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Épineuses négociations de branche

À la une | publié le : 05.05.2014 | Anne Fairise

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(temps partiel, en % de l’emploi total

Crédit photo Anne Fairise

Très peu d’accords ont vu le jour, mais la majorité baisse fortement la durée fixée par la loi. Au nom du pragmatisme. Mais sans réelles contreparties pour les salariés ni réflexion sur l’organisation du travail.

Un casse-tête inextricable ! À deux mois d’appliquer la durée minimale hebdomadaire pour les salariés à temps partiel qu’elle recrutera, Stéphanie Pauzat, gérante de Mil Éclair à Caen (Calvados), en a des sueurs froides. Même si les contraintes des pros du nettoyage ont été sacrément allégées par l’accord de branche, paraphé en mars, qui baisse… d’un tiers le seuil plancher édicté par la loi de sécurisation de l’emploi. Dès juillet, les contrats à temps partiel des agents de nettoyage ne seront pas signés sur la base de 24 heures hebdomadaires, juste de 16 ! « Cela ne reflète toujours pas la réalité du terrain », maugrée la patronne de cette PME (86 salariés) qui jongle avec les volumes horaires riquiqui proposés par les clients : 1 à 2 heures par jour, avant ou après l’ouverture de leurs boutiques, agences ou entreprises. À Saint-Pair-sur-Mer, 4 000 âmes face au Mont Saint-Michel, Mil Éclair entretient un centre de soins infirmiers : 2 heures par semaine, confiées à une salariée habitant le bourg, pas mobile faute de voiture. « Je n’ai pas d’autres chantiers dans la ville. Si je devais l’embaucher aujourd’hui, je serais incapable de lui proposer des compléments pour atteindre 16 heures par semaine », avoue Stéphanie Pauzat.

Elle n’est pas le seul employeur à s’inquiéter de la durée légale du temps partiel. Comment l’atteindre lorsque les financements de postes portent sur des pourcentages d’équivalents temps plein comme dans certaines structures de l’économie sociale et solidaire ? Comment faire quand on a besoin d’un kiné 2 heures par semaine dans un centre d’hébergement pour personnes âgées ? D’agents de nettoyage 10 heures hebdomadaires seulement, tels les Center Parcs ? Début avril, l’UNAPL – le syndicat des professions libérales, des TPE à 89 % – a dit tout le bien qu’elle pensait de la réforme : « Absurde et contraire à l’emploi » ! « Irréaliste », martelait avant elle la CGPME, pourtant signataire de l’accord à l’origine de la réforme, qui dénonce « une folie économiquement, pouvant créer 600 000 à 700 000 chômeurs de plus à partir du 1er juillet ».

À deux mois de l’entrée en vigueur, déjà reportée de six mois, de la loi, l’inquiétude monte face aux négociations de branche qui patinent sec. Pas une bonne nouvelle. À défaut de texte signé, et étendu, les employeurs ne peuvent recruter via des contrats inférieurs aux 24 heures hebdomadaires, ni augmenter temporairement, par avenant, la durée du travail pour répondre aux imprévus. Autant dire qu’il y a foule à la table des négociations, entre les professions grosses « consommatrices » de temps partiel (30 % des effectifs) obligées de s’y asseoir et celles soucieuses de conserver leur souplesse de gestion : entreprises de services à la personne, d’aide à domicile, de l’immobilier, de l’hôtellerie de plein air, librairies, grands magasins. Mais, début avril, à peine une douzaine d’accords avaient été signés, en comptant ceux frappés d’opposition, donc inapplicables, chez les succursalistes de la chaussure (dérogation à 20 heures) ou dans les pharmacies d’officine (seuil de 16 heures pour tous, hors agents de nettoyage à 5 heures).

