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Vie des entreprises

John Chambers, le P-DG gourou du champion Cisco

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.10.2000 | Sabine Syfuss-Arnaud

Chasse au gaspi, valeur de l'exemple, dévouement total au client, c'est à partir de quelques idées simples que John Chambers a construit les valeurs du numéro un des transmissions sur le Web. Et ça marche. Depuis que cet ancien d'IBM en a pris les commandes, Cisco grossit à un rythme effréné, sans perdre son âme.

Par une froide soirée de novembre 1999, John Chambers, le président de Cisco, inaugure les nouveaux locaux de sa filiale française. Sitôt les derniers petits fours avalés, le grand patron américain du leader mondial des réseaux pour Internet quitte en trombe Issy-les-Moulineaux. Direction l'aéroport : un dîner d'affaires l'attend à Londres. Il pleut. Le périphérique parisien est saturé. Le décalage horaire avec le siège californien de San Jose, rude à encaisser. Puisque l'héliport est tout près, on propose au boss de prendre un hélicoptère pour rejoindre Roissy. « Combien ça coûte ? demande Chambers. – 5 000 francs. – Trop cher », répond l'Américain, qui part finalement en voiture rejoindre son avion, où une place en classe économique, comme d'habitude, lui a été réservée.

John Chambers est comme ça. Il a une sainte horreur de l'ostentatoire et de la dépense inutile. À San Jose, son bureau ne fait pas plus de 12 mètres carrés et il n'a même pas de place de parking à son nom. Le président de Cisco cherche par-dessus tout à donner à ses troupes et à ses actionnaires une image de discrétion et de bonne éducation. Son obsession : trouver le meilleur rapport coût-efficacité-rapidité. Pratiquement inconnu en France, John Chambers dirige pourtant l'un des fleurons de la nouvelle économie : juste avant le krach des valeurs technologiques au Nasdaq, Cisco représentait la plus grosse capitalisation boursière au monde, devant Microsoft et General Electric.

Devenue leader incontesté des transmissions sur le Web – 8 courriers électroniques sur 10 transitent par du matériel Cisco –, l'entreprise emploie actuellement plus de 37 000 salariés dans le monde, dont moins de la moitié en Californie. La petite start-up créée en 1984 par deux profs de Stanford est devenue l'un des recruteurs les plus actifs dans l'univers des nouvelles technologies : en 1990, lors de sa première cotation en Bourse, elle comptait moins de 300 salariés. Une croissance folle qui suscite beaucoup d'admiration. Au hit-parade du magazine Fortune, Cisco se situe au troisième rang des entreprises où les salariés ont envie de travailler.

1 GRANDIR SANS PERDRE SON IDENTITE

Grossir, grossir encore et toujours pour rester le meilleur. C'est la ligne de conduite que s'est fixée John Chambers depuis qu'il est entré chez Cisco en 1991, et surtout depuis qu'il en a pris la tête en 1995. Ce natif de Virginie occidentale – ce qui lui donne un léger accent plutôt sympathique – joue à fond la carte de la croissance externe. Lorsque son entreprise ne possède pas une technologie pointue ou lorsqu'il découvre une niche prometteuse, il rachète brevets et cerveaux. Un calcul malin qui permet de trouver du sang neuf, tout en limitant les dépenses de recherche et développement. Ces acquisitions se font à un rythme effréné. « Sept tous les 90 jours, dont un tiers réalisées hors des États-Unis ces derniers mois », précise Marianne Jackson, un des nombreux vice-présidents de Cisco, responsable des acquisitions au sein de la DRH, dirigée par Barbara Beck, une ex-Miss Californie au charme très américain…

Mais John Chambers ne reprend pas n'importe quelle start-up à potentiel. « Il faut que ses pratiques et ses habitudes soient compatibles avec les nôtres », explique Robyn Jenkins, l'un des porte-parole de l'entreprise. « Si le patron de la start-up roule en Rolls, possède un bureau de 200 mètres carrés et n'a pas distribué une seule stock-option, on ne rachète pas », résume Thierry Labbé, ex-directeur de Cisco France. « En général nous acquérons des sociétés de moins d'une centaine de personnes qui ont davantage développé leurs idées que leur infrastructure, précise Marianne Jackson. Leur insertion se fait assez facilement. À chaque achat c'est le même processus : une première équipe intervient en amont, chargée plus spécialement du juridique et du financier, puis mon équipe – qui compte 150 personnes – entre en lice sur la partie ressources humaines. » Objectif : ne pas gommer le passé de la start-up tout en conservant la philosophie de Cisco. Pour faire prendre la mayonnaise, John Chambers nomme en général vice- président l'ex-dirigeant de l'entreprise qui entre dans le giron de Cisco.

