Facteur de stress et de perte de productivité, les difficultés de déplacement des salariés sont un casse-tête pour les entreprises. La solution réside davantage dans le travail à distance que dans l’amélioration de l’offre de transports.
Quand je dois laisser passer trois rames bondées avant de pouvoir embarquer gare du Nord, que le train reste bloqué quinze minutes à Châtelet-Les Halles et que je mets plus d’une heure quinze pour rejoindre mon bureau d’Antony, je commence ma journée de travail sur les nerfs », soupire Cécile, dont la vie est rythmée depuis cinq ans par les sautes d’humeur de la ligne B du RER. « Je ne sais pas si c’est le ras-le-bol ou une réelle dégradation du service, mais j’ai l’impression que la ligne fonctionne normalement à peine un jour par semaine. »
« Si je prends le volant vers 6 h 30, je mets quarante-cinq minutes pour rouler de Paris à Lisses (91), calcule Pascal, directeur administratif et financier d’une grosse PME. À partir de 7 heures, c’est foutu : je peux mettre jusqu’à deux heures pour rejoindre mon bureau situé dans une zone industrielle excentrée. Cela ne me dérange pas outre mesure : j’apprécie les presque deux heures de tranquillité dont je dispose pour travailler au calme, entre 7 h 15 et 9 heures Mais ces journées à rallonge finissent par m’user. J’ai beau me dire que je pourrais partir tôt pour éviter les bouchons du retour, il y a toujours quelque chose d’urgent qui m’empêche de quitter le bureau à 16 heures. Alors je reste jusqu’à 19 h 30, quand le trafic s’apaise. Et j’enchaîne les journées de douze heures… »
Bien qu’extrêmes, ces deux cas ne sont pas isolés. En région parisienne, un salarié met, selon l’Insee *, près de deux fois plus de temps (trente-quatre minutes) pour rallier son bureau qu’en régions (dix-neuf minutes). Les distances parcourues sont pourtant similaires : 10,7 kilomètres en Ile-de-France, contre 11,1 kilomètres dans le reste de la France. Mais les Franciliens recourent davantage aux transports en commun : 42 % d’entre eux utilisent leur carte Navigo quotidiennement alors que 43 % prennent leur voiture, contre 80 % des provinciaux qui se servent d’un véhicule pour aller travailler. A contrario, dans Paris intra-muros, 64 % des salariés empruntent les transports en commun.
« Ces chiffres datent un peu », admet Éric Le Breton, maître de conférences en sociologie à l’université Rennes 2 et auteur de Domicile-Travail, les salariés à bout de souffle. La dernière Enquête nationale transports et déplacements remonte en effet à 2008. « Mais l’intérêt de ces don nées réside surtout dans les questions qu’elles soulèvent : l’allongement des temps de déplacement est en effet allé de pair, ces dernières années, avec la montée de la flexibilité et de la précarisation. On ne peut pas comparer la situation d’un cadre supérieur de l’Ouest parisien équipé d’outils mobiles à celle d’une hôtesse de caisse qui doit emprunter plusieurs lignes de bus pour rejoindre son poste dans une zone commerciale périphérique. » Mais les effets sur leur santé et leur motivation sont les mêmes : « Il est impossible de se mettre à la tâche aussitôt après un long temps de transport, observe Catherine Gall, directrice de la recherche et de la prospective de Steelcase. Une pause détente est indispensable pour se reprogrammer mentalement et se mettre en “mode travail”. »
La perte de productivité liée au trajet domicile-travail est difficile à mesurer : en Grande-Bretagne, elle est estimée à 1,2 milliard d’euros par an. En France, les accidents de la route représentent environ 3 % des accidents du travail… mais plus de 20 % des accidents mortels, estime la Sécurité sociale. Fournisseur d’espaces de travail flexibles, Regus a mené une étude auprès de 11 000 entreprises à travers le monde : près d’un salarié sur cinq déclare envisager de quitter son emploi du seul fait de la longueur du trajet domicile-travail. Au-delà d’une heure de transport par jour, le taux d’insatisfaction est multiplié par deux : 39 % des salariés songent sérieusement à changer d’emploi.