DES NÉGOS TRÈS DURES

La faute aux postures politiques : les syndicats CGT et FO, non signataires de l’accord à l’origine de la réforme, sont rarement prêts à se dédire. « On a quasiment zéro chance qu’ils soient au rendez-vous de la signature d’accords de branche », note Jean-Paul Charlez, DRH d’Etam et négociateur patronal chez les succursalistes de l’habillement. Du côté des défenseurs de l’ANI, CFDT en tête, on rechigne à déroger à la loi qui doit ouvrir LA bataille contre les temps partiels subis et les horaires atypiques, décalés, morcelés. « Ce sont les négociations les plus difficiles que j’ai connues depuis quinze ans », souffle Bertrand Castagné, vice-président des affaires sociales de la Fédération des entreprises de propreté (750 000 salariés, dont 75 % à temps partiel), qui a pourtant réussi à s’appuyer sur les opposants à la loi. Après 11 réunions, il a d’abord signé un accord avec FO puis, deux mois après, conclu avec la CGT (majoritaire) un texte modifié à la marge qui entérine les temps partiels à 16 heures hebdomadaires. « Nous aurions pu nous contenter de l’affichage à 24 heures, sans passer par un accord. Mais c’était risquer des contournements massifs, par la voie de dérogations individuelles de salariés plus ou moins consenties. Car, même dans les grandes entreprises, les 24 heures sont impossibles à tenir », martèle le négociateur patronal. Avec les 16 heures minimales, il accède néanmoins à une vieille revendication syndicale : le seuil permet de bénéficier des prestations d’assurance sociale (maladie, maternité, décès).

Un bel effort, au regard des 10 heures mini par semaine que la profession s’était imposé en 1997, en contrepartie d’une restriction à 9 heures du temps de repos entre deux jours travaillés. Une dérogation au Code du travail tombée avec le nouvel accord qui redonne aux jours de travail des agents de nettoyage une amplitude maximale « normale » de 13 heures. C’est déjà énorme ! Et lorsqu’on y ajoute 2 heures de transport quotidien… Une situation subie par Christopher, Aulnaisien travaillant à Paris. À pied d’œuvre dès 6 heures du matin, il finit à 19 heures, après avoir patienté… 6 heures entre son deuxième et troisième emploi.

Hormis la restauration rapide, les coopératives de consommateurs, les gestionnaires d’habitat social et les succursalistes de l’habillement, qui ont mis leurs horloges sur les 24 heures hebdomadaires, tous les textes diminuent drastiquement la durée minimale fixée par la loi de sécurisation de l’emploi. Pôle emploi pourra proposer à ses 40 000 agents six minicontrats : à 3 h 45, 7 h 30, 11 h 15, 15 heures, 18 h 45 ou 22 h 30 hebdomadaires. Partout, le pragmatisme est évoqué, même dans certaines fédérations CFDT. « Nous sommes favorables à la loi de sécurisation de l’emploi mais opposés à cet article sur le temps partiel. Il est difficilement applicable dans notre secteur », explique Claudine Villain, à la tête de la Fédération CFDT santé-sociaux. Ligne de conduite de la négociatrice, qui a déjà paraphé quatre accords très dérogatoires : les subordonner à l’ouverture de négociations sur d’autres points de la loi (complémentaire santé, mobilité volontaire sécurisée). À défaut, l’accord sur le temps partiel signé l’est… à durée limitée. Les animateurs, éducateurs de la petite enfance et intervenants techniques des centres sociaux et médico-sociaux sont ainsi autorisés à travailler 2 heures par semaine quelle que soit la taille de leur établissement, mais pour un an seulement selon le texte signé fin 2013. « Cela nous laisse le temps de tester ce seuil minimal. Il est très bas, nous en avons conscience, mais adapté à la spécificité de nos activités qui font appel à une large palette de professionnels », se félicite Nathalie Chatillon, directrice générale du Snaecso, le syndicat patronal de cette branche de 70 000 salariés, dont 67 % à temps partiel, un tiers travaillant moins de 24 heures hebdomadaires. Même stratégie cédétiste envers les organismes gestionnaires de foyers pour jeunes travailleurs, où l’accord, signé en janvier, vaut pour quatre ans. Invoquant la petite taille des établissements, il restreint à 10 heures minimales les contrats des agents de restauration, et à 8 heures ceux des chargés de sécurité.