Le même souci accompagne la croissance interne. Pour entrer chez le numéro un des routeurs du Web, il faut avoir passé avec succès cinq entretiens d'embauche et faire l'unanimité. C'est à ces conditions que, chaque mois, quelque 1 000 nouvelles recrues rejoignent Cisco. Au siège de San Jose, le Tasman Drive (la « Cisco Avenue ») longe une quarantaine de bâtiments aux couleurs de Cisco, ocre avec des fenêtres bleu-vert, dont certains sont à peine inaugurés. Grues et camions ne cessent de faire sortir de terre des cubes de trois à sept étages à la façade néoclassique, avec colonnes et frontons. Durant le seul mois de juin, 3 000 personnes sont venues grossir les troupes. « Et ce sont des créations nettes d'emplois », précise Thierry Labbé, qui a dirigé Cisco France pendant trois ans, jusqu'à ce qu'il soit mis hors jeu cet été à l'occasion d'une brutale réorganisation européenne. Chaque nouvel arrivant est accueilli, entouré et même « couvé », surtout lorsqu'il vient d'une entreprise rachetée.

2 PERPÉTUER UNE FORTE CULTURE MAISON

La culture Cisco, difficile d'en faire abstraction. « On la rend évidente, la personne doit la connaître et y adhérer », explique Marianne Jack son. Dès son arrivée, chaque nouvelle recrue se voit remettre un badge d'accès à l'entreprise sur lequel figurent les cinq commandements : dedication to customer success (« dévoué au succès du client »), innovation and learning (« innover et apprendre »), partnerships (« partenariats avec les clients »), teamwork (« travail en équipe »), doing more with less (« faire plus avec moins »).Toute la philosophie maison tient sur ce petit morceau de plastique.

Pour être admis dans la communauté Cisco, il faut montrer énormément de qualités : être rapide, « très rapide », insiste Marianne Jackson, inventif, disponible, flexible, à l'écoute de ce que fait la concurrence, il faut savoir s'adapter, se fixer des objectifs ambitieux, prendre des initiatives, des risques, être autonome, travailler en équipe… Paré de ces vertus et à condition de travailler beaucoup – au moins cinquante heures par semaine –, chaque collaborateur fera gagner beaucoup d'argent à l'entreprise. Les salariés – jeunes, puisque la moyenne d'âge est de 36 ans – s'accommodent apparemment bien de ce marché. C'est du moins ce qu'en conclut la direction de Cisco, en rappelant que le turnover n'est que de 7 %. Un exploit dans le secteur high-tech californien. John Chambers le sait et croit à la force de l'exemple. Il ne manque jamais l'occasion de mettre en valeur un employé méritant. « John passe beaucoup de temps à expliquer la culture de notre entreprise et à donner des exemples. Il cite souvent cinq ou six cas concrets de salariés qui ont pris la bonne décision au bon moment. »

Parfois, on en oublierait presque que ce n'est pas John Chambers, ancien commercial d'IBM, qui a fondé Cisco, mais deux profs amoureux qui enseignaient à Stanford, la célèbre université de la Silicon Valley. Installés dans deux bâtiments différents, ils ont trouvé le moyen de communiquer grâce à ce que l'on a appelé plus tard des routeurs. Conscients du caractère génial de leur idée, ils se sont lancés dans la création d'entreprise.

La suite de l'histoire est classique : un capital-risqueur avisé, Sequoia Capital, qui a également investi dans Apple et Yahoo !, confie l'entreprise à un manager de choc, John Morgridge. Lequel se sépare rapidement des fondateurs et débauche l'un de ses anciens collaborateurs : John Chambers. Même si John Morgridge a pris du champ en 1995, installant Chambers aux commandes et se réservant la présidence du conseil d'administration, la culture Cisco (dont le nom est le raccourci de San Francisco, ville toute proche, et dont le logo représente le célèbre Golden Gate) est partagée par les deux hommes, qui croient aux mêmes valeurs.

