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Décodages

Lanceur d’alerte, vocation à risques

Décodages | Éthique | publié le : 03.04.2014 | Anne Fairise

Menaces, mise au placard, licenciement…, les salariés qui dénoncent une pratique délictueuse dans leur entreprise paient souvent cher cet engagement. Leur protection vient d’être renforcée par la loi. Mais pas à la hauteur des dispositifs anglo-saxons.

Avant de devenir l’icône française du whistleblowing (coup de sifflet) pour avoir dénoncé les pratiques délictueuses du groupe pharmaceutique Servier, la pneumologue Irène Frachon n’en avait jamais entendu parler. Elle a découvert l’expression dans les mails ulcérés que lui ont adressés des experts de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), après la sortie en juin 2010 de son livre Mediator 150 mg : combien de morts ?, démontrant leur coupable inaction. La minute d’après, elle apprenait sur Internet l’existence d’un statut du whistleblower aux États-Unis. Un choc. « Si je l’avais su avant la publication, cela m’aurait confortée. Dénoncer publiquement les actes de collègues est une transgression profonde des normes du milieu médical. Cela m’a mise dans une posture très inconfortable. Je ne suis pas une kamikaze », souffle la quinquagénaire, qui compare la démarche à « un saut à l’élastique, dans le vide ».

Mais comment tolérer que l’ANSM retire fin 2009 le Mediator du marché sans avertir les patients des dégâts cardiaques encourus « Impensable » pour la lanceuse d’alerte, dont l’enquête scientifique, entre 2007 et 2009, a démontré que les risques mortels avaient été établis… dix ans auparavant. Obsédée par l’indemnisation des victimes, elle écrit donc pour briser le silence, « forte des preuves accumulées, du soutien de sa famille et de celui de toute sa hiérarchie, administrative et médicale, au CHU de Brest ». « Comparé à d’autres whistleblowers, j’ai été très privilégiée. Je suis blacklistée dans beaucoup de congrès scientifiques mais j’en sors plutôt grandie qu’écrasée », avoue-t-elle. Son combat aura été plus rapide que celui d’un Henri Pézerat, chercheur en toxicologie du CNRS, qui a bataillé plus de vingt ans, d’abord seul contre les institutions, les ministères, les syndicats, avant que soit interdite, en 1997, la fibre cancérigène d’amiante. Contrairement aux salariés d’entreprises refusant de cautionner certaines pratiques, la vie professionnelle de la pneumologue n’a pas volé en éclats.

Menaces, mise à l’écart, rétrogradation du poste de responsable communication et marketing à chargée des hôtesses d’étage… Chez UBS France, Stéphanie Gibaud n’a connu que harcèlements dès qu’elle a refusé, en juin 2008, de détruire ses fichiers clients, trop compromettants pour le gestionnaire suisse de patrimoine qui sera mis en examen en 2013 pour blanchiment de fraude fiscale ! Le calvaire a duré quatre ans, jusqu’à son licenciement en 2012. Et très vite la double peine : « Les portes du marché du travail me semblent fermées », écrit-elle (La femme qui en savait vraiment trop, Le Cherche midi Éditeur). Le vétérinaire Jacques Poirier, ex-responsable des approvisionnements d’Aventis Pharma (devenu Sanofi) licencié en 2003, ne dit pas autre chose : « Par la suite, je n’ai jamais retrouvé d’emploi stable. » Le 5 mai, devant les prud’hommes, il témoignera des huit ans de harcèlement qu’il a subis avant son licenciement pour avoir contesté le choix de produire de l’héparine (entrant dans la fabrication d’anticoagulants) à partir d’intestins de porcs chinois.