RISQUE POUR L’EMPLOI

Dans les centres d’accueil de personnes âgées, handicapées ou de lutte contre le cancer, la contrepartie aux larges dérogations (2 heures pour les personnels médicaux et 14 heures pour « toutes les catégories de personnel pour lesquelles les exigences du poste le justifient ») tient en un engagement à… rouvrir en 2014 des négociations sur le temps partiel subi ! Car on n’en a pas discuté lors des « blitz négociations » menées dans cette branche des associations sanitaires, sociales et médico-sociales (750 000 salariés), selon la CGT, qui a fait valoir avec FO et SUD son droit d’opposition. La cote des 14 heures hebdo reprend, d’ailleurs, une demande patronale : « Elle répond à du pur opérationnel, précise Céline Poulet, négociatrice patronale à l’Unifed. Nos adhérents se sont entendus sur un multiple de 7 heures, l’équivalent d’un jour travaillé. » « Si nous n’avions pas dérogé aux 24 heures, nous risquions des destructions d’emplois salariés », plaide Claudine Villain.

Pas sûr que le secteur y échappe, même si les syndicats ont obtenu l’élaboration d’un guide paritaire expliquant l’accord. En attendant, la note Unifed envoyée à ses adhérents évoque, au chapitre des pistes de réflexion sur l’organisation du travail, aussi bien la pluriactivité au sein d’un même établissement ou chez des employeurs distincts que « le recours à des professionnels libéraux pour les métiers qui nécessitent des temps très faibles dans la structure ». Tout en alertant, en cas d’activité externalisée, « sur le risque de requalification du contrat de travail, notamment en cas de contrôle Urssaf, dès lors qu’il existe un lien de subordination »… « Les employeurs ont intérêt à fidéliser leurs salariés à temps partiel pour assurer un accompagnement de qualité », tempère l’Unifed, qui pointe la réduction des temps partiels de 28 à 23 % des emplois entre 2007 et 2012.

On l’a compris, le changement pour les salariés à temps partiel subi n’est pas pour aujourd’hui, les employeurs cherchant à sécuriser, vite, leurs pratiques. Sans s’interroger sur leur organisation du travail, à l’instar de la grande distribution qui, depuis cinq ans, promeut la polyactivité. Certes, il y a des promesses. Le nettoyage s’est engagé à signer des « chartes partenariales » avec les donneurs d’ordres pour promouvoir le travail en journée, bref à une campagne d’évangélisation. Car il faut du temps pour qu’ils acceptent que leurs salariés contournent les aspirateurs pendant l’ouverture de leur établissement, administration ou entreprise. À Nantes, la charte a séduit 96 donneurs d’ordres depuis 2009, et permet à 1 100 agents de nettoyage d’avoir des horaires normaux.

31 branches de plus de 5 000 salariés comptent au moins 30 % de temps partiels. Un seuil qui les oblige à ouvrir des négociations.

L’aide à domicile résiste

« Les services à la personne sont un secteur où le temps partiel est la règle et le restera. » Début avril, Christian Lehr, négociateur du Syndicat des entreprises de services à la personne, ne décolérait toujours pas contre les 24 heures minimales imposées par la loi de sécurisation de l’emploi. « Elles sont inapplicables dans notre secteur. La petite taille des établissements, deux sur trois comptant moins de 10 salariés, et la nature temporaire des tâches, souvent réalisées au même moment de la journée, ne permettent pas d’envisager de cumul d’activités pour les salariés.

Sans compter les incessantes fluctuations de plannings, à la demande des clients », notait le président de Viadom, pessimiste quant à l’issue des négociations, entamées depuis la mi-2013.

Pour son recours structurel aux temps partiels (88 % des emplois), il a été enjoint au secteur, comme à trente autres de plus de 5 000 salariés, d’ouvrir des négociations dans les trois mois suivant la promulgation de la loi. Ici, comme dans la moitié de ces branches, les discussions sont menées sous l’égide du ministère du Travail. À deux mois de l’échéance, elles achoppaient toujours. Le patronat restait sur sa huitième proposition : 6 heures hebdomadaires, à atteindre dans les deux ans suivant l’embauche du salarié. Une cote qui correspond à la médiane. « Cela implique une hausse du volume horaire de 75 % des contrats », plaidait Christian Lehr.