Les difficultés de transport des salariés sont donc autant un enjeu de productivité que de fidélisation pour les entreprises. Leurs réactions restent pourtant timides : comme si elles ne se sentaient pas vraiment concernées. Depuis 2009, les entreprises de plus de 500 salariés sont, certes, tenues d’élaborer un plan de déplacement. Mais elles se contentent souvent de déclarations d’intention. « Les projets ambitieux de gestion de la mobilité sont impulsés par les collectivités locales ou par les gestionnaires de zones industrielles ou tertiaires, observe Éric Le Breton. Pas par les entreprises. » Directrice générale de Greenovia, la filiale de conseil en éco-mobilité de La Poste, Vanessa Chocteau regrette que les DRH ne s’engagent pas davantage : « Le management des déplacements est souvent multigéré par les entreprises et les collectivités. Son suivi est donc morcelé et ne correspond que rarement à un objectif commun. Il s’agit pourtant d’un sujet de qualité de vie au travail, dont les DRH devraient s’emparer. » Avec une vision globale du sujet.
Les trajets domicile-travail ne s’appréhendent pas seulement sous l’angle du mode de transport : « L’expérience montre que les plans de déplacement d’entreprise ou interentreprises (PDE ou PDIE) n’ont qu’un impact limité, observe Éric Le Breton : quand on arrive à faire changer les habitudes de 10 % des salariés, c’est un exploit. » Ce qu’admet à demi-mot Olivier Quétard, chargé de mission mobilité à l’Association pour le développement économique du pôle Orly-Rungis, qui gère l’un des PDIE les plus ambitieux de France. Il couvre en effet les 70 000 salariés (dont 27 000 à Orly, 12 000 à Rungis et 17 000 sur le parc d’activités Silic) de ce pôle francilien conçu dans les années 1970, en plein règne du « tout auto ». « Avant la mise en place de notre PDIE, en 2005, 86 % des salariés venaient en voiture, explique Olivier Quétard. Aujourd’hui, nous avons envie de penser que ce taux a baissé, mais nous ne savons pas de combien. »
L’offre de transports en commun a en effet été renforcée : « Associés à la négociation du schéma directeur de la région Ile-de-France, nous avons obtenu la création d’une ligne de bus qui dessert 24 heures sur 24 l’ensemble du site de Rungis et le prolongement d’une autre ligne jusqu’à la zone Silic. L’offre de transports en commun est maintenant très complète, mais les salariés ont encore du mal à s’y retrouver : nous avons donc créé un portail de mobilité, dont le moteur de recherche calcule le mode de transport le plus rapide, ainsi qu’un site de covoiturage qui compte 550 inscrits. Enfin, la chambre de commerce est en train de déployer avec Carbox un service d’auto-partage dont les 12 voitures commencent à bien tourner. »
Malgré tout, le poids des habitudes reste important : « Quand une entreprise vient s’implanter, ses besoins en stationnement sont souvent surestimés, note Olivier Quétard. Les nouveaux venus prennent assez facilement le pli des transports en commun. En revanche, dans une entreprise dont les salariés sont toujours venus en voiture, c’est plus difficile ! » Sauf à devenir aussi coercitif que l’hôpital Gustave-Roussy, à Villejuif : faute de place, les 2 500 salariés ne peuvent accéder au parking s’ils ne sont pas au moins deux dans la voiture. Le covoiturage reste néanmoins une pratique marginale, car perçue comme « trop compliquée et contraignante », estime Éric Le Breton. L’amélioration de la qualité de vie des salariés est plutôt à chercher ailleurs : dans la remise en cause du culte latin du présentéisme, qui permettrait de donner un coup d’accélérateur au télétravail ou à l’utilisation de « tiers lieux ». « Dans les grandes villes, il existe de plus en plus de lieux de coworking, tels que La Ruche et La Cantine, à Paris, ou La Corderie, à Lyon, observe Catherine Gall. Ils accueillent surtout des travailleurs indépendants. Les entreprises ont la possibilité d’y réserver des postes de travail, mais elles rechignent à laisser partir leurs ouailles loin de chez elles, a fortiori dans un lieu qui n’est pas connecté à leur système d’information. »