Petite révolution

Mais lesscandales ont fini par faire effet. Longtemps montrée du doigt par les ONG pour l’insuffisance de son dispositif législatif de protection des lanceurs d’alerte, la France – qui fait partie de la soixantaine de pays en bénéficiant – se réveille sous la pression de l’opinion publique. Alors qu’elle avait adopté du bout des lèvres, fin 2007, une loi protégeant des représailles les salariés signalant des faits de corruption dans le domaine comptable et financier, elle a considérablement élargi, en trois ans, le champ des alertes possibles et les protections afférentes. En réponse à l’affaire du Mediator, une loi de décembre 2011 protège de mesure discriminatoire ou de sanction les salariés faisant des révélations en matière de sécurité sanitaire. L’an passé, le scandale Cahuzac, qui a démontré l’importance des signalements dans le secteur public aussi, a été suivi d’un tir groupé de textes. Salarié, vous estimez que des produits ou procédés de fabrication font peser un risque grave sur la santé publique ou l’environnement Pour en avoir témoigné auprès de votre employeur ou d’autorités sanitaires, vous ne pouvez être sanctionné ou discriminé, précise la loi du 16 avril 2013. Pas de sanction tolérable, non plus, pour le salarié qui révèle un conflit d’intérêts (loi du 11 octobre 2013), ni pour toute personne qui dénonce – même à la presse ! – un crime ou un délit constaté dans l’exercice de ses fonctions (loi du 6 décembre 2013).

Rien qui ne ressemble encore au dispositif général de protection du whistleblower à l’anglo-saxonne. « On peut déplorer un mille-feuille législatif tardif, fragmentaire et disparate. Mais nous sommes face à une petite révolution. La nouveauté, qui est un standard international du droit d’alerte, c’est le renversement de la charge de la preuve présent dans toutes ces lois. En cas de représailles, l’employeur doit prouver que sa décision était justifiée par des éléments étrangers au témoignage du lanceur d’alerte », s’enthousiasme Nicole Marie Meyer, experte de l’alerte à l’ONG anticorruption Transparency International.

Omerta

Mieux, voilà le droit d’alerte en passe d’être intégré au statut général des fonctionnaires (voir l’encadré page 36) ! Reste que, sans voie de recours sécurisée, ce renforcement de la protection juridique des lanceurs d’alerte a tout du tigre de papier pour les ONG. « Tant qu’il n’existe pas une autorité indépendante de contrôle, des canaux protégés, externes ou internes aux administrations et aux entreprises, avec des modalités connues, tout est bloqué. Une étude des procédures déjà expérimentées serait précieuse », reprend Nicole Marie Meyer, de TI. Inutile, pour cela, de sonder les 3 145 entreprises ayant mis en place dans l’Hexagone, depuis 2005, des procédures d’alerte via des adresses mails sécurisées ou des numéros verts. Qu’elles chassent les manquements à leur charte éthique ou veuillent se mettre dans les clous de la loi américaine Sarbanes-Oxley, adoptée après le scandale Enron, qui exige des sociétés cotées au New York Stock Exchange (quelle que soit leur nationalité) un dispositif contre les fraudes comptables ou d’audit. Aucun bilan n’a été tiré, et la discrétion des entreprises sur le sujet frise l’omerta. Bien que la pratique soit devenue un standard !

« De plus en plus de firmes mettent en place un processus d’alerte professionnelle sans y être obligées par aucune disposition législative ou réglementaire de droit étranger ou même français. C’est flagrant depuis deux à trois ans », précise Paul Hébert, directeur juridique de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui doit donner son imprimatur au fichage informatique des données personnelles. Pour éviter les dérives, la Commission avait sérieusement encadré le dispositif, interdisant les alertes anonymes et cantonnant leur recueil à cinq domaines (lutte contre la corruption, fraudes comptables, financières et bancaires, droit de la concurrence)… jusqu’à janvier dernier. Depuis, les signalements peuvent aussi concerner la lutte contre les discriminations ou le harcèlement, l’hygiène et la santé au travail, la sécurité ou la protection de l’environnement.

Une décision passée inaperçue

À l’image d’un dispositif qui ne fait plus de vagues. Le contentieux est inexistant ; l’opposition des représentants des salariés ou des syndicats, rarissime. Et pour cause, les salariés recourent peu au whistleblowing. Chez EDF SA (60 000 salariés), 60 signalements sont faits en moyenne chaque année. À La Poste (240 000 salariés), moins de 200 alertes ont été e-mailées, en 2013, aux six déontologues travaillant pour le groupe. « 85 % sont des demandes d’information sur le comportement à adopter : “Peut-on se faire inviter dans un grand restaurant par un fournisseur, développer des relations commerciales avec une entreprise où travaille son mari” » précise Patrick Widloecher, le déontologue du groupe.