Début avril, le ministère du Travail comptabilisait 10 accords de branche déposés pour être étendus. À peine, peut-on dire. Car les négociations ouvertes le sont bien au-delà des secteurs gros consommateurs de temps partiels.

“En fixant une durée minimale, la France adopte une position atypique”

FRANÇOISE MILEWSKI Économiste à l’OFCE, auteure du rapport au Cese le Travail à temps partiel (décembre 2013).

Avec 17,9 % d’actifs à temps partiel, la France est légèrement en deçà de la moyenne européenne. En quoi se distingue-t-elle ?

L’essor de l’emploi à temps partiel y a été plus tardif que chez ses voisins. Il a été initié au début des années 1990 par une politique incitative d’exonérations fiscales et de cotisations. Puis soutenu par la croissance des activités de services qui s’accompagne, ces dernières années, d’une forte hausse des contrats à horaires courts. Dans tous les pays européens, le développement du temps partiel est porté depuis dix ans par des politiques de flexibilité : le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont créé des contrats « zéro heure garantie », l’Allemagne, les minijobs.

La France en est loin…

Son marché du travail est traversé de tendances contradictoires, entre l’hyperflexibilité et les tentatives de certains secteurs d’encadrer les effets néfastes du temps partiel. En fixant une durée minimale légale du temps partiel de 24 heures par semaine, la France adopte une position atypique en Europe. C’est une politique de découragement du temps partiel qui tente de répondre à la précarisation croissante des femmes sur le marché du travail.

Leur situation est plus critique qu’ailleurs ?

En France, 82 % des emplois salariés à temps partiel sont occupés par des femmes, qui assument l’essentiel des tâches domestiques et travaillent majoritairement dans le tertiaire. Il y a une pluralité des « figures » du temps partiel, entre l’étudiante, l’employée du nettoyage, la cadre supérieure qui prend son mercredi. Mais la tendance est au développement des emplois de mauvaise qualité dans les services. Des mères à temps partiel, même par « choix », se retrouvent plongées dans la précarité et la pauvreté quand leur couple éclate.

Cette durée minimale ne risque-t-elle pas d’être théorique, vu les dérogations possibles ?

Elles sont tellement nombreuses qu’elles risquent de vider la loi de son contenu. La plus inquiétante est la dérogation à la demande explicite du salarié. Dans un contexte d’emploi dégradé, c’est l’exposer aux pressions des employeurs. L’importance des résistances à cette loi ne présage rien de bon. On les a vues à l’œuvre pour obtenir le report de la réforme. On les constate dans la difficulté des branches à négocier des accords dérogatoires, sous réserve de contreparties. On les entend dans les débats : pour les libéraux, limiter les temps partiels, c’est se priver d’un moyen de lutte contre le chômage et d’accès à l’emploi à temps plein. Je ne partage pas cet avis. Le travail à temps partiel – hors étudiants – est devenu une forme d’emploi durable. Pas un tremplin vers le temps plein. Trois quarts des salariés à temps partiel sont en CDI.

La loi ne touche pas les particuliers employeurs. La professionnalisation des services à la personne en pâtira-t-elle ?

C’est un risque, alors même que ce secteur comprend de vrais gisements d’emplois pour les non-qualifiés. Certes, pour les entreprises de la branche, le plancher des 24 heures pose un sérieux problème d’organisation, qui risque de déboucher sur le développement du gré à gré. Mais l’amélioration des conditions d’emploi demeure une nécessité.

Quand saura-t-on si la réforme limite bien le développement des temps partiels de très courte durée ?

Il sera très difficile d’isoler les résultats de cette loi des effets de la conjoncture. Dans l’industrie, l’ajustement à la baisse d’activité se fait d’abord par un moindre recours à l’intérim et par le chômage partiel. Dans les services, par des non-remplacements et par la réduction du nombre d’heures de travail. Il y aura donc des effets contraires. Et des incertitudes demeurent sur la mise en œuvre concrète de la loi.

Propos recueillis par Stéphane Béchaux et Anne Fairise

Auteur

  • Anne Fairise