOCIALES. AUTEUR DE PLUSIEURS OUVRAGES DÉSORMAIS CLASSIQUES, DONT LE SALARIÉ DE LA PRÉCARITÉ (PUF 2000), IL A DIRIGÉ L’INTÉGRATION INÉGALE : FORCE, FRAGILITÉ ET RUPTURE DES LIENS SOCIAUX (PUF, 2014), UN LIVRE COLLECTIF DE L’ÉQUIPE DE RECHERCHE SUR LES INÉGALITÉS SOCIALES (VOIR PAGE 80).

Auteur

  • Anne Fairise