La greffe n’a pas pris, car bien d’autres voies existent pour signaler des faits répréhensibles : hiérarchie, délégués du personnel, CE, CHSCT. C’est l’avis de Jean-Michel Guibert, directeur de la déontologie à EDF : « Les dispositifs d’alerte professionnelle ne sont qu’une voie de recours supplémentaire, lorsque toutes les autres ont été épuisées. » Pour d’autres, le whistleblowing heurte les Français qui assimilent signalement et dénonciation, comme dans tous les pays ayant été occupés. Et il y a le risque de représailles. Chez Dassault Systèmes, l’alerte n’a été donnée qu’une fois pour signaler qu’un cadre était administrateur d’une autre société. « Six semaines après, le lanceur d’alerte avait quitté l’entreprise ; il n’y en a plus jamais eu », rappelle un cadre. « Le whistleblowing est une démarche dangereuse, et une voie sans retour », lâche la pneumologue Irène Frachon. Même dans les pays anglo-saxons ! Selon une récente enquête de la fondation britannique Public Concern at Work auprès de 1 000 lanceurs d’alerte, qu’elle a assistés, 15 % ont été licenciés, 19 % sanctionnés ou rétrogradés.

DÉFINITION

Dans la famille des lanceurs d’alerte, le whistleblower est l’accusateur, pour Francis Chateauraynaud, directeur d’études à l’Ehess : « Le lanceur d’alerte veut anticiper un risque qu’il s’agit d’éviter tandis que le whistle blower est un justicier qui révèle des abus de pouvoir ou le fonctionnement déviant d’un système. »

Du devoir au droit

Tout agent public devra dénoncer, à sa hiérarchie ou à la justice, les situations de conflit d’intérêts qu’il aura constatées, et cela ne pourra entraîner de mesure discriminatoire sur le déroulement de sa carrière, explique le projet de loi sur les droits et les obligations des fonctionnaires, dont l’adoption est attendue en 2014. Une autre révolution:

« Jusqu’à présent, l’agent public a le devoir de signaler les crimes et délits, comme le prévoit l’article 40 du Code de procédure pénale. Mais il ne dispose d’aucune protection en contrepartie. Tout dépend de son courage et de celui de sa hiérarchie », soupire une ex-agente contractuelle du Quai d’Orsay qui n’en a pas vu la couleur. Pour avoir dénoncé des dysfonctionnements financiers lors d’une mission en Afrique, elle a été placardisée. Lorsqu’elle a révélé, après avoir retrouvé un poste européen, des abus de biens sociaux dans un rapport à sa hiérarchie, un terme a été mis à ses quinze ans de carrière.

De fait, peu d’affaires « sortent » de la fonction publique. « Dans bien des cas, malgré la caractérisation évidente du délit, les directions centrales des administrations privilégient le règlement du conflit par la voie disciplinaire plutôt que la voie pénale », constate le Service central de prévention de la corruption (SCPC) dans son rapport d’activité 2011. Il y recense les freins à l’exercice du devoir d’alerte: de la « large » méconnaissance (sic) chez les agents publics de l’obligation de dénonciation que leur donne l’article 40 du Code de procédure pénale jusqu’au risque, « loin d’être théorique », de représailles. Il y a aussi des explications psychologiques. « Le signalement, qui suppose une part de liberté d’expression, n’est pas un réflexe naturel chez les agents publics », note le SCPC. Pourtant, les syndicats accueillent avec prudence la nouvelle disposition. « Avant de lancer les fonctionnaires dans une démarche de Don Quichotte, faisons mieux fonctionner les mécanismes de contrôle internes, en arrêtant de supprimer des postes dans ces services », pointe Philippe Soubirous, de la FGF FO. Pour la CFDT, la réforme répond plus au souci de transparence dans l’opinion publique qu’à des besoins…

Auteur

  • Anne Fairise