D'abord la « frugalité ». Elle fait couler beaucoup d'encre dans la presse américaine, qui se gausse de cette forme de radinerie érigée en système. De grands posters affichés sur les murs de Cisco incitent les salariés à l'économie. Pas de voyages en première classe, même pour les patrons. Pas de frais de blanchisserie, sauf si la mission dure plus d'une semaine. Pas de signes extérieurs de richesse non plus dans cette entreprise où les bureaux sont des box ouverts (les cubicles). Rare luxe, celui de John Chambers possède une salle de réunion contiguë tout aussi petite que son bureau.

Autre valeur prégnante, apportée celle-là par John Chambers : le culte du consommateur. Être customer oriented est la clé du succès. Le patron de Cisco en est convaincu depuis son passage chez IBM, où pendant quelques années il a peaufiné son sourire de vendeur aux dents blanches… et sa paranoïa à l'égard des concurrents. La petite histoire veut qu'il soit arrivé vingt minutes en retard à son premier conseil d'administration parce qu'il répondait au téléphone à un consommateur. En tout cas, il est parfaitement vrai qu'un institut indépendant est chargé de mesurer une fois par an la satisfaction des clients de Cisco dans le monde entier.

3 DIRIGER EN CHOUCHOUTANT SES COLLABORATEURS

Fort logiquement, tous les salariés, du haut en bas de l'échelle, ont une part de leur salaire liée aux résultats de cette enquête de satisfaction. DRH pour l'Europe du Sud, Françoise Sagorin explique que cette part variable peut s'élever jusqu'à 100 % du salaire et que l'indice de satisfaction du client peut influer sur 20 % du variable. « Nous avons des rémunérations sur mesure et des variables assez agressives. Il y a des années où certains ingénieurs commerciaux gagnent plus que John Chambers lui-même », assure la directrice.

Au-delà d'une rémunération très compétitive par rapport au marché (à San Jose, on revoit les salaires de base deux fois par an), ce qui motive aussi le personnel, c'est l'attribution de stock-options, à tous les niveaux de l'entre prise et partout dans le monde. Avec une action qui pendant longtemps a connu une croissance annuelle à deux chiffres, on comprend l'attachement des salariés ! Autre facteur qui ne laisse pas indifférents les collaborateurs de Cisco aux États-Unis : une excellente couverture sociale, bien supérieure à la moyenne, agrémentée de conditions de travail plutôt agréables. Sur le Web de Cisco, l'une des pages, intitulée « Oubliez le job, épousez le style de vie », vante les sodas gratuits, la cafétéria où l'on sert des sushis et des burritos, la salle de gymnastique, le terrain de volley et les billets d'avion ou de théâtre à prix discount.

« John Chambers attache beaucoup d'importance aux hommes », indique Marianne Jackson, rappelant qu'il conserve un souvenir très éprouvant de son passage chez Wang, où il a été obligé, à la fin des années 80, de licencier plusieurs milliers de personnes. « Il impulse un management très ouvert, où la hiérarchie est peu marquée, où l'on délègue beaucoup, où l'on fait a priori confiance aux gens », renchérit Françoise Sagorin, qui y voit les caractéristiques de l'« esprit start-up ».Chez Cisco, John Chambers prend soin de rester proche de sa base. À San Jose, il organise une fois par mois une birthday party. Tous ceux qui ont fêté leur anniversaire dans le mois sont invités autour d'un café-croissant pour un échange d'idées. Les salariés peuvent aussi envoyer directement à leur boss des messages par l'intranet. Le service de presse de Cisco assure qu'il répond à chaque courrier et que la porte de son bureau est toujours ouverte.

Bref, l'homme est attentif, ouvert au dialogue et pratique le leading by example. « Il impose rarement aux autres ce qu'il ne ferait pas lui-même », confirme Thierry Labbé. Reste que Chambers ne partage pas le pouvoir. « Il écoute beaucoup, mais quand il a pris sa décision, c'est sans appel », expliquait l'un de ses proches au magazine Fortune. « C'est un décideur », confirme Françoise Sagorin. Fin 1997, il a remis à plat l'organisation de l'entreprise. La plupart des vice-présidents de l'époque ont donné leur démission.