Microsoft France n’a pas ce genre d’appréhension : « Nous n’avons pas adopté de plan de déplacement, indique Yves Grandmontagne, son DRH. Seulement mis en place une navette électrique pour relier les deux stations de RER à notre “campus” d’Issy-les-Moulineaux (NDLR : le nom du siège), situé à dix minutes à pied. Nous avons préféré miser sur la flexibilité des horaires, la mobilité et le télétravail (autorisé jusqu’à trois jours par semaine). À chacun de s’organiser comme il l’entend dès lors que des règles élémentaires sont respectées : prévenir son manager la veille en cas de travail à domicile et se déplacer systématiquement quand une réunion externe est organisée (les réunions internes peuvent se faire par visioconférence). »
Une telle organisation n’est possible que si les équipes sont sensibilisées au « management par les objectifs plutôt que par la présence » et à la responsabilisation de chacun : « Nous avons des exigences fortes en termes d’objectifs et d’efficacité, admet Yves Grandmontagne. Mais nous aidons nos collaborateurs à s’organiser au mieux. » Si bien que les jours de grève des transports ou les pics de pollution avec mise en place de la circulation alternée sont indolores. « C’est sans doute de là que viendront les changements d’habitudes », espère Éric Le Breton, qui reste convaincu qu’à un horizon de quinze à vingt ans, nous irons vers des pratiques plus vertueuses.
* Enquête nationale transports et déplacements (ENTD) menée en 2008 auprès d’un échantillon de 20 200 ménages en France métropolitaine.
C’est l’une des 25 mesures du plan vélo présenté par le ministère des Transports le 5 mars : l’expérimentation d’une « indemnité kilométrique vélo » de 0,25 euro par kilomètre versée par l’employeur. Si, après évaluation par l’Ademe, cette mesure est validée, elle pourrait être généralisée et bénéficier d’un abattement de cotisations sociales. Soit un manque à gagner de 110 millions d’euros, qui sera compensé par les effets bénéfiques de cette mesure sur la santé des salariés, veut croire le ministre Frédéric Cuvillier. En attendant, les entreprises volontaires ne se bousculent pas au portillon… Il existe pourtant des employeurs engagés : l’Agence de l’eau, établissement public dépendant du ministère de l’Écologie et du Développement durable, a adopté un plan vélo en créant un parking adapté et des douches : c’est ainsi que plus de 10 % des 250 salariés ont enfourché leur petite reine. À Toulouse, Thales Alenia Space aide ses salariés à acquérir un vélo à assistance électrique : le comité d’entreprise leur verse une prime de 400 euros et s’occupe des réparations. Le conseil général du Bas-Rhin dispose, quant à lui, d’une flotte de vélos électriques de service. Mais le maillot jaune revient sans conteste à L’Herbier du Diois, un producteur drômois de plantes aromatiques bio qui verse chaque mois une prime de 100 euros aux salariés venant travailler à pied ou à vélo, plus 500 euros par an pour ceux qui utilisent leur vélo douze mois sur douze pour 75 % de leurs trajets. Il est vrai que les 35 salariés vivent à pro ximité du site de Châtillon-en-Diois, que l’entreprise est écolo-engagée par la nature même de ses activités et que son dirigeant, Tijlbert Vink, vient du Danemark : le pays où la Première ministre se rend au bureau à bicyclette.