4 METTRE EN PRATIQUE LE TRAVAIL DE DEMAIN

Indéniablement, le système Chambers fonctionne. La presse américaine ne tarit pas d'éloges sur celui qu'elle surnomme « le Bill Gates du Web », « l'apôtre d'Internet », ou encore « le visionnaire ». Avec son air un peu guindé, le président de Cisco cultive une vocation de missionnaire. Il harangue les foules et prêche auprès des entrepreneurs comme des chefs d'État – Tony Blair ou Bill Clinton – la promotion d'une nouvelle organisation du travail, grâce à la circulation des données. Son entreprise est un laboratoire grandeur nature où Internet et intranet sont devenus l'alpha et l'oméga du fonctionnement quotidien pour les employés, les clients et les fournisseurs.

We eat our own dog food (« nous mangeons notre propre pâtée pour chien »). Ce leitmotiv circule sur toutes les lèvres chez Cisco, où l'intranet, riche de millions de pages, permet de donner une réalité au mythe du bureau sans papier. Les outils informatiques et autres programmes nécessaires sont en place. « Nous devons tout à Barbara Beck, arrivée parmi les premières chez Cisco », estime Françoise Sagorin. C'est l'ex-Miss Californie, devenue DRH monde de Cisco, après être passée par plusieurs firmes du high-tech, qui a mis en place des « relations humaines d'avant-garde », précise-t-elle. « Cela nous permet de nous concentrer sur le travail à valeur ajoutée. Les RH sont là comme conseils en management. Par exemple, nous recrutons depuis cinq à six ans sur le Web, ce qui évite les intermédiaires et fait gagner du temps. » De même, chaque manager dispose d'une base de données où il suit tout ce qui concerne ses collaborateurs, en matière de rémunération, de formation, de carrière. Avec ce système, les augmentations des 37 000 salariés sont bouclées en quinze jours. À partir de la note de satisfaction de la clientèle, l'ordinateur calcule une fourchette d'augmentations possibles. Résultat : « En deux semaines, tout remonte jusqu'à John. »

De son ordinateur, chaque salarié peut également savoir où il en est en matière de congés, d'épargne salariale… Il peut commander des cartes de visite, suivre des formations ou entrer directement ses notes de frais en ligne. Il sera remboursé en deux jours. Ce système fondé sur la confiance et sur des vérifications aléatoires fait qu'à San Jose seules deux personnes s'occupent des notes de frais de 13 000 personnes. Ce que les nouvelles technologies permettent aussi, c'est de travailler où l'on veut. « Mon kit de survie, c'est ma brosse à dents, mon organizer, mon PC et mon téléphone », observe Henry, qui s'est fait installer chez lui des lignes à haut débit et qui ne dédaigne pas travailler dans sa chambre…

Internet a également permis de resserrer les liens avec les clients. Cisco a créé d'énormes plates-formes téléphoniques qui offrent un service après-vente disponible 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. L'astuce a consisté à mettre à la disposition du client une immense base de données contenant les questions les plus souvent posées. Ainsi, 82 % des demandes sont satisfaites. Grâce au Net, Cisco mène aussi une politique d'externalisation à outrance. Une commande passée par un client sur le Web est rebasculée directement sur le Web du fournisseur. De telle sorte qu'un produit sur deux part chez le client sans transiter par Cisco !

Cette organisation s'avère sans doute efficace et rapide, mais elle ne fait pas que des heureux. Notamment chez les sous-traitants. À la CWA (Communications Workers of America), syndicat très implanté chez Lucent, l'un des concurrents de Cisco dans la Silicon Valley, une des chercheuses, Debbie Goldman, s'inquiète de ce qu'elle appelle « le modèle Cisco ». « Les salariés y sont chouchoutés, c'est vrai. Mais, à l'extérieur, combien travaillent pour des petits sous-traitants qui n'offrent qu'une couverture sociale minimale ? » À l'AFL-CIO, Warren Blackwell, responsable du département entreprises, enfonce le clou : « Cisco a peut-être une des plus grosses capitalisations boursières mais emploie seulement 31 000 salariés. Rien à voir avec les poids lourds de l'industrie, tel General Electric et ses 340 000 hommes. » D'où l'interrogation du CWA : un modèle qui s'appuie autant sur l'externalisation que celui de Cisco est-il viable à long terme ? En l'absence de syndicat et tant que le cours de Bourse sera attractif, ce n'est pas de l'intérieur que viendra la réponse.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud